Un rapport récent¹ m’offre l’occasion² d’évoquer un maître-livre, ancien mais indépassable.
Voici donc une des nombreuses « réflexions » du rapport « Un principe et sept ambitions pour l’innovation » publié en octobre 2013, et dont l’objectif est de permettre à la France « de rester dans la course mondiale et de conserver son niveau de vie et son modèle social³« :
« Les entreprises doivent impérativement « jouer mondial » pour grossir vite et avoir une chance de devenir des leaders. »
Et à 180° de cette proposition convenue, nous disposons, depuis 1973, du maître-livre « Small is Beautiful – Une société à la mesure de l’homme », de Ernst Friedrich Schumacher. [« Small is Beautiful – A Study of Economics as if People Mattered », le titre original, est encore plus explicite.]
La quatrième de couverture de l’édition de poche aux éditions du Seuil en 1979, collection Points Essais n° 105, annonce clairement la couleur :
« Une des principales erreurs de notre temps est de croire résolu le problème de la production. Pour éviter une catastrophe*, nous devons susciter un nouveau style de vie et de nouvelles habitudes de consommation.
Afin de redonner à l’homme le sens de ses responsabilités et la possibilité de s’épanouir dans son travail et sa vie quotidienne, l’auteur propose d’adopter une technologie intermédiaire utilisée dans le cadre de de plus petites unités de travail décentralisées. »
Il serait absurde de prétendre résumer ici 320 pages de réflexion puissante et argumentée, et je vous déconseille de vous satisfaire de quelque fiche de lecture que ce soit, surtout de celle issue d’une « grande » école de commerce ou d’administration. Lisez et relisez tout ! Les quelques extraits présentés dans cet autre billet n’ont d’autre objectif que vous donner le désir d’aller boire directement à la source.
A minima apprenez par cœur le dernier paragraphe que voici :
« Partout, on demande : que puis-je réellement faire ? La réponse est aussi simple que déconcertante. Nous pouvons, chacun d’entre nous, travailler à faire régner l’ordre en nous-mêmes. Les conseils dont nous avons besoin ne peuvent pas nous être fournis par la science ou la technologie, dont la valeur dépend entièrement des fins qu’elles servent. Mais on peut encore les trouver dans la sagesse traditionnelle de l’humanité. »
A défaut de tout lire, étudiez soigneusement les cinq pages de l’épilogue, dont voici quelques paroles fortes :
« Tout à l’excitation que lui procure la démonstration des ses pouvoirs scientifiques et techniques, l’homme moderne a construit un système de production qui viole la nature et un type de société qui mutile l’homme. …
Développer la production et acquérir des richesses sont donc devenus les objectifs les plus élevés du monde moderne. A côté d’eux, tous les autres objectifs – peu importe tout l’intérêt que l’on semble encore leur porter – sont devenus secondaires. …
Il n’y a jamais eu d’époque, dans quelque société et quelque partie du monde que ce soit, qui n’ait eu ses professeurs et ses sages pour mettre en question le matérialisme et plaider en faveur d’un ordre des priorités différent. Les langages ont différé, les symboles ont varié, mais le message est toujours demeuré le même : «Cherchez d’abord le royaume de Dieu, et toutes ces choses matérielles dont vous avez aussi besoin vous seront données de surcroît.» … Aujourd’hui ce message ne nous est pas uniquement délivré par les sages et les saints, mais par le cours même des événements, qui nous parle le langage du terrorisme, du génocide, de la débâcle, de la pollution et de l’épuisement des ressources. …
Il va sans dire que toute civilisation a besoin de richesse, d’éducation, de recherche et de bien d’autres choses encore, mais ce dont on a le plus grand besoin aujourd’hui, c’est de reconsidérer les fins que ces moyens sont censés servir. Et cela implique, par dessus tout, de promouvoir un style de vie qui accorde aux choses matérielles leur place propre et légitime, c’est à dire la seconde place et non la première.
La « logique de la production » n’est ni la logique de la vie ni celle de la société. C’est une petite partie subordonnée aux deux. Les forces destructrices qu’elle libère ne peuvent être maîtrisées, à moins que l’on ne soit maître de la « logique de la production » elle-même. … La lutte contre la pollution ne peut pas davantage être couronnée de succès si les modes de production et de consommation continuent à être d’une échelle, d’une complexité et d’un degré de violence tels que ceux-ci, c’est de plus en plus évident, ne cadrent pas avec les lois de l’univers. Or l’homme est, tout autant que le reste de la création, soumis à ces lois. …
Dans toute la tradition chrétienne, il n’y a peut-être pas d’enseignement qui soit plus approprié et qui convienne mieux à la conjoncture moderne que la doctrine merveilleusement subtile et réaliste des quatre vertus cardinales : prudentia, justitia, fortitudo et temperentia. … »
E.F. Schumacher appuie sa conclusion sur les travaux d’un philosophe trop méconnu en France, Josef Pieper, dont l’œuvre est principalement accessible en français aux éditions Ad Solem.
« La prééminence de la prudence signifie que les «bonnes intentions» et la «bonne volonté» ne suffisent nullement. Accomplir le bien présuppose que nos actions soient adaptées à la situation réelle, c’est-à-dire aux réalités concrètes qui constituent l’«environnement» d’une action humaine réelle et que, par conséquent, nous prenions cette réalité concrète au sérieux, en faisant preuve d’une objectivité clairvoyante. »
Nos sociétés modernes en général, et la société française en particulier, ne retireraient-elles pas un immense bénéfice d’un recours massif au principe de « prudentia », « … le contraire d’une attitude envers la vie faite de petitesse, de mesquinerie et de calcul, attitude qui refuse de prêter attention et d’accorder de la valeur à tout ce qui ne promet pas un avantage utilitaire immédiat. » … ? Cette sagesse millénaire, plus proche du principe Responsabilité que de la recherche du « Great », vaut largement les bricolages des principes de précaution ou d’innovation.
Notre ami Douglas Harding a eu le génie et le courage de s’engager résolument dans la « direction inverse ». Il a mis au point des outils efficaces permettant notamment de « découvrir la vertu de prudence en adoptant une attitude de «contemplation silencieuse» de la réalité, contemplation pendant laquelle les intérêts égocentriques de l’homme sont, au moins pour un temps, réduits au silence. »
Mais, comme d’habitude, n’en croyez pas un mot ! Venez vérifier dans un atelier de Vision du Soi.
Cordialement
¹ : Un rapport de plus, coûteux à rédiger, que pas grand monde ne lira mais dont beaucoup parleront, dont personne ne tiendra compte, … voilà une bonne partie du « mal français ».
² : Il est vrai que j’aurais pu – du – saisir l’occasion depuis fort longtemps, notamment lors des nombreuses « citations » critiques de Jean-Louis Bourlanges dans l’émission « L’esprit public » sur France Culture.
« Citation » est sans doute fort mal approprié, car M. Bourlanges se contente de pourfendre allègrement le slogan qu’est devenu la première moitié du titre, sans jamais étayer véritablement les raisons de son ire. Plutôt que de continuer à marteler « Big is beautiful », je lui conseille, ainsi qu’à tout ce que la France compte « d’intellectuels honnêtes », de rédacteurs de rapports et d’ « énarques compétents » de lire et relire le livre de E.F. Schumacher. Et de le mettre en pratique résolument.
³ : George Bush Senior déclarait plus franchement en 1992 que « le mode de vie des américains n’est pas négociable. » C’est vrai : il est d’ores et déjà jugé, condamné et la sentence d’effondrement est en cours. Le jour du dépassement – 20 août en 2013 … – constitue un marqueur efficace, pas seulement pour les américains.
* : Les esprits chagrins me reprocheront de jouer les Cassandre et me demanderont de leur montrer cette « catastrophe » … Cette fameuse « crise » qui dure, s’aggrave et se rapproche chaque jour un peu plus de seuils inconnus, et sans doute irréversibles, n’en est-elle pas l’équivalent ? Qu’un tel rapport sur « l’innovation » soit encore possible au bout de plusieurs décennies de « crise », n’est-ce pas la meilleure preuve de notre aveuglement et du « choix » résolu de persévérer dans la catastrophe ? [Notez bien la posture exacte de Cassandre : elle dit toujours la vérité mais n’est jamais prise au sérieux.]
Une réponse sur « « Small is beautiful – Une société à la mesure de l’homme » – E.F. Schumacher »
C’est une très bonne idée de parler de E.F.Schumacher et de son ouvrage « Small is beautiful ». C’est un manuel que l’on devrait mettre entre toutes les mains jeunes.
Mettre en application les idées qui sont dans ce livre verraient là un bon moyen de sortir de nos crises et d’aller vers un travail économiquement fait pour l’homme.