« Le racisme est une maladie mentale »
« Dans son nouveau roman, Le Cimetière de Prague, Umberto Eco évoque la naissance de l’antisémitisme moderne à la fin du XIXe siècle. Un livre sulfureux qui suscite la controverse. Une rencontre avec Delphine Horvilleur, troisième femme rabbin en France, s’imposait pour un échange sur l’intolérance, la peur de l’autre, les stéréotypes.
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Madame Figaro : La religion est au cœur de vos préoccupations à l’un comme à l’autre. Comment expliquez-vous son rebond actuel ? (0)
Delphine Horvilleur : Je parlerais plus d’un rebond de la spiritualité. Beaucoup de gens sont en quête de sens, d’un dialogue entre le je et le nous. Et cela va parfois à l’encontre de l’idée d’un dogme ou d’un clergé – ce qui m’embête un peu, vu que je commence ma carrière !
Umberto Eco : Je crois plutôt que c’est dû à la crise des idéologies. Dans ce contexte, on cherche des substituts. Mais ce n’est pas tellement la renaissance de la religion en tant que telle que la recherche d’une alternative à la vie matérielle. Le grand problème de notre temps, ce sont les sectes, le retour au New Age. Je suis d’accord avec cette phrase de G. K. Chesterton qui dit :
« Lorsque les gens ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, mais qu’ils croient en tout. »
Cela dit, je suis loin d’être un expert. Je m’occupe de religion comme si je m’intéressais aux lézards – avec cette différence que je n’ai jamais été lézard, alors que j’ai été profondément catholique !¹
Umberto, vous évoquez la religion juive dans ce roman …
U. E. : Pas tout à fait. Il n’y a pas un Juif dans le livre, si ce n’est la brève apparition d’une fillette. Ce qui m’intéresse, c’est le discours de l’antisémitisme. Je me souviens d’avoir dit un jour au romancier israélien Abraham Yehoshua que je ne souhaitais pas écrire sur la religion juive, car pour un goy cela restait tabou. Mais l’antisémitisme, c’est à nous, c’est nous qui l’avons inventé !²
Justement, on vous reproche de dénoncer l’antisémitisme dans ce livre en usant des pires stéréotypes sur les Juifs. N’est-ce pas dangereux ?
D. H. : Je n’ai pas été gênée à la lecture. Mais le livre pose deux questions importantes. Dans quelle mesure une littérature peut-elle être nocive et mal utilisée ? Et quel contrôle peut-on avoir sur ses interprétations qui sont faites par ses lecteurs ? Il me semble évident qu’on ne pourra, de toute façon, lire ce texte qu’à travers ses préjugés.³
U. E. : On ne peut pas contrôler les lecteurs. J’ai seulement construit un personnage odieux afin de démontrer qu’il dit le faux.
D. H. : L’unique chose à faire, c’est de s’assurer que les lecteurs possèdent les clés qui leur permettent, lorsqu’ils découvrent un texte comme celui-là, de le comprendre. De pouvoir y percer la mise en place des théories du complot.
U. E. : Il suffit d’écouter Kadhafi affirmer qu’al-Qaida a donné de la drogue aux Libyens pour qu’ils se révoltent ! Il y a un très bon essai de Karl Popper où il explique que la théorie du complot est un bon moyen de prouver que le coupable, ce n’est jamais nous. (4)
« Il faut un ennemi pour donner au peuple un espoir », prétend un des personnages du roman. Pourquoi le Juif a-t-il si souvent endossé ce rôle ?
D. H. : Il y a dans l’image du Juif l’idée qu’il est en notre sein, qu’on ne peut pas le différencier. C’est son caractère d’ennemi invisible qui effraie.
U. E. : Je crois exactement le contraire. Les Juifs sont un peuple diasporé, un peuple du Livre où chacun sait lire et écrire – ce qui le rend différent des autres -, qui parle un langage incompréhensible, et ils se marient entre eux. Quatre qualités idéales pour définir un ennemi …
D. H. : Mais c’est aussi une construction mythique, car cet idiome inconnu et cette non-mixité sociale sont des leurres. Dans les sociétés modernes, c’est inexistant, et pourtant le discours persiste ! (5)
U. E. : Il y a eu un clivage historique au moment de la Révolution. Avant, on était face à un antisémitisme religieux, l’idée du peuple déicide. Les Juifs n’étaient pas encore vus comme les maîtres du monde, c’étaient les pauvres du ghetto. Avec l’émancipation, ils deviennent Rockefeller. Ils se mêlent, se confondent à la population. Dans le premier cas, on leur reprochait d’être trop différents. Dans le second, d’être trop semblables.
D. H. : J’ai trouvé fascinant dans le livre le fait qu’on leur donne des traits raciaux incroyables, un métabolisme à part. On les accuse à la fois d’être dégénérés mais investis d’une puissance sexuelle démesurée. Tout et son contraire !
Que reste-t-il de cet antisémitisme violent et contradictoire du XIXe siècle ?
U. E. : Nous sommes dominés par le politiquement correct. Mais je crois que, dans le fond, cet antisémitisme est encore là.
D. H. : C’est une maladie chronique. Sans se l’avouer, on construit sur les mêmes clichés, il suffit de constater le succès constant des Protocoles des sages de Sion. Cela dit, l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle reste antérieur à deux évènements majeurs du XXe siècle que sont la Shoah et la création d’Israël. Le discours a donc besoin de se reformuler. Depuis la Shoah, il est difficilement tenable d’affirmer que les Juifs appartiennent à un peuple indestructible qui tire les ficelles du monde… (6)
Comment expliquer cette survivance des Protocoles des sages de Sion ?
U. E. : C’est le scandale qui m’a poussé à écrire ce roman. On a commencé à les croire quand on a prouvé qu’ils étaient faux ! L’essayiste antisémite Nesta Webster a même affirmé: « Peut-être que ce texte est un faux. Mais ce n’est pas grave, puisqu’il dit la vérité ! »
D. H. : Il y a là une fascination constante pour l’idée du complot. C’est une forme de « paranoïa de sérénité » : en succombant à ces théories, on supprime tout hasard et on accepte de se déresponsabiliser. Lutter contre les « Protocoles » et autres faux, c’est assumer la complexité de la vie et de l’Histoire.
Les récents débats sur l’immigration et la laïcité s’inscrivent-ils selon vous dans la même logique de bouc émissaire ?
U. E. : Pas directement. Le débat sur la laïcité et le voile reste un débat purement français, qui tient à la conception de la République. En revanche, il y a de nouvelles formes de racisme, envers les Africains ou les Européens de l’Est notamment. En Italie, dès qu’un viol est commis, on interrogera toujours un Marocain ou un Albanais, avant de découvrir que c’était l’oncle le coupable ! Pour autant, on aurait bien du mal à accuser ces immigrés de monter un complot visant à diriger le monde…
D. H. : Ce temps de définition identitaire qu’on se force à vivre aujourd’hui en France est un moment où l’on cherche à distinguer l’Autre, quel qu’il soit, comme un facteur de coalition et d’unité. L’Autre qui n’aurait qu’un visage, qui ne pourrait se comporter que d’une seule manière. C’est très risqué. (7)
Les femmes sont moins présentes dans le roman. Sont-elles moins sujettes à la haine et à l’intolérance ?
D. H. : Pendant très longtemps, elles ont surtout été des objets de l’Histoire, et non des sujets. Elles étaient maintenues hors des sphères publiques de la politique ou du religieux. Auraient-elles mieux agi en étant au pouvoir ? Ce n’est pas évident.
U. E. : Il suffit de se souvenir de Catherine de Médicis en France !
D. H. : Dans un sens, les femmes ont longtemps partagé la condition juive. Celle d’un être en périphérie, auquel on attribue des qualités démoniaques, alors même qu’il est placé par la société dans un état de vulnérabilité extrême. Il est d’ailleurs intéressant que dans le discours antisémite on ait longtemps cru que même les hommes juifs avaient leurs règles ! Aujourd’hui, on est dans une ère nouvelle des femmes. Et la féminisation du leadership, religieux notamment, change le débat. Dans le monde de l’interprétation juive, le fait que des femmes y soient entrées a donné un souffle nouveau au commentaire des textes et à la pensée religieuse en général. (8)
Quels sont les meilleurs moyens de lutter aujourd’hui contre l’intolérance ?
U. E. : Il n’y a rien à faire, sinon la parole. Le racisme est une maladie mentale. Moi aussi, je suis parfois irrité par les autres, je pense que les Coréens mangent trop d’ail par exemple, mais j’essaie de le surmonter ! Le problème, ce n’est pas d’être touché par la différence. C’est de s’éduquer à son acceptation.
D. H. : Il faut donner aux jeunes la capacité d’analyser et de reconnaître les mécanismes engagés dans les processus racistes. Ça passe par l’éducation à une pensée complexe, non simplifiée du monde. On a tendance à n’écouter que les discours les plus extrêmes, et donc les plus caricaturaux. Il est de la responsabilité de chacun de faire entendre les voix multiples au sein des systèmes de pensée. Ce doit être une priorité des éducateurs, des leaders religieux et sans doute aussi des écrivains… » (9)
Photo Richard Schroeder
Cordialement
0 – C’est en cherchant sur le wouèbe quelque information concernant Delphine Horvilleur pour le billet précédent que j’ai déniché cet entretien … Alors « Madame Figaro », à propos d' »un livre sulfureux qui suscite la controverse » et un titre d’article racoleur, certes. Mais néanmoins un échange de qualité concernant ce « discours persistant » qu’il serait dommage de ne pas mettre en valeur. L’échange … pas le « discours » !
« Le Cimetière de Prague » date de 2010, la traduction française de 2011.
Delphine Horvilleur a écrit « Réflexions sur la question antisémite », Grasset, 2019. Livre de Poche 2020. Elle y détaille ce reproche de « tout et son contraire » fait aux juifs depuis trop longtemps.
¹ – Beaucoup plus qu’un « substitut », ne s’agirait-il pas plutôt d’une recherche essentielle de tout être humain, nécessairement insatisfait de la négation de la dimension Esprit dans et par nos sociétés modernes ? Et ce n’est en aucun cas « une alternative à la vie matérielle » : juste cette même vie vécue à partir de cet espace d’accueil illimité & inconditionnel que « Je Suis », que nous sommes tous, notre « autoportrait » :
G. K. Chesterton est un génie de l’observation et de l’écriture :
« Lorsque les gens ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, mais qu’ils croient en tout. »
Mais la solution au problème dissimulé derrière ce trait d’humour est assez simple : cesser de « croire » et Voir qu’Ici au Centre Je ne suis « rien » – espace d’accueil illimité & inconditionnel – et ce faisant & étant, Voir aussi instantanément que Je Suis « tout ». Je ne sais si cette « Vision » là – « la révélation tant attendue de l’évidence même » – est « divine » … Je sais qu’elle me permet de demeurer dans un contentement spirituel profond … N’en croyez bien sûr pas un traître mot, essayez la Vision du Soi selon Douglas Harding, vérifiez !
² – Deuxième mauvaise question ! Apparemment Mme Figaro s’est contentée de rumeurs concernant ce « livre sulfureux qui suscite la controverse » au lieu de le lire. « Lire délivre » certes, mais à condition de « ne jamais cesser d’être des lecteurs » !
Umberto Eco avait déjà abordé « le discours de l’antisémitisme » dans « Protocoles fictifs », le sixième chapitre de « Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs », 1994 et traduction française Grasset 1996.
Il disait plus haut qu’il a été « profondément catholique » : comme beaucoup, il aura sans doute été choqué par la place du christianisme puis du catholicisme dans le malheureux soutien à ce « discours » …
- Histoire de l’antisémitisme, de Jonathan Hayoun, Laurent Jaoui et Judith Cohen Solal
- Entretien avec les auteurs de ce documentaire d’Arte sur Akadem.
³ – En matière de « littérature nocive et mal utilisée » on peut facilement trouver beaucoup mieux qu’Umberto Eco ! L’occasion de rappeler ici cette réflexion de Christiane Singer sur la responsabilité de l’artiste :
« Les représentations d’horreur … ouvrent à la machette, dans les forêts vierges de l’imaginaire, les pistes où s’engouffreront, demain, les cavaliers de l’apocalypse. … L’imaginaire est le talon d’Achille, le point vulnérable par lequel pénètrent dans le monde des vivants aussi bien le poison que la panacée. Aussi n’est-il pas d’œuvre innocente. »
« Les âges de la vie » – « La vieillesse »
Il existe une autre possibilité que « lire à travers ses préjugés » : lire cette chose X située là-bas en périphérie à partir de et en tant que cette Non-Chose centrale, cet espace Y transparent – pour accueillir des lignes noires imprimées sur fond blanc notamment – inconditionnel et illimité qui est notre vraie Nature à tous … juifs et goys.
4 – Il s’agit vraisemblablement de « La société ouverte et ses ennemis » :
« Il existe une thèse, que j’appellerai la thèse du complot, selon laquelle il suffirait, pour expliquer un phénomène social, de découvrir ceux qui ont intérêt à ce qu’il se produise. Elle part de l’idée erronée que tout ce qui se passe dans une société, guerre, chômage, pénurie, pauvreté, etc., résulte directement des desseins d’individus ou de groupes puissants. Idée très répandue et fort ancienne, dont découle l’historicisme ; c’est, sous sa forme moderne, la sécularisation des superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes.
Je ne nie évidemment pas l’existence de complots. Ceux-ci se multiplient même chaque fois que des gens croyant à leur efficacité accèdent au pouvoir. Cependant, il est rare que ces complots réussissent à atteindre le but recherché, car la vie sociale n’est pas une simple épreuve de force entre groupes opposés, mais une action qui se déroule dans le cadre plus ou moins rigide d’institutions et de coutumes, et qui produit maintes réactions inattendues. Le rôle principal des sciences sociales est, à mon avis, d’analyser ces réactions et de les prévoir dans toute la mesure du possible.»
Plus trivialement, il est certain qu’il est plus facile de prendre sur les autres que de prendre sur soi … !
5 – « Il faut un ennemi pour … » pouvoir servir de bouc émissaire au sens de René Girard. Impossible de faire l’économie de ce chercheur dans notre époque de « montée aux extrêmes ».
« Que deviendrait chacun s’il n’avait pas un ennemi sur qui compter pour se rassurer sur lui-même ? La société, l’individu peuvent-ils exister sans lui ? »
« La construction de l’ennemi »
Reinhard Johler, Freddy Raphaël & Patrick Schmoll
Le face à espace de la Vision du Soi ne serait-il pas, sinon la seule, du moins une excellente alternative à la rivalité mimétique ? Ce serait un très gros « chantier », excédant largement mes capacités, que d’explorer soigneusement cette hypothèse …
6 – Dernier épisode en date : Civitas … Si ces gens-là se prennent pour les meilleurs chrétiens du pays, « ça laisse à penser que pour eux l’évangile c’est de l’hébreu » !
7 – Ce paragraphe mériterait un billet à lui seul ! Ce qui est « très risqué », c’est de confondre – du fait d’une ignorance spirituelle abyssale – Identité centrale et identifications périphériques.
Il n’y a guère que la Vision du Soi pour permettre – simplement, concrètement, joyeusement – de désamorcer assez rapidement ce risque-là.
8 – Nous commençons à peine à comprendre, enfin et laborieusement, à quel point la femme est pour l’homme « une aide contre lui », selon l’heureuse traduction d’André Chouraqui :
« … Je ferai pour lui une aide contre lui. »
Genèse 2, 18
9 – « Il n’y a rien à faire, sinon la parole. » : donc il y a énormément à faire, non ? Seule « la force de la parole vraie » comme dit Marie Balmary peut nous sortir du mensonge et de l’ignorance, de la « montée aux extrêmes » et de l’effondrement. Et si « le racisme est une maladie … » – ce qui d’ailleurs ne me semble pas la meilleure formulation possible – peut-être faut-il encore plus « manger de l’ail » !
« Pour guérir ce dont tu souffres
Il te faut manger de l’ail »
« Faire entendre les voix multiples au sein des systèmes de pensée » aussi, certes. Insister sur la richesse de nos différences ; les particularités développées par les divers groupes humains une fois partagées servent ensuite à toute l’humanité, comme le prouvent la musique, la cuisine, la littérature, la spiritualité, etc …
Et peut-être enfin se servir résolument de la Vision du Soi selon Douglas Harding : un passage dans le tube avec un « autre » suffit souvent à réaliser notre commune Identité, notre commune humanité. Seul le « Je Suis » central est capable d’une « acceptation » … parfaite. Essayez, vérifiez !