« J’ai l’impression étrange que les paysages commencent à entrer en moi, à m’investir, à me saisir. (0) Dans son Journal, Thoreau¹ délivre ce conseil :
“N’allez pas à l’objet, laissez-le venir à vous.”²
Il a raison. Lorsqu’on se vide de toute convoitise, de toute avidité de saisie, qu’on laisse les choses être, les yeux flâner, et qu’on n’oppose plus au paysage notre poussée personnelle, alors ces choses viennent à nous et exhalent leur secret, leur intériorité. On acquiert une vue perçante. Le monde s’illumine. On s’aperçoit qu’autour de nous, c’est un festin de lumière, de beauté, une profusion de formes, de saveurs, de couleurs. Tout est là, donné, en abondance, il suffit de cultiver une attention aimante, une fraîcheur de regard, et de se servir. »³
Charles Wright
« Le chemin des estives »
« La liberté libre », pages 160-161
Cordialement
0 – Au moment de ce constat, Charles Wright a déjà parcouru plus d’un tiers de son périple de 700 km entre Angoulême et Notre-Dame des Neiges. La marche a commencé à opérer son « miracle » … ! Le but du « pélerinage » consiste à réaliser que Qui « Je Suis » vraiment ne bouge pas d’un mm, que le chemin se déroule sous moi, en moi, que les paysages m’emplissent … Une fois de plus, essayez, marchez, vérifiez !
¹ – Henry David Thoreau. La traduction française de son « Journal » est en cours de publication.
NB : j’ai fait ici autrefois un peu de réclame pour « Henri David Thoreau Biographie intérieure » … Ce livre que j’ai eu bien du mal à terminer ne la mérite guère. C’est un ouvrage sec, érudit, laborieux … on finit par tout « savoir » de la vie de Thoreau, mais on ne comprend plus vraiment ce qu’il a d’essentiel à nous transmettre. Dommage.
² – Ce conseil avisé correspond au sutra II, 37 des Yoga-sutras de Patanjali :
« Quand le désir de prendre disparaît, alors les joyaux apparaissent. »
Résister à cette impulsion du moi-je de se précipiter pour saisir, pour com-prendre … Se contenter d’être espace d’accueil illimité & inconditionnel pour l’objet, pour tout ce qui se présente. Se contenter d’être Ce que nous sommes, tous … C’est pourtant si simple, concret, joyeux grâce à la Vision du Soi selon Douglas Harding. Cela ne se peut qu’en tant que Centre, que « Je Suis ». C’est rigoureusement impossible pour le « petit » confiné dans la zone périphérique « je suis humain » du dessin ci-dessous :
La correspondance existe aussi avec une formule de Swâmi Prajnânpad : « Intérieurement activement passif & extérieurement passivement actif ». Qui met l’accent sur la nécessité d’un « travail » intérieur préalable & continu, d’une vie consciente.
³ – Est-ce « qu’on se vide », ou est-ce que l’on constate que ce vide est notre véritable nature, notre « autoportrait » ? Est-ce « qu’on laisse les choses être », ou est-ce qu’on réalise que nous sommes, tous, l’Unique Non-Chose qui les contient toutes, que « notre essence est capacité » pour elles et pour tout ? Est-ce « qu’on laisse les yeux flâner », ou est-ce qu’on maintient au contraire fermement le regard à double sens indiqué par le dessin ci-dessous :
La « vue perçante » procède de cette « Vision » à double sens. « L’entrée principale » donne accès à ce « festin de lumière, de beauté, une profusion de formes, de saveurs, de couleurs ». « Il suffit de cultiver » cette attention à double sens, de « s’établir sur le terrain solide du Voir » Ce Que « Je Suis ».
Il me semble qu’alors il n’est surtout plus question de « se servir ». Que le retour au réfléchi et au personnel exile de cette « joie spacieuse ».