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Le soufisme peut être un rempart à l’islam radical – Faouzi Skali

Suite aux attentats qui ont frappé Charlie Hebdo début janvier 2015, j’avais écrit quelques articles de circonstance, notamment : « République laïque, seul espace de spiritualité authentique » , « Journée Martin Luther King – 19 janvier 2015 », « Pas d’autre issue … – Etty Hillesum », « Cher monde musulman … – Abdennour Bidar », « Of Men and War – Laurent Bécue-Renard », …

Les attentats du vendredi 13 novembre 2015 à Paris – comme toute la violence que subit quotidiennement une majeure partie du monde – m’imposent de faire plus. Voici pour commencer une interview de Faouzi Skali datant de mars 2015, mais toujours de la plus brûlante actualité.

J’ai eu la joie d’entendre cet homme de lumière le 14 novembre, lors du Forum A Ciel Ouvert. Il semblait tout à la fois infiniment triste suite aux horreurs de la veille, infiniment réaliste devant la difficulté de sa tâche – de notre tâche à tous – et infiniment confiant dans cette tradition de l’islam spirituel, qu’aucun assassin – appelons-les par leur véritable nom, dépouillé de toute fallacieuse justification en « -isme » – ne pourra jamais atteindre.

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« Joan Tilouine : À travers votre festival [de la culture soufie], vous défendez le soufisme. Est-il en péril ?

Faouzi Skali : Dans l’ensemble du monde musulman, de l’Asie à l’Afrique, la culture soufie est très largement majoritaire. Pourtant, son patrimoine spirituel, artistique et littéraire demeure souvent absent de la vie publique.

Les tragiques événements récents, commis par des individus qui se revendiquent d’une idéologie wahhabite et d’une conception réductrice et extrémiste de la religion¹, monopolisent l’attention de l’opinion publique. Les musulmans eux-mêmes ne se reconnaissent pas dans cet islam. Comment s’identifier à ces actes barbares perpétrés à Mossoul, au nord du Nigeria, à Paris ou ailleurs ? Il y a un effet d’optique qui inverse la réalité de l’islam vécu et pratiqué. Il me semble donc que le soufisme a besoin d’être soutenu, expliqué, débattu, pour faire valoir sa réalité dans le quotidien.

Question : La spiritualité peut-elle faire face aux pulsions destructrices ?

Faouzi Skali : Il est urgent de changer la perception de l’islam car certains musulmans peuvent finir par croire que la réalité est celle des écrans d’ordinateurs qui diffusent les crimes filmés par les extrémistes eux-mêmes.

Lorsqu’on dit que l’islam est tolérant et ouvert aux autres religions, cela peut sembler un discours minoritaire et un peu naïf. J’avais créé le festival des musiques sacrées de Fès pour en apporter une démonstration. Ce festival était en symbiose avec cette ville, en harmonie avec son histoire spirituelle, son héritage arabo-andalou et sa multi-culturalité.

Il me semble crucial de réveiller cette tradition de l’islam spirituel qui est le quotidien de centaines de millions de personnes.

En témoigne par exemple la tradition soufie populaire, les rites du samâ (danse rituelle), les chants et les musiques.

Ou encore la diffusion des œuvres du mystique persan Djalâl ad-Dîn Rûmî, du penseur Ibn Arabi, de l’émir Abdel Kader et de beaucoup d’autres. C’est loin d’être marginal².

Mais si beaucoup connaissent Ibn Arabi, combien le lisent vraiment ?

Question : Vous entendez faire de Fès l’un des lieux majeurs d’une sorte d’internationale soufie pour contrer l’influence du wahhabisme très forte en Afrique ?

Faouzi Skali : Ce serait trop restrictif de dire que c’est pour contrer le wahhabisme dont l’histoire, très récente (18° siècle), ne peut être comparée à la richesse du patrimoine soufi (né en même temps que l’islam au 8° siècle).

Pour simplifier : de la même manière que l’Arabie saoudite est exportatrice du wahhabisme, le Maroc, qui est imbibé de soufisme, a vocation à contribuer à son rayonnement en Afrique.

Toutefois, les Marocains ne sont eux-mêmes pas épargnés par la pénétration d’autres courants islamiques et ils ont eux aussi besoin de repères. Fès est donc un lieu qui permet une réflexion et une expression libres. C’est un écrin de la civilisation islamique, face au désarroi dans lequel Daech plonge de nombreux croyants.

Question : Pour les non-initiés, le soufisme peut paraître confrérique et même fermé. C’est ce qui explique sa confidentialité ?

Faouzi Skali : L’histoire du soufisme est d’abord populaire. Autrefois, le soufisme était culturel et naturellement intégré dans le quotidien des musulmans. Cette réalité est toujours très présente, mais elle est moins perceptible dans la culture moderne.

Avec ce festival, par-delà les limites de telle ou telle confrérie, nous ramenons cette réalité sur la place publique. À Fès, des liens très forts existent avec la grande mosquée de la Qarawiyine, avec la Tariqa Tijanya dont le tombeau du fondateur Cheikh Ahmed Tidjane Chérif, se trouve dans la ville et donne lieu à un pèlerinage. L’islam soufi de rite malékite irrigue l’Afrique de l’Ouest et la relation historique est très profonde entre les confréries et les théologiens de part et d’autre du Sahara.

Je crois qu’aujourd’hui il faut aller au-delà du soufisme maraboutique et confrérique. En Afrique, je rencontre beaucoup d’érudits qui sont parfois gênés que l’islam ne soit réduit qu’à cela. Or il y a d’autres richesses dans notre civilisation en partage : la science, l’art …

Question : Comment contrer le prosélytisme de groupes islamistes radicaux qui maîtrisent les moyens de communication modernes ?

Faouzi Skali : Les islamistes radicaux sont au fond très matérialistes parce qu’ils proposent une consommation de l’extrémisme. Ils font du business, s’accaparent du pouvoir politique et économique au nom de la religion dont ils n’extraient que l’aspect matérialiste. Le djihadisme est le fils monstrueux de l’ultra-libéralisme.

Je pense et je veux croire qu’il y a un besoin de spiritualité chez les jeunes dont une partie est détournée par ces groupes. Un jeune qui ressent un besoin de quête spirituelle peut être embrigadé. Il nous faut donc faire rempart par la spiritualité³.

Question : Quid de l’instrumentalisation politique du soufisme par les États ?

Faouzi Skali : Au Maroc, le roi Mohammed VI reconnaît et soutient le soufisme comme pilier de l’histoire du pays. En Algérie pendant longtemps, les autorités ont fait reculer le soufisme et le patrimoine de la pensée de l’émir Abdelkadder était presque ignoré. Aujourd’hui, le soufisme y est revalorisé. Est-ce une instrumentalisation ? En Tunisie aussi, le soufisme a été mis à mal mais on constate désormais un regain d’intérêt de la part des autorités. Défendre un patrimoine culturel soufi est une urgence qui échappe à des velléités d’instrumentalisation politique. Au fond, c’est une guerre culturelle. »

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Faouzi Skali est un chercheur qui conjugue ses travaux universitaires avec sa quête spirituelle. Docteur en anthropologie et sciences des religions, il est l’un des plus grands spécialistes du soufisme, tradition ésotérique de l’islam. Auteur entre autres de « Jésus dans la tradition soufie » (Albin Michel, 2013), il est lui-même adepte d’une confrérie, la Butchichya.

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Il a fondé et dirigé pendant vingt ans le célèbre festival des musiques sacrées dans sa ville natale de Fès. Depuis 2007, il préside un autre festival, celui de la culture soufie, dont la 9e édition se déroule du 18 au 25 avril à Fès.

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L’article initial sur le site Le Monde.fr, en date du 4 mars 2015

 

Cordialement

 

¹ – Est-ce que notre République laïque soutient suffisamment cette position – plus proche de la vérité que d’une simple opinion parmi d’autres ? Est-ce qu’elle s’appuie suffisamment sur les travaux de spécialistes comme Abdennour Bidar, Eric Geoffroy et sans doute bien d’autres que j’ignore ? Est-ce qu’elle fait preuve de fermeté sans faille envers le Royaume Saoudien, le Qatar, la Turquie, … qui valorisent wahhabisme et salafisme ? Est-ce qu’elle écoute suffisamment la sagesse des voix soufies … ? Je ne le pense pas et je le déplore.

Je sais aussi que d’une part ce choix politique n’est guère facile actuellement – qu’il le sera sans doute toujours moins – et que d’autre part il risquerait de mettre en grand danger bien des soufis et leurs amis. Mais existe-t-il une autre option réellement efficace à court, moyen et long terme … ?

² – L’immense et incontournable Rûmî est déjà bien présent sur volte-espace, mais je compte encore renforcer sa douce et puissante influence. Cf. notamment « Doux blasphème » d’A. Z. Zahara.

³ – « Rempart », « guerre » … ? Si je suis d’accord avec ce que dit Faouzi Skali dans cet article, il ne me semble pas juste d’utiliser ces mots là.

La spiritualité c’est justement ce qui peut et doit nous permettre de nous extirper du face-à-face, de la rivalité mimétique et du risque très réel de la montée aux extrêmes. C’est ce qui, depuis toujours, peut nous permettre – enfin – de « sortir d’Égypte » après des millénaires d’errance guerrière.

Il est plus que temps désormais de s’engager résolument dans cette autre voie, et la Vision du Soi selon Douglas Harding est en mesure de nous y aider efficacement. C’est un devoir pour tous les « spirituels » que de se montrer plus rusés que la violence et que la colère, comme St-François d’Assise l’avait bien vu et exprimé. Ce sont les seuls à pouvoir sortir l’humanité de cette impasse.

Malheureusement, ceux qui ne sont pas bien ancrés dans cette dimension continuent de tomber dans le panneau mimétique, à la fois par ignorance, inconscience, voire calcul politique … René Girard a mal choisi son moment pour nous laisser tomber ! Mais il sera peut-être plus et mieux écouté mort que vif …

 

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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