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Il n’y a pas d’âge pour saisir “Le Bonheur-du-jour”

Il n’y a pas d’âge pour saisir “Le Bonheur-du-jour”

« Coup de foudre aux abords du Pont-Neuf pour un vieillard d’une classe folle, plongé dans un guide de survie éternelle signé Jacques Brosse. Le vieux monsieur a tout compris : pour vivre heureux, il faut choisir des amis sur lesquels on peut compter, les meilleurs étant bien souvent dans les livres.

Au bout de l’arbre sec, une fleur s’est ouverte. L’arbre, c’est ce vieil homme aux couleurs d’écorce et de lichen, d’humus et de feuilles mortes. La fleur, c’est son livre ouvert, lumineux et délicat comme un perce-neige : Le Bonheur-du-jour, de Jacques Brosse. 1 Savez-vous, monsieur, que vous incarnez à vous seul le titre de votre recueil ?

Oui, monsieur, vous êtes le bonheur du jour, vous êtes le soleil d’octobre, vous êtes l’ange céleste. Vous apercevoir sur les quais de la Seine a illuminé l’après-midi de la lectrice par-dessus votre épaule frêle et voûtée, sur laquelle sa main a failli se poser. Vous ne l’avez peut-être pas senti, mais un immense élan d’affection s’est dirigé vers vous, anonyme ami de toujours.

A cause de votre allure, discrète, soignée, élégamment fonctionnelle. Même votre casquette, qu’on ne voit pas sur la photo, apportait une touche finale impeccable, sur vos cheveux d’une blancheur marmoréenne. Mais c’est surtout votre façon de lire, monsieur, qui sortait de l’ordinaire. Le bus tardait à venir, donnant un beau loisir, celui d’observer vos doigts noueux suivre la ligne du texte, pas à pas, mot à mot, comme si vous lisiez du braille, comme si vous caressiez les phrases, comme si vous recherchiez un lien tactile, un peu de chaleur dans le papier.

Quel ouvrage pouvait vous prodiguer ce soin jaloux, vous offrir cette inébranlable sérénité ? Un livre de bien-être haut de gamme, utilitaire et poétique, combinaison rare que vous avez su dénicher, peut-être chez un bouquiniste pas loin du Pont-Neuf, puisque c’est là que vous êtes assis, le bon endroit pour un vieil homme qui fait peau neuve grâce à la littérature. Car Le Bonheur-du-jour de Jacques Brosse est une vraie cure de jouvence, un sacré sésame pour la paix de l’âme.2

On a un peu oublié cet auteur, mort il y a dix ans, et pourtant, quel homme hors norme, ami d’Albert Camus, d’Henri Michaux et de Simone Veil, passionné par les arbres, les plantes, les mammifères et les oiseaux, créateur d’une incroyable réserve naturelle autour de sa propriété de la Sarthe, un temps amateur d’expériences sous LSD, puis converti au bouddhisme et ordonné moine dans les années 70 par son maître zen Taisen Deshimaru.3

Les écrits de Jacques Brosse sont à l’image de sa vie : éclectiques et harmonieux, à la recherche de passerelles entre les êtres et l’univers. Le petit livre que lit le beau vieillard automnal est un peu à part dans l’œuvre de l’auteur. Son titre se réfère à l’un de ces meubles qui ont de drôles de nom. Il existe bien des cabriolets (petits sièges au dossier concave) des conversations (doubles fauteuils en forme de S, permettant de discuter sans avoir à tourner la tête), des semainiers (hautes commodes à sept tiroirs).4

Le bonheur-du-jour, quant à lui, est décrit, en préambule de l’ouvrage du même titre, comme un « petit meuble où l’on serre les papiers et les petits objets auxquels on tient ». Jacques Brosse a donc transformé son livre en écrin de marqueterie, où il a soigneusement rangé les observations qui lui firent chaud au cœur, de mars à mars, entre deux printemps de sa vieillesse.

Version personnelle de la fameuse Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm, son bonheur du jour se cueille souvent dans la nature. Chaque jour, Jacques Brosse « narcissait du papier » devant des narcisses blancs et se posait des questions sur son statut de vivant : « Lorsque je me promène dans la prairie, qui suis-je pour le taon ? Une espèce de bétail vertical à la peau nue qui l’attire. Et pour la cigale qui, chantant à tue-tête, ne m’a pas entendu approcher, mais, en me voyant, s’est tue ? Une ombre. Et pour ce papillon, un silène, qui me laisse examiner le dessin de ses ailes fermées que lui ne connaît pas ? Un admirateur. Et pour la Terre ? Le plus nocif de ses parasites. »5

Et pour ce lecteur du Pont-Neuf, probablement né dans les mêmes eaux que lui, vers l’an 1922, qui est Jacques Brosse ? Un tuteur pour pousser droit jusqu’au ciel, une goutte de pluie pour la soif, un rayon de lumière pour vivre intensément jusqu’au bout.« 6

Marine Landrot

Journaliste à Télérama et critique littéraire

Publié le 09 octobre 2018

Cordialement

  1. Ce merveilleux « petit » livre a fait l’objet d’un billet sur volte-espace. Quelques autres « bonheurs du jour » ont ensuite été rajoutés : « De l’esprit, un jour, naquit le corps », « Ajournement », « Le bonheur … est aussi une ascèse », « Sans ferveur enfantine … on ne peut connaître le bonheur ». Mais, bien entendu, tout est à lire & relire. Merci à Marine Landrot pour cet article dans Télérama. ↩︎
  2. « Un livre de bien-être haut de gamme, utilitaire et poétique, combinaison rare … ». Le contraire en somme de la plupart de tous ces médiocres livres de développement personnel qui promettent tout & tout de suite, c’est-à-dire souvent n’importe quoi. Cette « vraie cure de jouvence, … sacré sésame pour la paix de … » l’Esprit plus que de « l’âme », est le testament spirituel posthume d’un véritable géant de la connaissance & expérience spirituelle. Un enseignant sans cesse à l’affût de la moindre occasion de faire découvrir à autrui notre Visage Originel commun. Et l’occasion d’écrire aussi que le moindre emplacement de l’un de ces « bouquinistes » des quais de Seine vaut mieux que ce fichu désastre des jeux olympiques, inutiles et imposés … ↩︎
  3. Mais certains continuent d’honorer sa mémoire et de perpétuer son enseignement : cf. Do Shin. Et nombreux sont ceux qui approfondissent leur connaissance du zen à l’aide des remarquables livres de ce moine & maître zen. S’était-il d’ailleurs réellement « converti au bouddhisme » ? Cet homme remarquable, « hors norme », était & reste inclassable. ↩︎
  4. « … à la recherche de passerelles entre les êtres et l’univers » certes. Mais sans doute bien plus encore : « le sage », et Jacques Brosse en était assurément un, « a pour corps l’univers entier » comme le proclament les Upanishads. L’in-dividu est en réalité un « Youniverse » qui, souvent, s’ignore. ↩︎
  5. « Et pour la Terre ? Le plus nocif de ses parasites. » Ce constat que certains, nombreux, trouveront sans doute excessif, n’est-il pas confirmé chaque jour plus solidement par les faits (« friendly ») et les scientifiques qui les observent ? Seule une vie beaucoup plus sage & spirituelle serait susceptible d’infléchir notre course folle, notre course à l’abîme. ↩︎
  6. « Un tuteur » pour demeurer dans une posture juste, une « posture qui exclut l’imposture » selon sa magnifique formule, un trait d’union entre Terre et Ciel. Un moyen d’accès – simple, concret, joyeux – à une « eau donnée qui devient source d’eau jaillissante pour la vie en pérennité » (Jean 4, 14). A une « vie … lumière des hommes » (Jean 1, 4). Vérifiez ! ↩︎

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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