J’avais établi un lien avec ce texte dans le billet Complément aux Commentaires de John Wren-Lewis sur « Le petit livre de la vie et de la mort ». Ayant récemment constaté qu’il ne fonctionnait plus, j’ai préféré réintégrer le texte sur volte-espace. Et ce même après avoir retrouvé la bonne adresse, utilisée dans le premier lien ci-dessous.
Daisetsu Teitaro Suzuki, l’intellectuel non mental.
Par Alan Watts
« Je n’ai jamais eu, dans la vie spirituelle, de maître officiel (gourou ou roshi) – seulement un modèle, dont je n’ai pas vraiment suivi l’exemple, puisqu’une personne sensible n’aime pas qu’on la singe. Ce modèle fut Suzuki Daisetsu, le personnage à la fois le plus subtil et le plus simple que j’aie jamais connu. J’étais à mon aise dans l’ambiance intellectuelle et spirituelle qu’il créait autour de lui, quoique je ne l’ai jamais connu intimement et que je sois moi-même d’un tempérament tout à fait autre. C’est Suzuki qui me fit connaître le Zen lorsque, adolescent, je lus pour la première fois ses Essais sur le Bouddhisme zen. Les années suivantes je lus avec plaisir et émerveillement tout ce qu’il avait écrit. Car ses propos surprenaient toujours, et ses conclusions portaient toujours en elles l’amorce d’autre chose. Il délaissait les ornières profondes de la pensée philosophique et religieuse. Il parlait à bâtons rompus, il ouvrait des parenthèses, il laissait entrevoir, il vous abandonnait au milieu d’une phrase, il vous étonnait par sa science (qui était énorme) et pourtant il vous charmait par la manière légère et sans prétention dont il se servait de son érudition. C’est ainsi que dans ce charmant fouillis, dans ce dédale, qu’est son œuvre, j’ai découvert la voie vers un Jardin des Contraires Réconciliés.
Il démontrait pourquoi le Zen est à la fois prodigieusement difficile et parfaitement simple, pourquoi il est à la fois hermétique et évident, pourquoi l’infini, l’éternel, est précisément la même chose que votre nez à cet instant, pourquoi la morale est en même temps essentielle à la vie spirituelle et sans rapport avec elle, et pourquoi Jiriki (la voie de l’effort personnel) arrive finalement au même point que Tariki (la voie de l’éveil par la foi pure). L’astuce, pour qui cherchait à suivre Suzuki, consistait à ne jamais « rester sur place » comme si vous aviez enfin compris son argument et que vous vous sentiez sur une base solide – car l’instant d’après il vous faisait voir que vous n’aviez rien compris du tout.1
Suzuki se situait aussi hors de la routine commune en ce que, sans faire étalage d’excentricité, il n’affectait pas la « personnalité zen » coutumière que l’on rencontre chez les moines japonais. Quiconque, lui rendant visite pour la première fois, s’attendait à trouver un vieux monsieur aux yeux étincelants, assis dans une pièce nue du genre shibui, et prêt à vous entraîner dans un échange de réparties, eût été vraiment fort étonné. Car Suzuki, avec ses sourcils merveilleux, ressemblait davantage à un intellectuel taoïste chinois – une espèce de Lao-Tseu lettré – qui aurait le don, comme tous les bons taoïstes, de ce qu’il faut bien nommer l’humour métaphysique. De temps à autre ses yeux brillaient, comme s’il venait de percevoir la Plaisanterie ultime, et comme si, par compassion pour ceux qui l’auraient manquée, il se retenait de rire tout haut.2
Il vivait dans la partie aménagée à la mode occidentale de sa maison de Kamakura, complètement entouré de piles de livres et de monceaux de papier. Ce désordre d’intellectuel s’étendait sur plusieurs pièces. Dans chacune d’elles il écrivait un livre différent, ou bien un chapitre différent d’un même livre. Il pouvait ainsi se déplacer de pièce en pièce sans avoir à ranger son matériau de référence chaque fois qu’il se sentait d’humeur à travailler sur un projet plutôt que sur un autre ; mais mademoiselle Okamura, son admirable secrétaire (qui était en réalité une aspara envoyée du Paradis de l’Ouest pour s’occuper de lui pendant sa vieillesse) avait malgré tout l’air de toujours connaître l’endroit où se trouvait toute chose.
Suzuki parlait lentement, sans hâte, d’une voix douce, en un excellent anglais qui avait léger accent accent japonais, très agréable à nos oreilles. Pendant la conversation, il s’expliquait presque toujours à l’aide d’une plume et de papier, dessinant des diagrammes pour illustrer son argument et des idéogrammes chinois pour identifier ses termes. Quoique faisant preuve d’une patience infinie, il avait le don de dégonfler les arguments boursoufflés ou le pédantisme académique, sans pour autant froisser. Je me souviens d’une conférence où quelqu’un lui demanda: « Dr Suzuki, lorsque vous utilisez le mot ‘réalité’, cherchez-vous par là à désigner la réalité relative du monde physique, ou la réalité absolue du monde transcendant ? » Il ferma les yeux et prit cette attitude caractéristique que certains étudiants appelaient « faire un Suzuki » et où l’on ne pouvait déceler s’il dormait ou s’il méditait. Après une minute de silence environ, mais qui parût plus longue, il ouvrit les yeux et répondit: « Oui ».3
Lors d’une classe sur les principes fondamentaux du bouddhisme: « Ce matin nous arrivons à Quatrième Vérité Essentielle … que l’on appelle Sentier à Huit Embranchements. Premier pas de Sentier à Huit Embranchements s’appelle Sho ken. Sho ken signifie Vue Correcte, parce que Vue Correcte n’est pas vue spéciale, pas vue définie. Deuxième pas de Sentier à Huit Embranchements … » (à ce point il y eut une longue pause) « Oh ! j’oublie deuxième pas. Cherchez donc dans le livre. » 4
Dans le même esprit je me souviens de son discours au dernier meeting du World Congress of Faiths (Congrès mondial des Religions), aux vieux Queen’s Hall de Londres. Le thème en était « L’Idéal Spirituel Suprême », et après que plusieurs orateurs eurent dégoisé d’interminables platitudes, le tour de Suzuki arriva.
« Lorsqu’on m’a demandé, dit-il, de parler de L’Idéal Spirituel Suprême, je ne savais pas trop quoi répondre. D’abord, je ne suis qu’un simple campagnard, venant d’une partie lointaine du monde et plongé soudain au cœur de cette cité grouillante qu’est Londres. Je me sens éberlué, et mon esprit refuse de fonctionner de la manière qui lui est coutumière, lorsque je suis dans mon pays. Deuxièmement, comment une personne aussi peu importante que moi pourrait-elle parler d’une chose aussi élevée que L’Idéal Spirituel Suprême ?… En réalité, je ne sais pas ce que signifie Spirituel, ni Idéal, ni ce qu’est L’Idéal Spirituel Suprême. » Et de consacrer le reste de son discours à la description de sa maison et de son jardin au Japon, en les comparant à la vie dans une grande cité. Lui qui avait traduit le Lankavatara Sutra ! Et le public, debout, lui fit une ovation.5
Parfaitement conscient de la relativité et de l’insuffisance de toute opinion, il ne discutait jamais. Lorsqu’un étudiant essaya de l’entraîner dans la discussion de certains points sur lesquels le célèbre érudit bouddhiste Junjiro Takakusu était d’une opinion différente, son seul commentaire fut : « Ce monde est grand ; suffisamment de place pour nous deux, le professeur Takakusu et moi-même. » Toutefois, il y eut quand même un différend – lorsque le penseur chinois Hu Shih l’accusa d’obscurantisme (d’affirmer que le Zen ne pouvait être exprimé en langage rationnel) et de n’avoir pas de sens historique. Mais, fort courtoisement, Suzuki répliqua: « Le maître zen, en général, méprise ceux qui se complaisent au colportage de paroles et d’idées, et il faut dire que sur ce chapitre Hu Shih et moi-même sommes de grands pêcheurs, assassins de Bouddhas et de patriarches : nous sommes tous les deux voués à l’enfer. » 6
Je n’ai jamais connu de grand érudit, de grand intellectuel, aussi dépourvu de suffisance. Lorsque je rencontrai Suzuki pour la première fois je fus abasourdi de l’entendre me demander (à moi qui avait alors vingt ans) mon avis sur la manière de préparer un certain article et, ayant eu le toupet de le lui donner, de voir qu’il le suivait. La suffisance, l’irascibilité de l’universitaire lui étaient tout à fait étrangères. Ainsi certains sinologues américains spécialistes des attaques confraternelles menées à coup d’apostilles, ont tendance à s’offusquer de son utilisation quelque peu désinvolte de la documentation et de « l’appareil critique » et à parler de lui comme d’un vulgaire vulgarisateur. Ils ne se rendent pas compte qu’il aimait sincèrement l’érudition et ne ressentait donc pas le besoin d’avoir « l’air d’un érudit ». Il n’avait pas besoin de faire usage de la bibliographie comme astuce pour mettre en avant sa personnalité.
Il se peut que l’essence de l’esprit de Suzuki ne puisse être saisie à la seule lecture de ses ouvrages : il faut avoir connu l’homme. Nombre de ses lecteurs se plaignent que son œuvre diverge par trop du Zen – qu’elle est verbeuse, décousue, hermétique, et qu’elle se perd dans des considérations d’ordre technique. Un moine zen m’expliquait un jour que l’attitude de mushin (la manière zen de l’oubli du moi) ressemblait à celle du menuisier japonais qui peut construire une maison sans avoir de plan. J’ai demandé: « Et celui qui dessine le plan sans avoir de plan pour le faire ? » C’est, je crois, cette attitude que possédait Suzuki envers l’érudition : il pensait, il intellectualisait, il se penchait sur les manuscrits et les dictionnaires, tout comme un moine zen pourrait balayer le plancher, dans l’esprit mushin. Voici ses propres paroles :
« L’homme est un roseau pensant, mais il accomplit ses plus grandes œuvres lorsqu’il ne calcule ni ne pense ; il faut reconstituer « l’innocence de l’enfant » par de longues années d’entrainement dans l’art de s’oublier soi-même. Lorsque ce but est atteint, l’homme pense et pourtant il ne pense pas. Il pense, comme la pluie qui tombe du ciel ; il pense comme les houles qui déferlent sur l’océan ; il pense comme les étoiles qui illuminent les cieux nocturnes ; il pense comme les pousses vertes dans la paisible brise du printemps. En fait, il est la pluie, l’océan, les étoiles, la verdure. »7
Article original d’Alan Wilson Watts, (1915-1973) publié dans son livre Does it matter ? (Pantheon Books, New York, 1969). Traduit de l’américain par Maurice de Cheveigné.
Alan Watts (en anglais, beaucoup plus complet)
Cordialement
- Quelques expériences de Vision du Soi selon Douglas Harding peuvent, à mon humble avis, permettre de réaliser « pourquoi le Zen est à la fois prodigieusement difficile et parfaitement simple, pourquoi il est à la fois hermétique et évident » de manière beaucoup plus efficace que la lecture de tous les écrits de D. T. Suzuki. Permettre de voir qu’ « il ne peut y avoir de Zen sans l’espace vide du “sans tête”. » Il sera toujours temps ensuite d’éventuellement les lire pour vérifier « s’il a bien pigé le truc » ! ↩︎
- L’affectation de cette « personnalité zen » est parfois aussi raide que comique … Souvenez-vous : « N’imitez pas les japonais » ! ↩︎
- Quelle magnifique réponse pour désamorcer d’infinies complications ! « Oui », « La vie est redevenue simple ». ↩︎
- Alors … anodine anecdote, ou enseignement majeur ? Le « premier pas » c’est la « Vue Correcte, … pas vue spéciale, pas vue définie », et tout le reste en découle tellement naturellement qu’il n’y a même pas besoin de s’en préoccuper. Bref la même imparable logique que celle de la Vision du Soi ! « Vision » … et basta ! ↩︎
- S’agissait-il d’une maison traditionnelle semblable à celle de Kiso ? Quant au « jardin », c’est peut-être bien lui le véritable support de toute spiritualité, au Japon comme ailleurs … ↩︎
- Je crains de faire moi aussi – plus modestement – partie de ce club sulfureux ! ↩︎
- La Vision du Soi n’est pas la plus mauvaise manière de « reconstituer l’innocence de l’enfant » en coïncidant silencieusement avec notre « autoportrait ». Si vous désirez vraiment « penser comme la pluie qui tombe du ciel … les houles qui déferlent sur l’océan … les étoiles … les pousses vertes », et très précisément « être la pluie, l’océan, les étoiles, la verdure », être tout l’univers, alors foncez ! La Vision est à la fois « entrée principale » et « seul espoir ». Vérifiez ! ↩︎
10 réponses sur « Daisetsu Teitaro Suzuki, l’intellectuel non mental »
Cher Jean-Marc, après avoir cherché sur votre site la page qui pourrait le mieux accueillir mes propos, je vous laisse sur celle-ci ce commencement d’une longue réflexion dont je vous enverrai la suite au fur et à mesure. Celle-ci débute par une citation d’un livre de G. Agamben (« Enfance et histoire », Payot, 2000) au sujet des caractéristiques des expériences, et notamment des expériences-limites. Je tiens particulièrement à cette réflexion, car elle offre l’essentiel de ma pensée sur la vision du Soi et les expériences spirituelles, et j’aimerais, si vous le voulez bien, que ce soit à partir d’elle que nos échanges à venir puissent s’apppuyer, afin d’éviter la trop grande dispersion actuelle de nos propos et de recentrer nos échanges. Voici la première partie où je reproduis un passage du livre d’Agamben :
« C’est dans le langage et par le langage que l’homme se constitue en sujet. La subjectivité n’est rien d’autre que l’aptitude du locuteur à se poser comme un ego ; elle n’est nullement définissable par un sentiment muet que chacun éprouverait en son for intérieur, ni par le renvoi à une expérience psychique ineffable de l’ego, mais seulement par un « je » linguistique transcendant toute possible expérience.
« Cette « subjectivité », qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie, n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est « je» qui dit « je». Nous trouvons là le fondement de la «subjectivité », qui se détermine par le statut linguistique de la « personne ». Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant comme « je ». Seule cette instance exclusive du sujet dans le langage permet d’expliquer la nature particulière du pronom « je ». »
À la lumière de cet extrait que je trouve particulièrement intéressant, on peut d’ores et déjà dire que le schéma de D. Harding de la vision du Soi ou « sans tête » que vous proposez sur votre site n’est pas pertinent.
En effet, d’une part, il ne fait pas droit aux découvertes psychologiques majeures contemporaines sur la psyché humaine, et, d’autre part, il se trompe sur la teneur comme sur la réalité psychique et linguistique de cette expérience. En effet, aucune expérience de soi ou du Soi ne peut se déployer en-dehors du champ du langage et de la sphère du « je » ou de l’ego, entendu dans un sens non péjoratif.
D’après ces auteurs, qui reprennent une pensée philosophique qui débute avec Platon et Aristote, se poursuit dans le néoplatonisme de Porphyre, la théologie augustinienne des « Confessions », le nominalisme médiéval (d’Abélard à Guillaume d’Ockham), puis se développe avec Descartes, Kant, la phénoménologie et la psychologie, tout homme ne se constitue comme sujet, raisonnant, pensant, responsable, que dans le champ du langage. On peut donc dire que cet état psychologique qui est à la fois immanent, par le sentiment du « moi », et transcendant, par la référence à l’ego, pris dans un sens qui n’est pas péjoratif, ou encore par le recours au « je », est constitutif de notre personne comme de notre subjectivité. Ou encore qu’il est notre «vraie nature », pour reprendre une expression propre aux sagesses orientales. Mais cet état est totalement distinct de ceux qu’on peut appeler « mystiques » et qui effacent le langage ou la parole pour imposer le silence. Or, ces états adviennent ou surgissent après l’inscription psychique du langage et de la pensée, et non pas avant.
Mais si c’est l’ego, entendu ici dans un sens positif, c’est-à-dire le « je », qui est le fondement de toutes les représentations comme de toutes les expériences et que ce « je », à la fois empirique et transcendantal, est constitutif de la subjectivité de l’être humain, de son existence, alors que peut apporter et que peut-être véritablement l’expérience du « soi », ou encore la vision du soi ou du « sans tête » ?
Il est même paradoxal de qualifier cette expérience mystique de « Soi » ou du « Soi », puisqu’elle ne fait appel à aucune parole, ne mobilise aucun langage, sauf à interpréter celle-ci comme étant l’expérience même de l’intimité de la personne qui l’éprouve, son intériorité qu’elle découvre par un sentiment où la conscience s’auto-affecte, s’éprouve en tant que conscience, en tant que corps aussi, expérience qui serait alors effectivement l’expérience du « soi » de son « soi » à elle, ou encore de son « je », mais élevé à une dimension supérieure.
Il n’y aurait donc au commencement rien en dehors, ni au-delà, ni en deçà, de cette expérience de l’ego, qui est une expérience du « je », du « moi » et de la subjectivité qui s’éprouve elle-même et en elle-même. Et l’expérience de l’altérité ou de l’intersubjectivité viendrait ensuite s’y greffer en apportant d’autres « je », d’autres « moi », qui confortent le « je » que je suis et l’ouvrent à l’altérité qu’il n’est pas. Toutefois, chacun de ces états mystiques ou de cette expérience du « Soi » n’est qu’un degré d’intensité de l’expérience même de la conscience selon ses modes, et non pas des sauts intimes transcendant la condition humaine. Car, dans ce cas, il serait non seulement impossible d’en parler, mais surtout la personne qui vivrait un tel état ne pourrait même pas le savoir, encore moins le connaître ou le reconnaître.
Dans l’extrait de l’interview de F. Leboyer que j’ai trouvé grâce à vous, établissant un parallèle entre l’état de la femme enceinte, l’expérience mystique, et les souvenirs confus de la vie intra-utérine, je n’ai peut-être pas suffisamment insisté sur le fait que dans l’expérience du Soi, il ne s’agit jamais d’éprouver quelque chose directement et immédiatement, car il n’existe aucune expérience directe et immédiate de ce genre. Mais il s’agit d’une réactivation de la mémoire intra-utérine, c’est-à-dire d’un souvenir déjà retravaillé qui revient à la mémoire et qui est investi émotionnellement par la personne, et non pas d’un accès direct à la vie intra-utérine, comme il n’existe pas d’expérience immédiate et directe d’un Soi qui n’est en fait que le moi élargi à des dimensions inhabituelles et extraordinaire. La preuve en est que chaque pratiquant, en faisant cette expérience du Soi s’y reconnaît pleinement, comme s’il s’agissait bien de lui, mais d’un lui-même ou d’un « moi » comme transféré à une autre dimension, transcendante ou cosmique, où il peut s’éprouver comme un « Soi », total et impersonnel. Et c’est ce qui le fascine, l’exalte et le ravit, souvent au-delà de tout…
A suivre… Cordialement. Bruno
Bonjour Bruno,
Je crois bien qu’un maître zen répondrait tout simplement « oui » à votre longue démonstration ! « La réponse est oui » … quelle que soit la question !
Je n’en suis pas un, D.T. Suzuki non plus, mais de mémoire il me semble qu’il était coutumier de ce genre de réponse lors de certains colloques universitaires. Il avait parfaitement conscience que l’important dans le zen c’est le silence & immobilité du zazen et ses effets de transformation de l’ego du pratiquant. Les développements et commentaires sont tout à fait secondaires …
Cette façon de raisonner vous plait, tant mieux pour vous, vous avez parfaitement le droit de vous faire plaisir avec.
D’autres, dont je suis, n’en n’ont pas le goût, n’en voient pas l’intérêt … pratique pour leur recherche. Et donc s’en désintéressent globalement.
Vous affirmez que « le schéma de D. Harding de la vision du Soi ou « sans tête » … n’est pas pertinent ». Mais, d’une part ce schéma se construit généralement à force d’expériences lors d’un atelier … ce dont vous ne voulez pas entendre parler. Et d’autre part il convient à certains dont je fais partie. Simplifiant sans être simpliste … un modèle de simplexité en quelque sorte !
Une citation de E. F. Schumacher : « Any intelligent fool can make things bigger and more complex… It takes a touch of genius – and a lot of courage to move in the opposite direction. » Reprise dans ce billet.
Ce « oui » dit, je relirai quand même votre commentaire à l’occasion.
Cordialement
Merci à vous d’avoir pris le temps et la peine de lire ma longue réflexion et d’y avoir répondu. Ce « oui » qui viendrait d’un maître zen n’est sans doute qu’une façon polie de me signifier à la fois votre désintérêt pour ma démarche comme mon ignorance en ce qui concerne la vision dont vous et d’autres avez été gratifiés. Et je le comprends. L « imbécile intelligent » (merci pour l’injure à peine euphémisée!) que je suis d’après vous ne vous enverra donc pas la suite de cette réflexion, ce qui serait une perte de temps à la fois pour vous et pour moi. Mais il faut avouer qu’il m’aura fallu un tout autre courage pour aller dans le « sens inverse » ou dans « la direction opposée » des spiritualités comme la vôtre pour découvrir des vérités trop souvent voilées…Bien cordialement. Bruno
Bonjour Bruno,
J’aurais parié que ce « oui » allait vous mettre en joie !
Il faudrait que je vous en retrouve un exemple précis dans un dialogue pour vous aider en à saisir le sens. Mais … je n’ai pas le temps.
Oui en ce qui concerne mon désintérêt, non pas l’ensemble de votre démarche – je ne me permettrais pas parce que je ne la connais pas – mais pour ce commentaire qui m’intime de prendre en compte la réflexion d’un auteur que je ne connais pas pour prétendument remettre en cause la validité de la Vision du Soi que lui-même ne connait pas plus que vous.
Non en ce qui concernerait une « injure » à votre encontre. La citation de Schumacher s’applique à tous ceux qui suivent leur mental dans sa tendance à vouloir toujours couper les cheveux en quatre. C’est parfois utile dans certains domaines, et complètement inopérant dans le domaine de la non-dualité. « Ces choses demeurent cachées aux sages et aux intelligents … »
Le tour de force que Douglas Harding a accompli, c’est justement de rendre ces « vérités trop souvent voilées » parfaitement claires et accessibles. Pas par un coup de baguette magique non, et une « discipline assidue » reste nécessaire, mais désormais l’éveil n’est plus réservé à un athlète spirituel par siècle et par continent. La Vision est sans échappatoire pour qui la pratique sincèrement. Ça ne lui a d’ailleurs pas tant réussi que cela, beaucoup ne lui ont jamais pardonné, et le partage de cette Vision demeure difficile.
Cordialement
Inutile de vous donner la peine, cher Jean-Marc, de chercher ce dialogue zen ou ch’an, sagesses où d’ailleurs l’on ne dialogue pas, l’altérité n’existant pas pour le Bouddhisme. J’ai suffisamment pratiqué ce Zen, et suffisamment parcouru toute la littérature Ch’an et Zen, pour savoir qu’il n’y a que le vide qui nous attend dans cette Voie sans voix. Et l’éveil n’est pas éveil ou ouverture à l’Autre ni pour l’Autre, mais c’est au mieux juste l’éveil à Soi, et à soi-même. Je l’ai vérifié maintes fois, vous pouvez me croire sur parole, il n’y a pas de traître-mots chez moi. Un auteur que vous ne citez, je crois, jamais: Emmanuel Lévinas, vous aiderait sûrement à comprendre enfin ce qu’aucun yogi, aucun guru, aucun lama, ni aucun « éveillé » n’a jamais pu entrevoir.
Un « éveillé par siècle?
Mais il m’avait semblé que des religions comme le Christianisme, le Bouddhisme, le Vedanta, le Yoga, le Taoïsme, le Tantrisme…, en avaient produits au contraire des milliers, donnant l’accès à des profanes à cet éveil qui n’était plus réservé à des « virtuoses de la religion », comme disait M. Weber.
J’attire de nouveau votre attention sur le fait que l’ouverture de la Voie à tous implique une ascèse qui engage toute la personne. Pourquoi? Et pourquoi la plupart de ceux qui ont adopté cette voie ou une voie parallèle n’ont pas tout lâché et tout abandonné – biens, famille, couple, carrière… – pour s’y adonner complètement? Je pense à D. Harding, A. Desjardins ou à vos amis comme J. Le Roy qui n’ont jamais rien abandonné tout en prêchant le détachement parfait! Et qui en ont récolté des bénéfices secondaires très gratifiants (notoriété, publications de leurs livres, médiatisations…). Auraient-ils oublié la leçon exigé par le Christ, vous qui aimez tant citer les Evangiles : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi; Et quiconque aura quitté ou maisons, ou frères, ou sœurs, ou père, ou mère, ou femme, ou enfants, ou champs, à cause de mon Nom, il en recevra cent fois autant, et héritera la vie éternelle… » (Matthieu 19, 29-30). J’aimerais un jour savoir ce que tous ces prophètes de la Voie ont vraiment sacrifié, autre qu’un moi illusoire, pour mériter un jour « la vie éternelle ».
Il faudra que vous me parliez de ces inconnus malveillants qui n’auraient pas pardonné à D. Harding cette vulgarisation de la vision. On se croirait dans un roman gnostique ou dans d’une histoire de trahison sur un mode ésotérique ou maçonnique… Bruno
Bonjour Bruno,
En fait cet exemple vous l’avez dans ce texte d’Alan Watts (personnage complexe que, vraisemblablement, vous ne devriez pas trop apprécier …). Mais vous me bombardez de tant de commentaires plutôt agressifs que j’ai parfois du mal à suivre et à les resituer dans leur contexte.
Vous me pardonnerez (peut-être …) mais je ne peux pas laisser passer ça : « J’ai suffisamment pratiqué ce Zen, et suffisamment parcouru toute la littérature Ch’an et Zen, pour savoir qu’il n’y a que le vide qui nous attend dans cette Voie sans voix. » Si cette phrase résume votre opinion sur le zen, laissez moi vous dire que vous avez tout faux. Ce « vide » que « Je Suis » (ego eimi) c’est l’espace d’accueil illimité & inconditionnel de tous et de tout, le fondement d’une compassion (charité …) universelle. Et … il n’y en a pas d’autre.
Même remarque pour : « Et l’éveil n’est pas éveil ou ouverture à l’Autre ni pour l’Autre, mais c’est au mieux juste l’éveil à Soi, et à soi-même. » C’est désolant pour vous que vous vous mépreniez autant sur la nature même de l’Éveil (apparemment à la suite d’une longue et sincère recherche) et ça explique pour partie votre ton globalement agressif. Permettez-moi donc d’insister en vous renvoyant à ce billet : « L’Amour dit …, la Sagesse dit … ».
Tout utilisateur de langage use de « traître-mots », c’est souvent le langage qui nous parle à notre insu. D’où l’insistance du zen sur la méditation (et la transmission) silencieuse. D’où l’insistance de la Vision du Soi sur des expériences concrètes pour se sortir des impasses du langage, celle du face-à-face prioritairement.
Erreur : Emmanuel Lévinas apparaît bien à quelques reprises sur volte-espace. Je suis même persuadé qu’il se situe exactement sur la même longueur d’onde que Douglas Harding et la Vision du Soi. Même si, paradoxalement, certains de ses écrits concernant le « visage » semblent formuler exactement le contraire. Ce « visage » ferait-il partie des « traître-mots » ? Mais il s’agit là d’un gros morceau qui réclamerait du travail & du temps pour parvenir à formuler quelque chose qui se tienne … D’où vous vient cet acharnement à opposer sans cesse « philosophie » et « éveil non dualiste » ? J’ai parfois l’impression que pour vous c’est le combat du Bien et du Mal …
Beaucoup de voies & religions contrôlent strictement la quantité d’« éveillés » reconnus comme tels. Toutes insistent sur une indispensable purification, sur des pré-requis nombreux et ardus … Pour la Vision du Soi il suffit d’être capable de vérifier si l’autobus arrive avant de traverser la rue … (Encore un billet qui va vous plaire !) L’éveil est accessible à tous … parce que c’est notre véritable nature, notre identité.
« … tout lâché et tout abandonné – biens, famille, couple, carrière … » : Marie Balmary donne un très bel éclairage sur l’histoire du jeune homme riche dans son dernier livre. Personnellement je ne vois pas pourquoi je devrais « abandonner » – c’est-à-dire trahir, rompre l’alliance – mon épouse, mes enfant et Marius, mon jardin & ma bibliothèque … ? Plutôt ouvrir grand les bras de la Première Personne du Singulier que « Je Suis » pour accueillir tous & tout. Voilà notre destin et notre responsabilité. Et les autres que vous citez, sans les connaître vraiment, sont libres de leurs agissements.
S’engager sur le chemin d’une véritable spiritualité au sein d’une société qui au mieux l’ignore totalement, au pire la considère comme une maladie mentale, constitue en soi un « sacrifice » des plus exigeants. Douglas a sacrifié la totalité de ses liens familiaux (comme il le relate dans le « Postscriptum autobiographique » du « Procès … », puis son premier mariage, sa carrière d’architecte, … Comme il le disait lui-même, il est passé toute sa vie pour un « excentrique » alors que tous ses efforts ne visant qu’à ramener chacun en ce Centre … qu’il n’a jamais quitté autrement que par illusion, en ce « Je Suis » qu’il EST, que nous sommes tous. Même Bruno Delorme !
Cordialement
Sur E. Levinas, croire un seul instant qu’il aurait adhéré aux sagesses orientales comme à la vision du Soi, c’est quasiment lui faire injure! Et c’est n’avoir rien saisi de sa pensée qui se situe aux antipodes de la vôtre. Oui, je vous ai envoyé beaucoup de commentaires ces derniers temps, un peu trop sans doute, mais ils viennent compléter ma propre vision à propos de votre vision. Je ne crois pas que j’en ajouterai d’autres, et vous serez ainsi délivré de l’importun que j’ai représenté pour vous et de ses commentaires impertinents. Bonne route à vous. Bruno
Bonjour Bruno,
Effectivement ce serait une bonne chose que de me laisser respirer un peu.
Ce monde est grand comme l’écrit D. T. Suzuki. Il y a de la place pour Douglas et pour Levinas, pour vous et pour moi. Même pour un Heidegger qui à la lecture de ses Essais aurait déclaré : « Si je comprends bien cet homme, voilà ce que je cherche à dire dans tous mes écrits ». De nombreuses approches se rencontrent, se fécondent parfois pour le plus grand bien de tous. Personne n’est obligé « d’adhérer » (Paul Valéry disait que c’est réservé aux huitres et aux sots) ni de systématiquement médire, juger et condamner.
Il ne s’agit pas de « ma vision » mais de la Vision du Soi et, une fois de plus, que pourriez-vous en dire de pertinent sans avoir fait la moindre expérience ? Avec une infinie patience et beaucoup d’amour inconditionnel pour l’âme blessée que vous me semblez être, je vous ai écouté et répondu. Je préfère vos commentaires, même beaucoup trop longs, à tous ces « like », « cœurs » ou « pouces levés » débiles. Ils m’ont fait réfléchir. Mais je ne peux que vous redire une n-ième fois d’avoir l’audace de plonger dans l’expérience …
Bonne continuation
Cordialement
L’expérience du Soi : parlons-en! Je résume, si vous le voulez bien, ma pensée. Si l’on parle d’une expérience de découverte de l’Absolu, en soi et/ou en dehors de soi, alors, la méthode importe peu au regard de la réalisation. Pour ma part, j’estime, avec d’autres, que cette expérience n’est limitée par rien ni par personne, et qu’elle se dévoile à qui elle veut. Et personnellement, j’estime et suis assuré de l’avoir éprouvée ou vécue de nombreuses fois dans des contextes différents : chrétien, bouddhiste, hindou, tibétain… Ce que vous n’avez cessé, au fil de nos échanges, de me dénier, allant jusqu’à m’interdire d’en parler! Je ne pouvais pas, d’après vous, avoir éprouvé cette chose extraordinaire et en parler ensuite comme je le faisais! Il ne restait donc qu’une possibilité : en dépit de mes affirmations réitérées, je n’avais jamais vécu celle-ci! Des ersatz, peut-être, ici et là, ou des copies dénaturées, mais jamais cette expérience en tant que telle! Et vous n’en avez jamais démordu, quelque effort que j’aie fait pour vous démontrer le contraire. Au point d’avoir parfois douté de l’avoir moi-même vécue, ce qui est une bonne chose, car ce doute implique un questionnement et une remise en cause inconnus des adeptes et des gurus de la non-dualité. Or, je suis bien persuadé de l’avoir éprouvée, et même plus d’une fois! Dans nos nombreux échanges s’est peu à peu immiscé en vous l’idée que si cette expérience n’avait pas été vécue par moi telle que vous la connaissiez, c’est aussi que la méthode employée n’était peut-être pas la bonne. D’où vos nombreuses et insistantes exhortations à passer à l’acte et à réaliser ce que la méthode de D. Harding ne pouvait que m’apporter, nécessairement. De sorte que vous êtes passé de l’idée que ce qui importait était de goûter le fruit de l’expérience, à l’idée qu’il s’agissait de pratiquer une méthode, la vôtre, jugée imparable et efficace. Ce faisant, et le glissement dans votre pensée est parfaitement repérable dans vos courriers, la méthode est devenue aussi importante, voire plus encore que l’expérience, notamment dans la mesure où celle-ci en est venue à se confondre avec celle-là, l’une menant inéluctablement à l’autre, ou encore, l’une devenant l’autre et inversement. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien, la méthode est secondaire, et l’essentiel est de réaliser l’éveil ; ou bien, la méthode est essentielle, autant que l’expérience à laquelle elle doit mener. Il en résulte dans ce second cas que l’éveil et l’expérience du Soi dépendent entièrement de la pratique, et pas de n’importe laquelle, celle de D. Harding qui, d’ailleurs, ne se confond avec aucune autre. C’est ce qui résulte de vos courriers, souvent courroucés envers moi, qui m’obstinerait à refuser de mettre en pratique la vision sans tête, et par-là même qui me condamnerait bêtement à ne pas connaître l’expérience du Soi. Cette représentation pour le moins intolérante, et que je retrouve invariablement chez tous les adeptes de la non-dualité, toutes écoles confondues, dément les principes spirituels et universels sur lesquels tous s’appuient et selon lesquels : 1/ la méthode n’est pas ce qui importe le plus, c’est la vision du Soi, de quelque manière qu’elle apparaisse ou qu’on l’obtienne, (ce qui est faux, et on retrouve cette inversion normative dans le Yoga, tous les Bouddhismes…); 2/ la vision est une ouverture d’esprit tolérante sur la vie, le monde et autrui (sauf que ceux qui la propagent et l’enseignent font tous montre d’une réelle intolérance, voire d’un esprit sectaire…); 3/ ceux qui ne pratiquent pas la méthode proposée peuvent connaître autrement la vraie vision du Soi (pluralisme spirituelen fait interdit dès qu’on s’engage dans une voie qui finit par affirmer qu’en-dehors d’elle, il n’y a pas de salut…). Ce vers quoi vous semblez incliner inexorablement. Ainsi, cette croyance que vous propagez avec d’autres affirme que ceux qui ne passent pas par les fourches caudines de la vision sans tête, au pire se condamnent eux-mêmes, au mieux n’en ont qu’une vision frelatée et approximative, ce qui est sans doute mon cas, définitivement incurable…, j’en ai peur… Bruno
Ce petit mot simplement pour vous remercier, cher Jean-Marc, d’avoir accepté de dialoguer avec moi pendant toutes ces années (depuis 2019 je crois…), et d’avoir publié sur votre site mes commentaires et mes remarques, d’y avoir répondu patiemment aussi.
Bien cordialement. Bruno