Le guérisseur du « Nous » – Marie Balmary
Dans Pardès 2002/1 (N° 32-33), pages 271 à 279
« Je suis ici aujourd’hui avec vous, je crois, pour deux raisons. D’abord en tant que psychanalyste qui lit la Bible. Et aussi, en tant que « chrétienne ». Comme je mets des guillemets à ce qualificatif, je vous dois quelques éclaircissements qui ne seront pas sans rapport avec ma vision du juste souffrant.
Mes lointains ancêtres ont jadis entendu une histoire incroyable que des juifs leur ont racontée, l’histoire d’un homme de chez vous, un fils d’Abraham, homme juste, guérisseur et enseigneur, condamné pour s’être dit fils de Dieu, donc égal à Dieu. Cet homme, pourtant, qui s’appelait lui-même « fils de l’homme » n’avait transgressé aucun commandement ni n’avait blasphémé en se reconnaissant fils de Dieu, puisqu’à tous les hommes il reconnaissait le droit de dire : Notre Père qui es aux cieux … D’ailleurs n’est-il pas écrit dans l’un de vos psaumes (82) comme il le rappelle lui-même : « J’avais dit, moi : Vous êtes des Elohim, vous tous, des fils du Très Haut … » Or cet homme aurait traversé victorieusement la mort. Cette incroyable et heureuse nouvelle, quelques juifs parmi vos ancêtres l’ont racontée à mes ancêtres et mes ancêtres les ont crus. Je n’y suis pour rien. Voilà d’où je viens.1
Par où je suis passée et où je suis maintenant, je vous le dis en quelques phrases. Lorsque je suis arrivée à l’âge où l’on distingue le vrai du faux, je n’ai pas trouvé le christianisme conforme à l’évangile. Alors, j’ai emporté dans ma mémoire les paroles que j’avais lues et entendues, le souvenir de quelques rencontres et je suis partie chercher la vérité divine, s’il y en avait une, dans le seul endroit où, pour moi, elle pouvait encore être trouvée, dans le cœur des hommes.2
Or, dans le cœur de l’homme, dans la mémoire inconsciente de l’homme, j’ai trouvé comme écrites en creux des paroles étrangement proches de la Torah, des prophètes, de Job, des psaumes … J’ai entendu que les offenses non reconnues rendent malade, que l’idolâtrie rend fou, que la maladie cherche à nous sauver de la perversion et que de tout ceci, seule la relation juste peut nous permettre de sortir.3
Je suis alors revenue vers les fondations de la loi et j’ai voulu apprendre l’hébreu. C’est Shmuel Trigano qui m’a ouvert la première porte … Il n’est en rien responsable de ce que je peux écrire ou dire au sujet de la Bible mais le chemin que, le premier, il m’a ouvert a été décisif pour moi. Depuis, nous confrontons nos pensées de temps en temps. Il m’a demandé depuis longtemps de m’expliquer sur mon christianisme qui ne lui paraît pas très catholique. Si cela a pris tant d’années, c’est qu’il me fallait faire un grand voyage que je vous résume en deux paragraphes.
L’idole Jésus que le peuple juif refuse depuis tant de siècles, qui entraîne, partout où elle sévit, les effets meurtriers de l’idolâtrie, je vous remercie de ne pas y croire. Je la refuse moi aussi. Durant des années, comme quelqu’un qui a fui son pays, j’ai été, en pensée, résidente étrangère chez vous, à la recherche des récits fondateurs de la Parole. Bien qu’étrangère, j’espère du moins être un peu juive selon la maxime : « quiconque répudie les idoles est un juif ».4
C’est à partir de votre tradition que j’ai pu revenir vers la mienne. Non pas seule mais avec des amis – ceux avec lesquels je lis la Bible. Nous avons commencé, en relisant en grec les évangiles, à entendre autrement, à découvrir quelqu’un d’autre.5
Une des questions, lorsqu’on ne sert plus l’idole Jésus, c’est de savoir s’il peut cependant, lui, nous servir, et en quoi. Peut-il devenir pour ceux qui l’interrogent ce serviteur souverain qu’il a voulu être : « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert » ? En tout cas, c’est évident pour les cliniciens que nous sommes, il n’est pas au service du moi individuel, narcissique … Surtout pas du sien, qu’il abandonne d’ailleurs au fur et à mesure de son chemin … S’il est serviteur, c’est, pour parler notre jargon, de la souveraineté du sujet en lui comme en l’autre, à laquelle lui-même ne renonce jamais. Cette souveraineté de l’homme parlant en première personne se trouve à l’endroit même où il reconnaît à l’autre la même dignité.6
Je crois, à tort ou à raison, que ce que nous appelons « avènement du sujet » en psychanalyse est proche de ce qui est appelé « filiation divine » dans les Écritures juives et chrétiennes. Or la filiation divine des fils guérisseur et enseigneur d’Israël est le motif et le moteur de l’Exode. YHWH n’envoie-t-il pas Moïse vers Pharaon avec ce message : « laisse partir mon fils » (Exode 4,23) … Jésus nous apparaît d’abord comme ce juif qui, au plus loin de la servitude, accomplit pleinement le décalogue, comme je l’ai entendu reconnaître par chez vous. Pour ma part, il me suffit de partir de là. Celui qui parvient à la coïncidence de sa parole et de ses actes n’a-t-il pas déjoué tous les pièges du diabolique, n’a-t-il pas atteint le symbolique, pour le dire encore dans notre jargon d’analyste ? Que cet être soit appelé fils de Dieu, Messie, Christ, c’est-à-dire « oint » n’est alors plus tellement étonnant. Qu’on prétende qu’il ait traversé la mort ne l’est plus autant non plus. Pourtant, rien de nouveau, bien des théologiens chrétiens acceptent de le dire. Tout ce que Jésus a dit a été puisé en Israël. Dès la Genèse, l’homme n’est-il pas reconnu divin à l’image du « Nous » divin – faisons l’homme à notre image selon notre ressemblance – Où est donc le nouveau du Nouveau Testament ?7
Pourtant, il s’est passé quelque chose de mystérieux autour de cet homme et par lui. Quelque chose qui concerne Israël et aussi les nations qui sont impliquées ensemble dans la mort de ce juste. En effet, sa condamnation peut être lue de bien des façons mais aussi, je crois, comme ceci. Elle a lieu entre plusieurs autorités, entre deux peuples, sans que nul ne soit véritablement l’auteur de cette condamnation. Il semble être mis à mort par la peur qu’il y a en l’homme devant l’élu – peuple ou personne – devant celui qu’on croit seul élu, celui qui accède à l’être auquel nous n’accéderions pas. Cette peur oblige à tuer de façon impersonnelle – « il faut qu’il meure » –, cette machine de mort se met en place partout où la parole s’effondre, où les hommes ne sont plus auteurs de leurs paroles ni de leurs actes. Or, il se trouve que, juste avant qu’Israël ne perde sa terre et son temple, la parole concernant ce Christ est entrée en expansion dans le monde. Même si elle a été sans cesse pervertie, c’est tout de même un fait.8
Maintenant, j’en arrive au texte d’aujourd’hui. Je l’ai travaillé avec l’aide de Michèle Buret qui enseigne l’hébreu, sur sa traduction, et l’aide de nos amis communs du lundi soir.9
Je vois trois lectures possibles de ce texte et c’est évidemment la troisième qui a ma préférence.
La première lecture : c’est la lecture païenne du malheur, celle que le texte lui-même dénonce. Nous le considérions atteint, frappé par Elohim, et humilié. Toute victime est coupable ; il ne peut rien arriver que les dieux ne veuillent et les dieux ne peuvent avoir tort. La souffrance est donc un châtiment. Comme le disent les amis de Job, le malheureux expie ses propres fautes. Dans cette phrase (nous le croyions frappé par Elohim), c’est la seule fois que Dieu est appelé de ce nom pluriel Elohim. Le nom accessible aux païens. Nous croyions le serviteur frappé par le dieu – par les dieux peut-être même. Ici, le « nous » qui parle reconnaît cette lecture comme une erreur : ils ne connaissaient alors ni la vérité du serviteur, ni le nom d’YHWH.
La seconde lecture, c’est la lecture sacrificielle à divers degrés. La plus répandue. Le serviteur souffre toujours en expiation de fautes mais cette fois, ce sont celles des autres. Donc, il se sacrifie. Deux versets sont particulièrement révélateurs : le 5 et le 10.
5 Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui et dans ses blessures nous trouvons la guérison.
– Jérusalem
5 Et c’est pour nos péchés qu’il a été meurtri, par nos iniquités qu’il a été écrasé ; le châtiment, gage de notre salut, pesait sur lui et c’est sa blessure qui nous a valu la guérison.
– Rabbinat
5 Mais lui il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités : la sanction, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison.
– TOB
5 Mais lui, il était traité en impie à cause de nos forfaits. il était écrasé par nos fautes. Le châtiment qui nous vaut la paix est tombé sur lui et par ses blessures il y a pour nous une guérison.
– La Pléiade
Tandis que Chouraqui traduit :
Il a sur lui la discipline de notre paix, mais en sa blessure nous sommes guéris.
De même, au verset 10 :
10 Yahvé a voulu l’écraser par la souffrance ; s’il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra sa postérité …
– Jérusalem
10 Mais Dieu a résolu de le briser, de l’accabler de maladies, voulant que, s’il s’offrait lui-même comme sacrifice expiatoire, il vît une postérité …
– Rabbinat
10 Mais, Seigneur, que, broyé par la souffrance, il te plaise ; daigne faire de sa personne un sacrifice d’expiation, qu’il voie une descendance …
– TOB
10 Yahvé a voulu l’écraser, il l’a rendu dolent : si tu fais de sa vie un sacrifice d’expiation, il verra une descendance, il prolongera ses jours …
– La Pléiade
10 YHWH désire l’accabler, l’endolorir ; si son être se met en coulpe, il voit semence …
Chouraqui
Commentaires « sacrificiels » du côté juif : (Dat Mikra)
YHWH parle. Il désire qu’il (le serviteur) soit broyé jusqu’à le rendre malade. Si le peuple juif s’offre comme victime, il va être purifié par Dieu.
Rachi prend une position extrême, peu suivie pour une fois par les autres commentateurs : toutes les nations sont pardonnées par les souffrances d’Israël. La maladie qui aurait dû venir sur nous, lui, la porte. Dans quelle mesure des commentaires juifs comme Rachi ont été influencés par la lecture chrétienne ?
Reste que la traduction grecque des LXX a la même couleur sacrificielle – je ne la reprends pas faute de temps – alors qu’elle a été faite bien avant la naissance du Christ. Donc, il nous faut bien penser que c’est dans la tête des hommes qu’une telle lecture existe.
Que le serviteur soit le prophète Isaïe, un roi, le Messie, le peuple d’Israël, pour les juifs. Et le Christ, pour les chrétiens, il reste que, dans cette lecture sacrificielle, l’expiation des fautes est le fait d’un seul. Nous sommes guéris par son sacrifice mais nous n’avons rien d’autre à faire. Cette place ne sera jamais la nôtre. Et heureusement car elle est terrible. On comprend que Rachi n’ait pas fait école sur ce point.
Un texte biblique, c’est un lieu de transformation, de passage d’une position psychique à une autre. D’où qu’il soit possible de passer d’une lecture à l’autre et qu’il nous faille en fait choisir parmi les diverses possibilités de sens, ce que les traductions ont bien souvent fait pour nous sans que nous le sachions. Ce qui nous a convaincu de lire dans les langues originales.
La troisième lecture, c’est la révélation du mal. C’est celle que je vous propose. Commençons par retraduire ces versets avec Michèle Buret. Proposition :
Et lui il est déshonoré de nos rébellions, broyé de nos injustices. La correction de notre paix est sur lui et dans sa blessure, il y a guérison pour nous.
J’entends là autre chose que tout à l’heure, je comprends que notre paix, l’idée que nous nous faisions de la paix, acquises sur le dos d’un autre, avait en effet besoin d’être corrigée. Et c’est en lui qu’il y a guérison pour nous. Car le verset suivant décrit notre paix sans le serviteur et on voit de quoi elle était faite :
Nous tous comme le troupeau nous errions, chaque homme vers son chemin nous nous tournions.
Drôle de paix en effet et drôle de « nous ». Comme des bêtes – donc muettes – qui errent, chaque homme se détournant pour suivre un chemin qui ne le mène plus à son prochain. Impossible de dire véritablement « nous » dans ces conditions. Qu’est-ce donc qui nous éloignait les uns les autres ? Notre paix avait grandement besoin d’être corrigée en effet, si c’est l’idée que nous avions de la paix. Nous étions un corps malade. Or cette maladie du « nous », nous l’ignorions. Nous ne savions pas notre propre souffrance. Lui est transpercé de nos rébellions. Il souffre de nos souffrances que nous, nous ne souffrons pas.
Il est malade de lui, croyons-nous. Ou c’est le divin qui le rend malade. Or, c’était nos maladies et nos fautes qu’il portait. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que nous pouvons associer ce texte mystérieux avec des situations que nous connaissons ?
Pour le moment je n’essaie pas de chercher qui est le serviteur, j’essaie de comprendre le processus de guérison raconté dans ce texte. En quoi peut-on porter la maladie et l’injustice d’autrui ?
À un niveau psychologique et non pas spirituel, nous les analystes, nous connaissons quelque chose qui ressemble fort à cela.
Quelqu’un vient nous voir et nous raconte une histoire très douloureuse, tragique, sans émotion apparente, avec un petit sourire au coin des lèvres. Au bout d’un moment, il y a une telle inadéquation entre le récit et le ton de la voix, entre le tragique de l’histoire et la légèreté de l’expression que l’analyste ressent un malaise.
Pour aider son patient, il faudra qu’il lui permette de retrouver peu à peu ce qu’il a ressenti, sans le culpabiliser, sans se culpabiliser, ce que son patient lui a donné à vivre sans le ressentir lui-même. Tant que le patient raconte des choses terribles sans les ressentir, il est impossible à l’analyste et à ce patient de dire « nous ». L’un dit sans éprouver et l’autre éprouve sans pouvoir dire, sans pouvoir communiquer avec celui qui a refoulé tous les sentiments d’horreur et de souffrance qui auraient dû se trouver en lui au même lieu que ce récit. Comme dans un film, la bande son ne coïncide avec la bande image, pour prendre une comparaison facile à saisir.
Autre exemple, et si je le raconte c’est qu’il n’a pas été unique : j’ai été frappée lorsque les épisodes du film Shoah sont passés à la télévision, des effets qu’il pouvait avoir. Un soir, un épisode que je regardais m’a fait penser à quelqu’un que je devais revoir le lendemain. Le lendemain, mon patient est arrivé en me disant, « Hier soir, j’ai regardé Shoah et je ne comprends pas pourquoi puisque je ne suis pas juif et que personne n’est allé en camp dans ma famille, je ne comprends pas pourquoi je me suis reconnu dans ce que disait cet ancien déporté. »10
Quelqu’un lui avait montré sa propre souffrance inconnue, quelqu’un qui grâce au cinéaste, dans la relation de parole, avait pu dire, lui, ce qu’il avait vécu et aussi ce qu’il avait commis. Cette chose terrible, horrible était entrée dans l’humanité, dans le « nous ».
Nous avons fini par comprendre, après un siècle d’écoute de l’inconscient, que celui qui ignore son mal n’a qu’un seul moyen de le retrouver, c’est de le projeter sur quelqu’un d’autre qui sera, lui, capable de porter, et de rendre compréhensible. Le bouc émissaire porte bien aussi les fautes, mais il s’en va dans le désert, l’homme ne verra pas la souffrance ni la mort qu’il lui donne. Il n’en est pas de même de l’homme serviteur qui présente son visage et laisse lire la souffrance.
Le serviteur de JE, du JE divin en l’homme, n’est-il pas celui qui permet que toute la vie puisse advenir à la lumière, être éclairée par la parole ? Si je ne puis parler ma douleur, cette douleur me coupe des autres. Comment dirais-je « nous » avec eux, sinon en ayant refoulé ce qu’ils m’ont fait, oublié ce que je leur ai fait. Comment puis-je sortir de cet oubli, de ce refoulement sinon en rencontrant quelqu’un qui me permette de le voir ?
Chacun donne à vivre à son guérisseur ce qui est resté hors parole entre lui et les autres. Une fois qu’on a projeté le hors parole sur l’autre, sur le serviteur de la parole, c’est alors lui qui nous apparaît hors parole. Il est broyé par nos maladies et injustices non reconnues. Mais YHWH est avec lui. Je propose de lire le verset 6 dans ce sens :
Nous tous, nous errions … Et YHWH fait-rencontrer en lui l’injustice de nous tous.
D’habitude, lorsqu’un tel mal ignoré est projeté sur un être innocent – souvent sur un enfant d’ailleurs – la personne qui reçoit ce malheur, ce mal, croule dessous, se met à souffrir mais sans pouvoir parvenir à révéler le mal parce qu’elle se sent coupable. Le serviteur dans ce texte a ceci de très fort, c’est qu’il est hors culpabilité ; il porte les maladies et les fautes mais il dépose la culpabilité. Asham ne veut pas dire d’abord, semble-t-il, sacrifice, mais culpabilité. Du moins c’est ce que je crois pouvoir lire grâce à Michèle Buret dans le fameux verset 10 :
Et YHWH désire son broyé (homme contrit) malade (?) si son être pose la culpabilité, il verra une semence, il allongera les jours et le désir de YHWH réussira dans sa main.
Le désir de YHWH est-il qu’il souffre pour les autres, parce qu’il expierait le mal ? Ou bien désire-t-il le souffrant seulement à condition que son être puisse poser la culpabilité, c’est-à-dire ne pas la porter lui-même, ce n’est pas la sienne, mais la présenter sans un mot devant « nous tous » ? Le désir d’YHWH est-il qu’il paie pour les autres ou est-il qu’il les éclaire sans se défaire lui-même, qu’il guérisse la parole sans la perdre – car même s’il n’ouvre pas la bouche, il est tout entier message pour l’autre. Et s’il renonce à la vie, il a mis à nu son être vers la mort (12) c’est par ce qu’il ne renonce pas à la relation de parole. Dans sa blessure, il y a guérison pour « Nous » ;
Et YHWH fait rencontrer en lui l’injustice de nous tous. (6) C’est en lui qu’est symbolisée notre injustice, en lui qu’on peut la lire. En lui se fait notre vérité : nos maladies/injustices et notre parole se rejoignent. Nous pouvons nous tourner les uns vers les autres. Nous tous.11
Dès que le texte est arrivé à ce « nous tous », alors, le récit recommence mais cette fois, ce qui est lu ce n’est pas seulement que le serviteur est malade, c’est qu’il est persécuté.
Ce récit ne pouvait pas se faire avant que le « Nous tous » soit établi grâce à lui. Comment ne pas penser à toutes ces années de silence avant que les déportés puissent parler. Il a fallu qu’ils attendent que nous soyons prêts à les entendre. Cela a pris une génération, dans bien des cas.
Au début du texte, il y avait YHWH et le serviteur de JE comme une présentation de toute l’histoire par YHWH. Puis le récit de ce nous, nous sans lui, nous contre lui, nous qui n’avait pas d’autre base que le mépris de cet homme. Une fois que nous avons retrouvé nos maladies et injustices qu’il ressentait pour nous qui ne les ressentions pas, alors c’est nous en lui. YHWH fait rencontrer en lui l’injustice de nous tous. Nous dirions, nous les analystes, c’est en lui que nous pouvons symboliser ce que nous avons fait disparaître de nos mémoires, la part de vérité enfouie. Alors, lorsqu’un « nous tous » est possible, alors commence le récit de la persécution. Et c’est dans ce récit que se pose le désir de YHWH. Ce serviteur est celui qui porte les fautes jusqu’à la parole et la conscience. Il soulève le péché de beaucoup et, final du texte, encore le même verbe ; pour les rebelles, il fera rencontrer ; il symbolisera.12
Le silence du serviteur qui montre la douleur sans attribuer de faute à personne ni à lui-même dit bien qu’il n’est pas dans l’accusation. Et comment pourrait-il accuser quand le mal que l’autre a subi ou fait subir était inconscient ? On ne peut être qu’un messager muet et que l’autre puisse lire dans ce qu’il voit ce qu’on ne lui avait jamais raconté.
C’est un tel homme, un tel peuple que je propose d’appeler un guérisseur du NOUS.
En relisant hier, avec d’autres – Genèse 20 – l’histoire d’Abraham laissant croire que Sarah n’est pas sa femme mais sa sœur, nous avons vu qu’Abimelekh, qui a failli la prendre innocemment pour lui, porte la faute et la maladie d’Abraham et de Sarah. Il est passible de mort et ses femmes deviennent stériles. La souffrance sexuelle transférée révèle la faute sexuelle cachée : il y a dans le clan d’Abraham du presque inceste et pour en sortir il faut le révéler et pour cela sur [?] quelqu’un qui éclairera, rendra intelligible, (52,13). (La honte se transfère toujours sur la gloire. Ce n’est pas par hasard si Dreyfus était un officier brillant, riche et juif.) Ceci concerne la filiation humaine.
Maintenant, si les hommes veulent atteindre, non plus à la vérité de leur filiation humaine mais à la vérité de leur filiation divine, qu’est-ce qui va se passer ? S’ils avaient été accueillis, traités avec le respect et l’amour dû à des fils de Dieu, il n’y aurait pas de problème. Mais l’humanité transmet forcément, avec la vie, des offenses à la vie. Aucun de nous n’a accès directement à sa gloire. Le chemin est plus ou moins difficile.
Ceux qui ont été traités eux-mêmes comme des chiens, humiliés et offensés et qui n’ont pas même eu le droit de s’en rendre compte, lorsqu’ils cherchent l’accès à leur dignité, vont chercher un élu, c’est-à-dire quelqu’un qui ait conscience, lui, de sa dignité. Et ils vont lui donner à souffrir et à porter leurs fautes et leurs maladies pour qu’en lui, ils accèdent enfin à leur douleur, à leur honte, à tout ce qui les retient loin d’eux-mêmes.13
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2013
https://doi.org/10.3917/parde.032.0271
NB : Un de mes projets consiste à rassembler sur volte-espace de toujours précieuses interventions de Marie Balmary dispersées aux quatre coins du wouèbe … De temps à autre, je plonge ma bâtée d’orpaillage dans ce bourbier et il m’arrive de parfois en retirer quelques pépites. Le titre retenu pour cette nouvelle-ci m’enchante !
NB : la présentation a quelque peu changé par rapport aux billets précédents. J’ai opté pour l’option éditeur de blocs de wordpress … et je patine un peu !
- Cf. aussi « La Genèse, c’est mon camp de base » ↩︎
- « … je n’ai pas trouvé le christianisme conforme à l’évangile. » Marie Balmary n’est évidemment pas la seule à constater que, parfois « … ça laisse à penser que pour eux l’Évangile c’est de l’hébreu » ! Kierkegaard a ainsi pu écrire : « Toute la chrétienté (c’est-à-dire le christianisme historique tel qu’il s’est imposé) n’est autre chose que l’effort du genre humain pour retomber sur ses quatre pattes, pour se débarrasser du christianisme, en prétendant que c’est son accomplissement. » Mais, à la différence de beaucoup, la « psychanalyste inspirée » ne lâche pas le morceau, pour notre plus grand bonheur de lecteurs … et plus si affinités ! ↩︎
- Il ne s’agit donc pas d’intellectualisme, mais véritablement de point de départ clinique. Je suis profondément convaincu que la Vision du Soi selon Douglas Harding peut contribuer activement, à sa manière, au rétablissement de cette « relation juste ». C’est « le seul espoir ». Vérifiez … ↩︎
- Comme d’habitude, Marie Balmary n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Sous l’apparence d’une « bonne vieille grand-mère », le comportement, infiniment bienveillant, digne d’un maître zen, tel que celui de Houang-Po notamment.
A l’aune de cette maxime, il semblerait qu’il ne reste que bien peu de « juifs » en ce monde d’idolâtrie généralisée … Nombre d’israéliens semblent ainsi très problématiquement englués dans un nationalisme meurtrier … ↩︎ - Ainsi les livres de Marie Balmary sont-ils l’écriture singulière d’une relecture collective : « … non pas seule mais avec des amis. » Et l’aventure continue avec les Ateliers Bible et Psychanalyse. ↩︎
- « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert » : Luc 22, 27.
Ne croyez-vous pas qu’un tel « serviteur souverain » serait d’une grande utilité en ce monde ou quasiment tout un chacun ne pense qu’à se servir ?
Un « serviteur » qui n’est pas au service du « moi-je » périphérique, de ce composé corps & mental infiniment précieux certes, mais secondaire et tellement dénué de sens en l’absence de la reconnaissance et de l’incarnation du « Je Suis » central. Cette « souveraineté du sujet » ne serait-elle pas intimement reliée à notre commun « autoportrait » ? ↩︎ - « Je crois, à tort ou à raison, que ce que nous appelons « avènement du sujet » en psychanalyse est proche de ce qui est appelé « filiation divine » dans les Écritures juives et chrétiennes« , … et peut-être « éveil » dans bon nombre de traditions orientales ? Je vais relire « Bouddhisme zen et psychanalyse », en conservant soigneusement ce « proche » en … tête ! Moi je crois, à tort ou à raison, que la Vision du Soi selon Douglas Harding peut aider tout un chacun à réaliser de quoi il est question … Vérifiez !
« Jésus accomplit pleinement le décalogue » ; cf. Matthieu 5, 17 : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la tora ou les inspirés. Je suis venu non pas détruire, mais accomplir. » [μη νομισητε οτι ηλθον καταλυσαι τον νομον η τους προφητας ουκ ηλθον καταλυσαι αλλα πληρωσαι] ↩︎ - Comment sortir -de cette logique de peur et de mort ? Pourquoi l’aventure des expériences – simples, concrètes, joyeuses – mais sans échappatoire de la Vision du Soi suscite encore autant de résistances ? Il me semble qu’elles permettent à tout un chacun de réaliser son « élection », de sortir – définitivement au prix d’une « discipline assidue » – du ballottage. Vérifiez ! ↩︎
- Le chapitre du prophète Isaïe (52,13 – 53,12), appelé dans la Bible de Jérusalem : « Quatrième chant du Serviteur », est intitulé le plus souvent : « Le Serviteur souffrant » (Pléiade, TOB). André Chouraqui : « L’homme de douleurs ». Cf. Bernard Dupuy dans Pardès 2002/1 (N° 32-33), pages 250 à 259. ↩︎
- « Homo sum ; humani nihil a me alienum puto : Je suis un homme ; j’estime que rien d’humain ne m’est étranger. » Térence – Heautontimoroumenos. Rien … y compris les pires horreurs dont l’humain est capable. La Shoah bien évidemment … mais aussi la Nakba, le génocide cambodgien, le Rwanda, … « L’histoire avec sa grande hache » en est tellement prodigue. ↩︎
- Nous pouvons devenir espace d’accueil illimité & inconditionnel les uns pour les autres, nous tous, … parce que nous Le sommes déjà ! La Vision du Soi selon Douglas Harding ne sert qu’à cela … excusez du peu ! Vérifiez ! ↩︎
- « … ce que nous avons fait disparaître de nos mémoires, la part de vérité enfouie » : ne serait-ce pas – aussi & surtout – notre Identité véritable, notre Visage Originel, notre « autoportrait », le « Je Suis » central, l’espace d’accueil, … ? ↩︎
- Il est certain que quasiment personne n’a « accès directement à sa gloire », que « le chemin est plus ou moins difficile ». Mais lorsque se révèle une « entrée principale » aussi sûre que la Vision du Soi, qu’est-ce qui empêche de franchir le seuil, qu’est-ce qui nous incite encore à nous « contenter de trop peu » ? Vos réponses & remarques m’intéressent au plus haut point, n’hésitez pas. ↩︎