Yom Kippour… et le sermon que je ne voulais pas écrire
« Famélie » de Delphine Horvilleur, le 24 septembre 2023 (0)
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NB : Je ne suis pas « juif ». Je suis juste un humain embarqué dans l’aventure de « L’un et l’autre Testament »¹ (par hasard de naissance et très réticent au début & beaucoup plus consentant et concerné aujourd’hui) et qui s’efforce de ne pas rester trop étranger à tout ce qui est humain et, malheureusement, parfois beaucoup trop humain : l’immémorial antisémitisme, le sionisme, la Shoah, la Nakba, la désinvolture (indifférence, lâcheté, impuissance, …) internationale envers la question israélo-palestinienne …
Mais qui donc aujourd’hui – à peu près normalement éduqué & informé & conscient – peut se considérer comme « non-juif », lorsque l’on considère l’apport exceptionnel de ce groupe humain particulier à l’ensemble de l’humanité ?² Ainsi quelqu’un qui aime autant écouter les chansons de Leonard Cohen que moi ne serait-il pas de fait un peu « juif » ?
« Quiconque dit que je ne suis pas un juif n’est pas un juif, je suis vraiment désolé mais cette décision est irrévocable. »
« Book of longing »
Alors que se poursuit à Gaza une « opération spéciale » de vengeance – une loi du talion au cube – qui me semble contrevenir aussi bien au judaïsme qu’au sionisme originel, je suis heureux de reprendre ici ce sermon de Delphine Horvilleur, dont j’apprécie la parole et les livres et à qui j’assure mon total respect (comme disent les jeunes !) devant le courage dont elle fait preuve et mon amical soutien.
Comme d’habitude, je suis seul responsable des liens hypertextes insérés, des sur- et soulignages, des illustrations et commentaires.
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« Peut-être que je dois commencer ce sermon de Kippour en vous demandant « pardon ». Pas simplement parce que c’est le jour du grand pardon, mais pour une raison plus simple, que je pourrais énoncer en une seule phrase :
“J’ai essayé, vraiment essayé de ne pas écrire le sermon que vous vous apprêtez à entendre. Mais je n’y suis pas arrivée.”
Je me suis dit, encore et encore, que ce n’était pas une bonne idée, que je ferais mieux de parler d’autre chose, qu’on risquait de se fâcher …
Et puis, en l’écrivant, j’ai beaucoup pensé à ce dessin de presse si célèbre, publié au moment de l’affaire Dreyfus. Vous connaissez forcément cette image : on y voit une table bien dressée et un dîner serein, mondain et civilisé. Sous le dessin, il est écrit : “Surtout ! ne parlons pas de l’affaire Dreyfus!” Et sur l’image suivante, la table est renversée, la vaisselle est cassée et les convives sont en train de s’étrangler. La légende précise simplement quatre mots, au cas où vous ne l’auriez pas compris : “… Ils en ont parlé…”.
Et moi ce soir, j’entends une voix en moi qui me dit : n’en parlons pas … Et une autre qui lui répond : si, tu n’as pas le choix. Et qui dit : pense à la date à laquelle nous sommes, et souviens-toi !
Chers amis, ce soir, jour solennel de Yom Kippour dans lequel nous entrons, nous sommes précisément à une date anniversaire, connue de tous. Il y a 50 ans, jour pour jour, à l’office de Kol Nidré 1973, allait débuter dans quelques heures la terrible guerre qui porterait pour toujours le nom de cette journée solennelle : la guerre de Kippour.³
Et je le sais, certains dans cette salle savent exactement où ils étaient ce jour-là, qui leur a annoncé la nouvelle, de quelle manière, au cœur même des offices, on a allumé des transistors, cherché à comprendre d’où venait l’attaque, prié avec inquiétude et pleuré aussi. En se demandant pourquoi Israël s’était fait surprendre ou ne s’était peut-être pas préparé. Des milliers de soldats allaient mourir. De nombreux Israéliens furent bombardés par l’armée égyptienne dans le désert du Sinaï. Cinquante ans plus tard, la douleur est encore vive pour bien des familles qui ont perdu leurs enfants.
Vous me voyez venir, avec mes gros sabots (ou, devrais-je dire, ma grosse artillerie) : ces derniers jours, en réfléchissant à l’écriture de ce sermon, il m’a semblé que je n’avais pas le choix et que ce soir, je devais vous parler d’Israël … vous parler de cette douleur que beaucoup d’entre nous ressentent aujourd’hui face à la crise terrible que ce pays traverse, la polarisation extrême qui a porté au pouvoir un gouvernement et des ministres d’extrême-droite, un messianisme ultra-nationaliste et, face à cela, pour la 38e semaines d’affilée, des centaines de milliers de personne dans la rue pour dire leur inquiétude (et c’est un euphémisme) pour la démocratie, leur inquiétude face à la montée du fanatisme religieux, de la violence politique, la menace pour le droit des femmes, la montée du fondamentalisme qui fait soudain exiger qu’elles se couvrent dans la rue ou s’assoient au fond du bus, qui pousse d’autres à tolérer ou à couvrir la violence de jeunes Juifs contre des villages arabes, des attaques contre des minorités. Et la montée de discours de suprématie ou de violences contre la diversité religieuse, contre des sensibilités juives non-orthodoxes. Et la remise en question des institutions judiciaires dans leur rôle de contre-pouvoir, la multiplication d’arguments populistes ou de revendications ultra-orthodoxes. (4)
Bien sûr, nous sommes nombreux à regarder cela avec angoisse, mais aussi avec la force de tout notre attachement et de notre amour pour ce pays et, pour beaucoup d’entre nous, avec la conviction de notre sionisme qui, soudain, peine à se retrouver dans le discours de ceux qui revendiquent ce même amour d’Israël ou du sionisme pour un projet aux antipodes de nos aspirations. (5)
Je sais par cœur et je connais toutes les résistances et les mises en garde, exprimées par les uns et les autres contre ceux qui expriment depuis la diaspora leur critique du gouvernement israélien. Il y a ceux qui disent : “Ce n’est pas notre rôle. Nous qui ne vivons pas là-bas, ne votons pas ni ne servons dans l’armée”. Ceux qui disent : “Lavons notre linge sale en famille. N’exposons pas au monde des failles qui vulnérabiliseraient Israël face à des ennemis ou des gens mal intentionnés qui cherchent en toute circonstance à le détruire”.
Il y a ceux qui disent : “Ne soyons pas naïfs. N’oublions pas quel discours antisionistes et antisémites peuvent tenir tant de leaders qui n’en ‘louperont’ pas une pour multiplier les ignominies”. Cette semaine, le dirigeant palestinien Mahmoud Abbas tenait des propos clairement antisémites, (je salue d’ailleurs la Maire de Paris qui lui a immédiatement signifié son retrait de la médaille de la ville). Et puis, pas plus tard qu’il y a trois jours, le président tunisien déclarait – accrochez-vous bien – que les catastrophes climatiques qui frappent l’Afrique du Nord sont sûrement une attaque sioniste. La preuve irréfutable étant que l’ouragan Daniel porte un nom … juif. Je sais, c’est tellement grotesque qu’on aurait presque envie de rire.
Et puis il y a ceux, enfin, qui disent : “Yom Kippour n’est pas le jour pour faire un discours politique. C’est un jour d’unité, de consensus. À quoi bon marquer les tensions entre nous ou les rappeler à notre conscience ?”. (6)
Pourtant, chers amis, et bien que connaissant tous ces arguments, je me tiens devant vous en cet instant solennel, convaincue que, plus que jamais et peut-être particulièrement ce soir, il nous faut en parler.
Plus que jamais et particulièrement ce soir, Israël a besoin des voix de la diaspora, de toutes ses voix, y compris les plus critiques. Celles qui parlent avec la force de leur amour et la conviction solide de leur attachement à ce pays. Celles qui disent le malaise et la douleur qui se sont emparés de beaucoup d’entre nous. (7)
Il y a cinquante ans tout juste, Israël encore grisé par les succès miraculeux de la guerre des Six jours, les territoires conquis et la force de son armée, ne s’attendait pas à se percevoir vulnérable, à se trouver désemparé.
À la frontière égyptienne, les combats faisaient rage et, soudain, un homme inattendu a surgi. Il était venu rendre visite aux troupes. Je ne sais pas si vous connaissez l’histoire de cette visite, mais vous connaissez forcément cet individu. Il s’appelait Leonard Cohen. Le célèbre chanteur Leonard Cohen a accompagné sur le terrain les troupes israéliennes. Et c’est là que l’homme qui écrira près de 10 ans plus tard son célébrissime Hallelujah, a composé un autre air que vous connaissez sans doute. Cette chanson qu’il a écrite pendant la guerre de Kippour, s’appelle Who By Fire ?
Elle dit en substance : Who by fire ? qui périra par le feu, et qui périra par l’eau, qui mourra en plein jour et qui une fois la nuit tombée, qui mourra de faim et qui de soif, et la chanson lancinante dit encore et encore. Who shall I say is calling ? ce qui signifie en anglais (canadien) “qui dois-je annoncer?”
Mais ces paroles, beaucoup d’entre vous les connaissent même s’ils n’ont jamais entendu cette chanson de Leonard Cohen. Ils les connaissent s’ils sont déjà venus ici, à Kippour, dans cette synagogue ou dans une autre.
Car ces mots, à peine retouchés, sont tirés du livre que vous tenez entre les mains. Nous les chanterons demain matin, au cœur de l’office de Moussaf. Je vous invite à ouvrir vos livres un instant page 410 pour les apercevoir.
Dans la prière solennelle du Ounetane Tokef, il est écrit :
“À Rosh haShana, l’arrêt est prononcé et à Yom Kippour, il est scellé”. Et la liturgie hébraïque poursuit ainsi : Mi yihie ou miyamout, comme dans la chanson de Cohen, “qui va vivre et qui va mourir?”; Mi bamayim ou mibaesh etc. etc. “qui par le feu ? et qui par l’eau ? qui en son temps et qui bien avant l’heure prévue ? etc.”
Vous le comprenez maintenant : pendant la guerre de Kippour, Leonard Cohen assiste aux combats terribles sur les champs de bataille. Il va alors aller puiser dans la liturgie de Kippour pour écrire l’une des plus belles chansons de son répertoire, une réflexion sur la vulnérabilité, sur la mortalité et la finitude de notre condition humaine.
Et aucune fête du calendrier juif ne raconte mieux que celle dans laquelle nous entrons ce soir, cette conscience. Nous allons le dire encore et encore dans les prières : nos nous tenons face à Dieu ani mimaass, “sans réelle bonnes actions, et sans pouvoir”. Afar veefer, “poussière et cendre” et conscients de notre impuissance.
Quel rapport tout cela a-t-il avec la question d’Israël, la crise qu’il traverse et le mal-être que beaucoup d’entre nous perçoivent aujourd’hui ? Laissez-moi lentement y venir.
Et, pour cela, faire un petit détour par le calendrier juif. Yom Kippour tombe toujours au mois de Tishri, à la même saison de l’année, évidemment et systématiquement au moment où, dans le rouleau de la Torah, nous lisons les mêmes extraits. Pour le dire autrement, tout au long de l’année, nous lisons la parasha de la semaine, dans la Torah, épisode après épisode, livre après livre du Pentateuque. Mais, quand surgit Kippour, le temps du jugement et de l’introspection, nous sommes toujours, année après année, en train de lire le même passage dans la Torah.
Nous entrons dans les “jours redoutables” pendant la lecture à la synagogue du livre du Deutéronome, dernier livre du pentateuque, qu’on appelle parfois le “testament de Moïse”.
Bref, si vous êtes venus à la synagogue ces dernières semaines (peu importe quel shabbat), vous avez entendu la lecture du livre du Deutéronome. Et nos sages nous disent : assure-toi de faire dialoguer le message du Deutéronome avec les jours redoutables.
Que dit donc ce livre ? C’est un message que Moïse adresse aux Hébreux, au peuple réuni au seuil de la terre promise ou ils s’apprêtent à entrer. Moïse sait, à cet instant du récit, que lui n’entrera pas en Israël : il est un homme de la Diaspora, il est né en Égypte et il mourra dans le désert. Il ne posera jamais le pied en terre promise. Mais il adresse dans ce livre des recommandations, des mises en garde, depuis la Diaspora aux hommes et aux femmes qui s’apprêtent à s’y installer.
Bien sûr ces hommes et ces femmes devront être forts et combattre, et lutter et mener des guerres pour s’installer, mais ce n’est pas le message que Moïse leur délivre. À la place, il va, encore et encore, insister sur trois idées, ce qu’on pourrait appeler “la leçon du Deutéronome“. (8)
Moïse dit aux Hébreux : Viendra un jour où vous serez tranquillement installés sur cette terre. Viendra un jour où vous aurez une souveraineté sur ce territoire et, à ce moment-là, plusieurs choses vont vous arriver.
D’abord, dit Moïse, quand vous serez propriétaires terriens, vous devrez absolument récolter les premiers fruits de vos champs et, immédiatement, les apporter au Grand prêtre, les lui donner et vous en déposséder. Et vous devrez alors dire : mon ancêtre était un migrant, arami oved avi. Étrange phrase de sédentaire, n’est-ce pas ? étrange façon de célébrer sa récolte que de s’en débarrasser.
Mais ce n’est pas tout. Deuxième message du livre du Deutéronome : Moïse dit aux Hébreux Viendra un jour où vous serez installés sur cette terre. Et vous aurez soudain envie de placer à votre tête un roi, un chef, un leader, exactement comme le font les autres nations. Assurez-vous alors, poursuit Moïse, que ce roi ne soit pas trop arrogant. Assurez-vous qu’il n’ait en sa possession ni trop d’argent ni trop de femmes ni trop de chevaux. Traduction de cette allégorie : assurez-vous, dit Moïse, que votre chef ne soit pas trop obsédé par son pouvoir, financier ou militaire (représenté ici par les chevaux) ou par le pouvoir politique (symbolisé par les femmes, c’est-à-dire les alliances contractées avec d’autres territoires). (9)
Et puis, troisième mise en garde du livre du Deutéronome, et celle-là ne cesse d’être répétée : Moïse dit aux Hébreux, il arrivera qu’installés sur votre terre, vous deveniez idolâtres, et que vous rendiez un culte à d’autres divinités locales. Ces divinités cananéennes, dans le livre du Deutéronome, portent un nom particulier. On les appelle les Bealim. Le culte de Baal est le service d’un dieu cananéen. Oui mais voilà, ce mot, en hébreu, signifie autre chose : Baal signifie “propriétaire”. Le culte de baal, en hébreu, est donc littéralement le culte de la possession, de la propriété.
Je m’arrête là un instant pour m’assurer que vous entendiez résonner les mots, qui ne sont pas les miens, mais ceux du livre que nous lisons actuellement dans toutes les synagogues, ces mots qui doivent être lus chaque année, avant d’entrer dans Kippour. Le peuple aux portes de la terre promise et nous, aux portes des jours redoutables, nous devons entendre les mêmes choses :
-
- Toute souveraineté s’accompagne de menaces, tout simplement parce que toute force et toute installation s’accompagne de menaces : la menace de se croire propriétaire, la menace d’idolâtrer la possession, ou la force militaire, ou la puissance financière, ou le culte du chef …
- Et puis, Moïse enseigne, de façon paradoxale et puissante, que la première chose que peut faire un propriétaire sur la terre, est d’être prêt à renoncer à une partie à sa propriété, de donner un peu des fruits de son champ, et de se souvenir de sa migration, c’est-à-dire de sa fragilité et de tout ce que ses ancêtres n’ont pas possédé. (10)
Et tandis que je lis ces textes, semaine après semaine à la synagogue, je ne cesse de penser à ce qui déchire aujourd’hui le peuple d’Israël et ce pays qui nous est si cher. La façon dont, pour certains, il faut le reconnaître, le sionisme est devenu synonyme de pouvoir, de puissance, de propriété, et la façon dont un parti d’extrême droite, aujourd’hui aux commandes de postes-clé, s’est donné un nom étrange : le parti d’Itamar Ben Gvir s’appelle Otzma Yehudit, “la puissance juive”. Mais de quelle puissance est-il question ? Où nous mènera-t-elle exactement dans l’Histoire ?
Et voilà comment des leaders politiques affirment aujourd’hui représenter les valeurs juives, défendre un État juif, quitte à ce qu’il ne soit pas démocratique, en habillant leur judaïsme de noms ou de discours qu’on pourrait aisément qualifier de problématiques pour une certaine sagesse juive biblique ou rabbinique. Une sagesse de la vulnérabilité et une conscience d’un dialogue nécessaire, en nous, entre puissance et impuissance. (11)
Et je sais ce que certains pensent ici, ou diront sans doute : Israël est menacé, et n’a peut-être pas le luxe d’être impuissant, faillible et vulnérable. Il se doit d’être fort et engagé dans une combat de survie depuis des décennies … Certes et pourtant, par-delà cette menace extérieure, il en est une plus terrifiante encore, celle que nous a déjà enseignée l’Histoire. (12)
Car cette situation n’est pas sans précèdent historique. À deux reprises déjà, les Juifs ont connu une souveraineté sur la terre d’Israël et ont dirigé une forme étatique, à savoir un pouvoir politique, une continuité territoriale, une armée, et tout ce qui construit une souveraineté pleine et entière.
Petite leçon d’Histoire.
Il y a près de 3000 ans, fut établie la toute première souveraineté juive en Israël : une continuité territoriale, une armée, un chef on ne peut plus connu. Ce roi s’appelle David et, après avoir vaincu Goliath, il instaure un royaume qui unit les territoires de Judée et d’Israël, et il fait de Jérusalem sa capitale. David règne 33 ans sur Jérusalem, son fils Salomon prend sa suite et assoit son pouvoir pendant 40 ans. Le royaume est puissant. Le fils de Salomon, un certain Rehovoam prendra la suite du leadership – c’est la troisième génération à connaître le pouvoir et l’installation. Sous son règne, les tribus d’Israël se déchirent, le peuple s’affronte … Et voilà qu’en l’espace de deux ans, deux ans seulement les royaumes de Juda et d’Israël deviennent ennemis et se séparent l’un de l’autre. Fin de la première souveraineté juive sur le territoire complet. Se sont écoulés seulement 75 ans.
Mille ans plus tard environ, s’érige une deuxième souveraineté juive : les rois Hasmonéens règnent sur le pays, les héritiers des Maccabim et de l’histoire de Hanouka. Cette monarchie fondée en -140 de notre ère installa une pleine souveraineté, riche et puissante. Elle durera jusqu’en – 63 lorsque, après des combats internes de la population juive, Pompée et les Romains prennent le pouvoir sur Jérusalem. Fin de la souveraineté ; 77 ans se sont écoulés.
Et il faudra attendre 1948 pour qu’une troisième souveraineté voit le jour, celle de l’État d’Israël que nous connaissons.
Mais écoutez résonner ces chiffres terrifiants : la première souveraineté a duré 75 ans, et la deuxième aussi, à 2 ans près.
Et voilà que la troisième est rongée aujourd’hui par les mêmes affrontements, de mêmes fanatismes qui surgissent, des visions du monde, du judaïsme et du sionisme qui ne parviennent à se réconcilier. Et voilà qu’Israël a 75 ans, l’âge où toutes les souverainetés précédentes se sont effondrées. Existe-t-il une malédiction ? Sommes-nous tragiquement condamnés à répéter un scénario catastrophique ?
Pouvons-nous trouver enfin comment ne pas séparer Juda et Israël, comment ne pas voir s’effondrer une maison qui nous est si chère ?
Pardon. Je voulais tant ne pas écrire le sermon que je viens de prononcer. Mais je n’y suis pas arrivée. Je crois qu’un défi nous est posé à tous aujourd’hui. À ceux, bien sûr, qui vivent là-bas et qui doivent trouver comment vivre ensemble, mais aussi à nous qui vivons loin de là, qui avons l’avenir d’Israël à cœur, et qui avons le devoir, me semble-t-il de faire résonner la voix du Deutéronome, celle de Moïse qui, depuis la Diaspora, s’adresse à un peuple en chemin vers l’installation.
Et peut-être lui dire, hors de l’État d’Israël : Il arrivera qu’une fois installé sur ta terre, tu te croies fort mais que, soudain, tu perçoives tes brisures … il arrivera que résonnent des voix apparemment irréconciliables, des tribus qui se détestent et aspirent à se séparer, et tu devras alors, plus que tout, chérir non pas la force mais la faille, non pas chercher l’unité, mais respecter les voix dissonantes qui résonnent en ton sein et qui pourront encore trouver un chemin de dialogue.
C’est ce même enseignement qu’à sa manière, un homme nommé Leonard Cohen, qui n’était pas combattant de l’armée israélienne, est venue faire résonner aux oreilles de soldats sur un champ de bataille, il y a 50 ans. Soyez conscients de votre force, mais aussi de votre fragilité. Méfiez-vous de la puissance quand elle vous mène simplement à vouloir écraser l’autre. Car sinon, qui dois-je annoncer ? quel terrible avenir pourrait bien s’annoncer ?
Bien plus tard, ce même chanteur écrira un extraordinaire Hallelujah et bien d’autres chansons qui sont, à mon sens, de véritables prières … Une d’entre elles dit la chose suivante :
There is a crack in everything, that’s how the light gets in …, “Il y a une brisure dans chaque chose, mais c’est là que la lumière se faufile”.
Au cœur de l’obscurité de la nuit de Kippour, au cœur de l’obscurité du monde qui nous entoure, assurons-nous où que nous nous trouvions de laisser un peu de lumière nous traverser, traverser nos doutes et nos convictions.
Puissions-nous être inscrits dans le Livre de la vie. » (13)
&
Cordialement
0 – Le judaïsme libéral permet aux femmes de prononcer des sermons (homélie). Le christianisme pas encore … Elles ne peuvent faire que des « commentaires ». Les deux « famélies » & la conférence de Marie Balmary indiquées ci-dessous démontrent à quel point c’est dommage …
Estimer qu’il est encore possible de se priver de l’apport inestimable des femmes devant les nombreuses urgences de la situation mondiale est totalement débile et suicidaire.
¹ – « L’un et l’autre Testament » : titre d’un livre majeur de Paul Beauchamp. Mais mieux vaut ne pas commencer par celui-là … Le titre expose à lui seul la continuité de l’ensemble de la Bible que l’auteur a explorée toute sa vie. Le Nouveau ne saurait s’opposer à l’Ancien ; le Christianisme ne saurait s’opposer au Judaïsme.
² – Térence : « Je suis un homme, j’estime que rien d’humain ne m’est étranger ».
Que la Nakba figure dans la liste n’est ni une erreur ni une provocation, et encore moins une justification de l’attaque du Hamas du 7 octobre. La reconnaissance officielle de ce « désastre » par Israël constituerait un premier pas important pour reprendre le chemin de la réparation, du retour et d’une paix durable. Comment un « juif » pourrait-il, à sa façon, être négationniste …. ?
Ma conscience de cette « singularité juive » a été grandement améliorée par la lecture du chapitre cinq de « Errata – Récit d’une pensée » de George Steiner :
« La contribution juive a pourtant été rayonnante hors de toute proportion. Celle de la Bible hébraïque et de l’éthique qui bourgeonne à partir d’elle est incommensurable. … Un cliché veut que le climat de notre temps procède directement de Marx, de Freud et d’Einstein (bien qu’il faille certainement ajouter Darwin). Plus d’une centaine de langues caractérisent leurs bureaucraties, la grisaille de leur anonymat et les névroses de leur tissu social du nom (généralement transformé en adjectif) de Franz Kafka. Le décompte des hommes de science illustres, des visiteurs de Stockholm, qui sont juifs, au moins d’origine, est tellement supérieur à toute norme ou espérance statistique qu’il en est glorieusement embarrassant. Schoenberg … Lévi-Strauss … Wittgenstein … Kenneth Arrow … Proust … . Tout catalogue serait interminable et oiseux.
Ce qui est plus difficile à mesurer, c’est à quel point la modernité, en soi, notamment dans sa veine dominante et exemplaire, la veine américaine, est proprement « juive ». Dans une mesure assez saisissante, les mass media, l’humour, les nerfs budgétaires et mercantiles de l’entreprise mondiale qui menacent d’homogénéiser la planète sont des énergies, d’immenses arcs de choc électrifiants, qui sont nés du judaïsme émancipé. … »
Bref, vous aurez compris que ces douze pages (en Folio n° 3430) méritent d’être lues, relues, méditées … Car Steiner n’hésite pas à écrire également ceci :
« Bien que la pensée doive en être imprononçable, comme le nom rituel de Dieu, la vérité plus haute est que le judaïsme survivrait à la ruine d’Israël. »
³ – Effectivement « tu n’avais pas le choix » :
-
- aussi bien en tant que « juive », puisque selon Marek Edelman :
« Être juif, c’est être toujours au côté des opprimés et jamais du côté des oppresseurs. »
-
- qu’en tant que rabbin, censée entre autre rappeler sans cesse que :
« Le monde tient sur trois piliers : la justice, la vérité et la paix. »
Pirkei Avot Chapitre 1 – Michna 18
4 – Ce tableau parfaitement clair de la situation interne catastrophique d’Israël juste avant le 7 octobre, courageusement brossé par Delphine Horvilleur, me renvoie à ce « dixième homme » servant de point de départ au millième billet de volte-espace :
« … il est du devoir du 10° homme de les contredire … le 10° homme doit creuser la question en partant du principe que les neuf autres se trompent ».
NB : Il n’est pas inutile de visionner ce court extrait de « World War Z », situé à Jérusalem et qui évoque notamment la guerre de Kippour.
La confusion considérable (« fondamentalisme religieux & violence politique ») qui « menace le droit des femmes » impose aussi d’évoquer ici la vérité vainement portée par les « tazpitaniyot – soldates du Corps de renseignement de combat qui opèrent le long des frontières du pays, ainsi qu’en Cisjordanie : elles « estiment que leurs avertissements ont été ignorés par sexisme », qu’elles ont ensuite été abandonnées à leur sort lors de l’attaque du 7 octobre et que les survivantes subissent de fortes pressions pour reprendre leurs postes » …
Ces témoignages permettent de se demander s’il s’est agi d’une simple négligence « sexiste », ou si la coalition au pouvoir a sciemment choisi de « transformer » cette attaque – prévisible sinon prévue – en prétexte pour « régler » le « problème » palestinien …? Benyamin Netanyahou, Itamar Ben-Gvir, Bezalel Smotrich, etc … me semblent capables d’une telle ignominie. Je doute qu’ils puissent « être inscrits dans le Livre de la vie » ; Israël n’a aucun avenir avec eux.
5 – Difficile sinon impossible de ré-ouvrir ici un débat sur la légitimité du « droit naturel et historique du peuple juif » … Mais il convient sans doute, à minima, de relire la Déclaration d’indépendance d’Israël proclamée le 14 mai 1948 :
« L’État d’Israël …
-
- veillera au développement du pays pour le bénéfice de tous ses habitants;
- sera fondé sur la liberté, la justice et la paix selon l’idéal des prophètes d’Israël;
- assurera la plus complète égalité sociale et politique à tous ses habitants sans distinction de religion, de race ou de sexe ;
- garantira la liberté de culte, de conscience, de langue, d’éducation et de culture;
- il assurera la protection des Lieux Saints de toutes les religions et sera fidèle aux principes de la Charte des Nations unies. … »
En reprécisant une fois de plus que je ne suis pas « juif », il me semble que la comparaison de la réalité israélienne avec ce texte fondateur questionne très sérieusement cet « amour d’Israël ou du sionisme » …
6 – Dans la continuité de la note précédente, il est possible de dire que depuis cette création de l’État d’Israël en 1948 les problèmes ont sans cesse été balayés sous le tapis … Et qu’ils resurgissent – et resurgiront – sans cesse, toujours plus violemment.
Si « Le monde tient sur trois piliers : la justice, la vérité et la paix« , il semble assez logique qu’il n’y aura pas de paix sans vérité et justice. Est-ce que c’est encore possible ? Est-ce que l’explosion de violence et de haine toujours en cours n’a pas définitivement compromis tout espoir de paix ? Est-ce que cette « épidémie » va rester circonscrite au Proche et Moyen-Orient ? L’attentat de Sarajevo semble presque dérisoire en comparaison …
Si « Yom Kippour n’était pas le jour pour faire un tel discours », alors cette célébration ne servirait à rien.
Palestiniens et « juifs » ont le même droit à une « existence paisible, heureuse et digne, [à être] honoré et prospère ». Pourquoi les premiers devraient-ils continuer à connaître « les tourments de l’errance, des épreuves, de l’humiliation et de la misère » ?
7 – Israël, comme toutes les sociétés du monde, a d’abord et plus que tout « besoin des voix … les plus critiques », de toutes celles « qui parlent avec la force de l’amour » tout court, illimité & inconditionnel et de « l’attachement » à la Vie sous toutes ses formes. Il est temps pour tous de cesser d’entretenir des réflexes claniques du temps des patriarches et d’assumer – enfin – notre « dignité humaine » :
« Ébranlez et faites tomber tous les murs qui divisent. Serrer chacun contre son cœur comme s’il était un membre de sa propre famille, cela seul est digne d’un homme. »
Toute société a désespérément besoin d’écouter & d’entendre le lanceur d’alerte qu’est cet indispensable « dixième homme » … Il peut bien entendu s’agir d’une femme, et c’est d’ailleurs souvent le cas ! En général, mais peut-être de moins en moins malheureusement, « la vue d’une arme à feu ne fait pas frissonner ses ovaires ». (Renaud, « Miss Maggie ». En relisant les paroles de cet chanson de 1985 je m’aperçois que le mot « génocide » y est – déjà – utilisé à propos des « Palestiniens et Arméniens » …).
8 – Sommes-nous donc définitivement condamnés à « être forts et combattre, et lutter et mener des guerres pour s’installer » ? Sommes-nous définitivement condamnés à « errer dans le désert d’Égypte » ? Seuls les soldats seraient-ils de véritables « mensch » ? … Quand serons-nous donc capables de réunir « la ressemblance à l’image« , de parvenir à perdre jusqu’au souvenir du combat, de la peur & violence, de la guerre.
Je me permets de vous renvoyer au billet « République laïque, seul espace de spiritualité authentique » dans lequel s’insèrent quelques versets du Deutéronome, relevés par Marie Balmary à propos de la symbolique des 38 années qui auraient été nécessaires pour « sortir d’Égypte » :
« … trente-huit ans, jusqu’à la disparition de tout le cycle des hommes de guerre, au sein du camp, comme IHVH & Adonaï le leur avait juré.
La main de IHVH & Adonaï était aussi contre eux, pour les exterminer au sein du camp, jusqu’à leur disparition.
Et c’est quand tous les hommes de guerre achèvent de mourir au sein du peuple,,
IHVH & Adonaï me parla pour dire :
« Toi, passe aujourd’hui la frontière de Moab, à ‘Ar, … »
« Paroles (Deutéronome) 2, 14-18
Traduction d’André Chouraqui
A la noirceur ce qui se passe à Gaza, en Cisjordanie, en Israël, à la noirceur de ce qui se passe chaque jour dans le monde entier, il est évident que nous ne sommes pas encore « sortis d’Égypte », que nous poursuivons toujours notre interminable errance dans le désert de l’ignorance de notre Réalité & Identité et, en conséquence, de la peur & violence.
Ne serait-il pas temps de passer « la frontière » pour de bon, sincèrement, concrètement ? La Vision du Soi nous le permet si efficacement … à condition de le vouloir vraiment.
9 – Le « roi » actuel d’Israël c’est Benyamin Netanyahou et pas Isaac Herzog. Son comportement depuis bien des années n’a-t-il pas largement démontré à quel point il se montre « arrogant … obsédé par son pouvoir, financier … militaire … politique ». Et, sans le moindre doute, plus soucieux de sa propre survie politique dans un imbroglio d’affaires judiciaires que par la sécurité d’Israël et la stabilité du Proche & Moyen Orient.
Est-il permis d’espérer que le désastre en cours permette a minima à une commission d’enquête de se débarrasser définitivement de cet odieux personnage …
10 – La faute d’Israël consiste sans doute à ne pas « se souvenir de sa fragilité » … La faute de tous ses soutiens occidentaux consiste à lui permettre de se maintenir dans cette illusion de toute puissance et d’impunité. Pour leurs divers intérêts respectifs, bien entendus totalement étrangers au judaïsme. Et sans doute aussi du fait du souvenir, plus ou moins conscient, de toutes leurs lâchetés et compromissions – voire de leurs collaborations … – qui ont accompagnées la longue histoire de la persécution des « juifs » …
Ce Deutéronome du 7°/6° siècle avant J.-C. détaille les principaux risques relatifs à la situation géopolitique de la création du « foyer national juif » et à la politique de colonisation & d’apartheid actuelle ! Au lieu de le rabâcher et de le brandir, il serait temps de le lire soigneusement et d’en tenir compte, non ?
Ce n’est pas seulement la sécurité d’Israël qui est menacée, c’est désormais celle des « juifs » du monde entier et peut-être aussi celle de toute la planète …
11 – Je ne vois malheureusement guère de « leaders politiques » en Israël aujourd’hui … Plutôt de ces crapules si bien croquées par Coluche :
« Homme politique ce n’est pas difficile : cinq ans de droit et tout le reste de travers ! »
Ce n’est certes pas de l’antisémitisme, nous avons à peu près les mêmes chez nous … partout. D’épouvantables et dangereux pervers …
Je souhaitais en garder la définition pour un billet plus hexagonal, mais elle cadre tellement bien avec celui-ci :
« Être pervers, c’est dire la vérité pour ne pas la faire. »
« Un jour, Lacan m’a demandé de définir la perversion. J’étais un peu pris au dépourvu, mais j’ai donné cette réponse. C’est ce qui détruit la parole de vie. »
12 – « Israël se doit d’être fort et engagé dans une combat de survie », certes. Et il n’y a pour lui qu’un seul chemin pour ce faire, évoqué en note n° 3 et dont il conviendrait de ne plus dévier d’un seul pouce :
« Le monde tient sur trois piliers : la justice, la vérité et la paix. »
Je n’entrerai pas dans ces correspondances historiques plus que troublantes, sinon « terrifiantes » : les « juifs » connaissent bien mieux que moi leur propre histoire et l’importance des chiffres et des nombres.
13 – J’apprécie bien sûr ce recours au poète & chanteur qu’est Leonard Cohen. La qualité de ses chansons en deviendrait presque inquiétante … Le lien vers « Anthem » inséré dans le corps du sermon – « one of the best songs I have written, maybe the best » – permet de lire ceci :
« … Can’t run no more
With the lawless crowd
While the killers in high places
Say their prayers out loud
But they’ve summoned up
A thundercloud
And they’re going to hear from me
Je ne peux plus courir
Avec la foule anarchique
Tandis que les tueurs haut placés
Disent leurs prières à voix haute
Mais ils ont évoqué
Les nuages noirs
Ils vont entendre parler de moi … »
Il semblerait que « les tueurs haut placés » aient plutôt provoqué « l’orage » … Et je doute fort qu’ils soient en capacité d’entendre Delphine Horvilleur.
Et à la fin de cet « extraordinaire Hallelujah » on peut aussi entendre :
« … And even though It all went wrong
Et bien que Tout ait mal tourné … »
Sans parler du sombre « The future » – tellement en phase avec l’actualité : « Things are going to slide … & Les choses vont partir à la dérive … » – dont il conviendrait de ne retenir que l’espoir :
« … But love’s the only engine of survival
Mais l’amour est le seul moteur de survie … »
&
Un immense merci pour ce sermon Mme Horvilleur.