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6 - Lectures essentielles Fondamentaux Vision du Soi

Ultime Teishô de Jacques-Dôkan Brosse

Ultime Teishô de Jacques-Dôkan Brosse

Rivière, dimanche 4 novembre 2007


« Mes deux précédents teishô nous amènent, tout naturellement à redéfinir les rôles respectifs du maître et des moines au sein du Sangha. 1

La première considération qui détermine toutes les autres, est que tous sont, ou devraient être, des bodhisattvas chez qui prévalent la compassion, le dévouement et même l’oubli de soi au profit des autres et de la communauté à laquelle ils ont adhéré de leur plein gré. 2

Le personnage du bodhisattva et son rôle dans le monde sont parfaitement définis dans les sûtra du Mahâyâna. Ainsi, dans le Mahâprajnaparamitâsûtra : le bodhisattva a, au fond de sa moelle, l’amour des créatures comme on l’a d’un fils unique, aussi son amour travaille-t-il constamment à leur salut … Comme une colombe chérit ses petits et reste à les couver tout en débarrassant le nid de leur déjections, dans cet état d’amour et de compassion, la répulsion est détruite ; il en est de même chez le Compatissant à propos des créatures que sont ses enfants. En considérant que le monde est souffrance (dukkha) il souffre : il sait bien ce qu’il en est, comment on y échappe et ne se lasse jamais. L’exemple parfait en est donné par Vilmalakirti, le disciple laïc du Bouddha, dans son Vilmalakirtinirdesha sûtra sur lequel Gilles nous a fait ici même un très convaincant exposé, au point que j’ai su alors qu’ayant surmonté ses contradictions, il en été pénétré et devenu un. 3

De même, les enseignements du Mahâyâna donnent des directives qui doivent guider le maître spirituel : « Il attire les êtres, il les introduit dans le bouddhisme, il tranche leurs doutes, il mûrit leurs racines de bien et leur ménage de bons conseils ; il leur procure un cœur bien affermi, les libère par la sapience, leur fait obtenir un plein succès et leur procure une bonne naissance dans la lignée du Tathagata. » Dans un autre sûtra, il précise : « Sacrifice de son propre corps ainsi que de son abondante perfection dans la retenue morale, patience à l’égard des êtres faibles, absence de considération pour son corps et sa vie ; mise en œuvre de l’énergie, refus de jouir de la béatitude des absorptions mystiques, indifférenciation dans la sapience, voici le prodige des vrais contemplatifs. Sa tâche primordiale est la prédication. Grâce à son habileté dans les moyens, il convertit même les gens hostiles ou indifférents, en leur montrant que rien d’autre n’est important dans la vie que la pratique assidue. Il leur montre son visage souriant, sa douceur, son tact et sa connaissance parfaite du cœur d’autrui. » 4

Le bodhisattva proclame : « J’assume le fardeau de toutes les souffrances. J’y suis résolu, je l’endurerai. Je ne tremble pas, je ne frémis pas d’épouvante, je ne crains ni ne suis effrayé, je ne m’y déroberai pas ni ne m’enfuirai. Pourquoi cela ? Parce-que tel est mon vœu, celui que nous renouvelons, nous, à toutes les cérémonies. Je dois à tous prix porter le fardeau des êtres … Par moi, tous doivent être sauvés, par moi, le monde entier doit être sauvé. Il me faut libérer les êtres de la jungle de la naissance, de la jungle de la vieillesse, de la jungle des maladies, de la jungle de toutes les détresses, de tous les malheurs, du devenir tout entier. » Lequel d’entre nous est-il capable d’en venir à un tel renoncement ? 5

Ces citations permettent de définir le rôle du maître selon la tradition constante des maîtres zen. D’abord, le maître ne peut s’en proclamer lui même : il doit avoir été investi par son propre maître après une longue intimité sans défaillance. La première qualité d’un nouveau maître doit être la modestie, sa seule supériorité étant la longueur d’une pratique ininterrompue. La seconde de ses qualités et le dévouement. Le maître est au service de la communauté et celle-ci n’est pas à son service. 6

Il en va de même pour toutes les communautés spirituelles. Dans la règle de Saint-Benoît, il est dit que l’abbé est au service de ses moines, qu’il doit être leur père et leur mère. Quant au pape Grégoire Le Grand, lui-même disciple de Saint-Benoît, il déclarait que les papes sont les serviteurs des serviteurs de Dieu, ce que semble d’ailleurs avoir oublié ses successeurs.

Dans le Sangha, les moines ne respectent le maître qu’en fonction des services qu’il leur rend. S’il devient arrogant, ils le quitteront, inévitablement. Pour eux, il étudie le bouddhisme sous tous ses aspects afin de pouvoir les instruire et corriger leurs erreurs mais aussi, sommairement les autres religions, les autres formes de spiritualité, afin de pouvoir les comparer, ce qui leur permettra de répondre aux objections des nouveaux venus. Il ne doit pas oublier qu’il reste un moine comme les autres. Non seulement il doit les traiter avec indulgence, mais se mettre à leur portée, rester leur proche et les connaître intimement afin de répondre aux besoins de chacun d’entre eux. Il doit être disponible à tout instant. Il ne doit être ni ambitieux ni orgueilleux, sinon il ne sera pas suivi. Qu’il relise attentivement et régulièrement les instructions de nos prédécesseurs, par exemple notre grand maître Dogen, qui dans les Huit aspects de l’Éveil du Grand Homme, définit l’attitude juste de celui qui est envoyé enseigner par son maître :

« Il est semblable à un navire de haute mer qui n’a plus à craindre les vagues ni les tempêtes et va, sans discontinuer, d’un bord à l’autre du fleuve boueux et turbulent qu’est le samsara, transportant d’innombrables êtres jusqu’à l’autre rive et retournant en arrière afin d’en faire passer d’autres … Il voit les êtres emportés par le quadruple torrent du samsara, il veut les sauver et leur faire trouver l’issue. Il tient compte des racines bien plantées en eux. S’il voit des êtres destinés à être sauvés par le véhicule des Auditeurs (Sravaka), il le leur prêche et d’abord les apaise. S’il rencontre des êtres destinés à être sauvés par le véhicule des Bouddhas-pour-soi (Pratyekabuddha), c’est l’enseignement qui convient à ceux-ci qu’il leur propose et ainsi de suite.

Autrement dit, il donne à chacun selon sa maturité et son avancement sur la voie ce dont il a besoin puis retourne vers une nouvelle naissance afin de continuer sa tâche. C’est pourquoi cet homme honnête est nommé « Capitaine de vaisseau ». Je le nommerai, moi, « Passeur ». Le véritable maître spirituel poursuit sa tâche de vie en vie. Il exécute ainsi le premier vœu des moines :

« Aussi nombreux que soient les êtres, je fais vœu de les faire tous passer sur l’autre rive »

dont il n’a pas perçu, sur le moment, le redoutable engagement qu’il constituait. 7

Dans le dernier sermon qu’il prononça juste avant sa mort, le Bouddha Shakyamuni énonça clairement les huit aspects de l’Éveil du Grand Homme : le premier est d’être délivré de toute avidité, de n’avoir plus que peu de désirs … Le Bouddha a dit :

« Vous ne pouvez ignorer qu’un homme qui a beaucoup de besoins recherche renommée et profit et que de ce fait, il est assujetti à de grandes souffrances. De plus, seul un enseignant qui n’a que peu de besoins n’incitera pas les autres à l’avidité. Satisfait de peu, il n’a pas de soucis et reste de ce fait toujours paisible, montrant ainsi l’exemple aux autres par sa vie même. Ce n’est que parce-qu’il est lui-même satisfait de ce qu’il à, qu’il peut guider les autres : il reste joyeux, même s’il doit dormir sur le sol. Ainsi doit se comporter le vrai maître spirituel, ainsi qu’il doit être actif, ainsi qu’il doit penser. » 8

Je ne me considère pas moi-même comme un maître modèle : je ne vois que trop bien – et vous aussi – mes défaillances. »

Transcription de Jean-Jingang (relue mais non corrigée) d’après les notes remises par l’auteur.


Cordialement

  1. Cf. également la série d’exposés commentés de « Pratique du zen vivant ». Il aurait sans doute été plus logique de la terminer avant de reprendre celui-ci … Mais j’ai encore bien du grain à moudre avec les quarante qui restent à explorer. Vous me pardonnerez cette facilité. ↩︎
  2. « … l’oubli de soi au profit des autres » s’avère, en général, assez difficile pour le petit moi périphérique. Ce prodige ne serait-il pas seulement accessible à celui qui « coïncide silencieusement » avec son Visage Originel, à celui qui est, d’abord, espace d’accueil illimité & inconditionnel ? Ce que, potentiellement, nous sommes tous … Ce que la Vision du Soi nous permet de réaliser. Vérifiez ! ↩︎
  3. La remarque et l’interrogation ci-dessus s’appliquent pareillement à cet « état d’amour et de compassion ». Est-ce que Vivre Sans Tête conduit nécessairement à l’agapé … ? Il me semble en tous cas que c’est sur ce « terrain solide du Voir » – de la « Vision » – qu’elle peut naître et fructifier. Vérifiez ! ↩︎
  4. Douglas Harding aurait sans aucun doute été assez d’accord avec cette (bonne …) blague de mon ami Anaël Assier : « Il est temps de mettre un terme au maître ». Mais je dois avouer que je reconnaît la présence de Douglas dans ce paragraphe, notamment à propos de l’« habileté dans les moyens ». Pour moi (et quelques autres, heureusement !) il n’y a pas plus efficace que la Vision du Soi pour … passer sur cette « autre rive », dont nous pensons & croyons être exilés seulement par la plus tenace des illusions. Si vous avez l’audace de la découvrir puis de la pratiquer, elle « tranchera vos doutes, mûrira vos racines de bien …, vous procurera un cœur bien affermi, vous libérera … , vous fera obtenir un plein succès ». Vérifiez ! ↩︎
  5. La lecture d’une telle affirmation : « Par moi, tous doivent être sauvés, par moi, le monde entier doit être sauvé » pourrait faire prendre ce sûtra particulier, voire la totalité du bouddhisme pour un délire complet, l’illusion d’une fausse grandeur personnelle. Il n’en est rien. Seule l’utilisation du pronom personnel (tonique ?) « moi » pose problème dans l’expression. Celui du bodhisattva salvateur n’a en effet plus grand chose à voir avec le « moi » habituel : l’espace d’accueil illimité & inconditionnel (ou le Soi, ou toute autre formulation plus bouddhiquement correcte …) est advenu en lui et, souvent, malgré lui. C’est cet espace mystérieux qui autorise ce prodige a priori insensé. Cet « accomplissement » – plutôt que « renoncement » – est accessible à chacun. Vérifiez ! ↩︎
  6. Une transmission ininterrompue de maître à disciple depuis des temps immémoriaux n’est nullement une garantie de ces qualités de « maître » au service de la « communauté », comme de sordides actualités le rappellent régulièrement. Cf. notamment le documentaire « Bouddhisme, la loi du silence » qui n’hésite pas à mettre en cause le Dalaï-lama lui-même ainsi que notre Matthieu Ricard national. Il faudra bien écrire un billet un jour prochain sur cet épisode très dérangeant …
    Quant à la « communauté » appelée de ses vœux par Douglas, c’est l’humanité toute entière. ↩︎
  7. Rappelons pour commencer cette note délicate qu’il existe un livre de Marie-Madeleine Davy intitulé « Henri Le Saux, swami Abhishiktnanda, le Passeur entre deux rives ».
    Ajoutons que j’ai personnellement toujours éprouvé un intérêt marqué pour les « passeurs », les personnes les plus passionnantes et utiles qui soient : Aldous Huxley, A. Watts, K. G. Dürckheim, S. Prajnanpad, A. Desjardins, Henri Le Saux, Douglas Harding, Marie Balmary …
    Et dans la continuité de cette dernière (last but not least …) remarquons qu’il est ici question d’une « autre rive », d’une rive « autre », toute autre et qui ne fait pas nombre avec la rive connue. Tout comme la fameuse « joue » de Matthieu 5, 38.
    Alors est-ce que s’efforcer d’être un « passeur vers l’autre rive » – ce que j’essaie très modestement de faire à ma façon – constitue un « redoutable engagement », ou est-ce que ce ne serait pas plutôt la seule façon d’être véritablement humain ?
    Comme le rappelle Christian Bobin : « Le travail spirituel est le travail de vivre, tout simplement. » Ou comme l’affirme Gu Meisheng : « Il n’y a qu’une seule chose à faire : s’éveiller et aider les autres à s’éveiller. » (Vous remarquerez peut-être que cela en fait deux de « choses ». Mais pas dans la logique de l’éveil & de l’Esprit ou deux est la moitié de Un et pas l’inverse !) ↩︎
  8. S’agit-il vraiment d’un « peu de besoins », d’une sobriété volontaire assumée ? N’est-ce pas plutôt le parfait contentement de qui dispose de « l’unique nécessaire », demeure dans la « joie sans objet » & la « joie spacieuse », « coïncide silencieusement » avec son Visage Originel, est – simplement, concrètement, joyeusement – espace d’accueil illimité & inconditionnel ? Une dernière fois : vérifiez ! ↩︎

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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