« Une année va se terminer. Dix-sept livres auront paru. Et tant d’autres ailleurs. Par dizaines de milliers¹. Pendant ce temps-là, la guerre. Une guerre stupide comme toutes les guerres, plus stupide encore d’être celle du pays le plus étendu du monde pour accroître encore son territoire. En en exterminant et déportant les populations. Une guerre de conquête comme on en croyait les siècles définitivement révolus.²
Pendant ce temps-là, l’accélération d’une crise climatique dont les effets sont de plus en plus proches de nous : dès le début de l’été plus une goutte d’eau dans notre source ; les oiseaux, les insectes de moins en moins nombreux ; les vieux pins roussissant à vue d’œil.³
Pendant ce temps-là, dans la société l’injustice de plus en plus en plus criante, le désarroi intellectuel et moral toujours plus inquiétant. L’imbécilité triomphante des médias de masse faisant pendant aux aberrations d’une quête d’identité de plus en plus crispée et délirante. (4)
Dix-sept livres de plus. Qui nous ont pris une année de plus de notre vie. Pour entamer bientôt la 48e année des éditions que nous avons créées. Pourquoi faisons-nous cela ? Tant d’effort pour un résultat apparemment si limité face à la marée des produits de l’industrie éditoriale ? Et pourtant dans le même enthousiasme de la découverte et du partage qu’aux premiers jours, dans ces années 70 dont l’élan d’optimisme semble aujourd’hui si lointain.
Pourquoi éditer, traduire, écrire de tels livres aujourd’hui ? Car le pire est qu’il faille, semble-t-il, s’en expliquer, et presque s’en excuser. La prépondérance écrasante des livres qui ne sont que des produits industriels, à rotation rapide et obsolescence programmée, semble avoir fait perdre jusqu’à la notion même de ce qui faisait naguère la dignité particulière de ces frêles vaisseaux de papier. (5)
Il est maintenant, dirait-on, entendu qu’un livre est fait pour toucher un maximum de lecteurs et qu’il n’a d’autre raison d’être que le niveau de ses ventes, solennellement affiché dans les magazines et les librairies comme un ultime argument : à quoi bon lire, n’est-il pas vrai, un livre qui ne jouirait pas de cette onction suprême ? (6)
Des statistiques triomphalistes ont annoncé un regain d’amour pour le livre durant la pandémie. Mais qu’entend-on par « livre » ? Certes le chiffre d’affaires global du « livre » est passé de 2740 millions d’euros en 2020 à 3078 millions d’euros en 2021, soit une croissance de 12,4 %. Remarquons au passage combien ces 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires global du secteur de l’édition sont infimes si on les compare au chiffre d’affaires de sociétés comme Total (161 milliards en 2021), Carrefour (73 Mds) ou même la seule société de luxe Hermès (9 Mds, trois fois plus !).
Allons plus loin : qu’a représenté la littérature dans ce maigre montant ? 21 % du total contre 22,5 % l’année précédente. Dans le même temps, les bandes dessinées et mangas sont passées de 12,5 % du chiffre d’affaires de l’édition à 17,4 %. Un pareille analyse montrerait qu’au sein de ce qu’on appelle « littérature » la part des best-sellers et autres produits de consommation de masse tend à supplanter chaque année davantage ce qu’on honorait naguère du noble nom de littérature.
Qu’importe, dira-t-on, puisque c’est le goût d’aujourd’hui ! Les livres ne sont pas faits pour s’ennuyer et la littérature non plus. L’actualité est désolante : il nous faut du divertissement. Les logements sont exigus : il nous faut du livre jetable. Les écrivains sont de mauvais communicants : il nous faut des bateleurs qui savent défrayer la chronique et animer les plateaux.
Voire. N’y a-t-il pas seulement tromperie sur la marchandise ? Si l’on était obligé de « rappeler » les mauvais livres comme on a été obligé de rappeler les chocolats Kinder ou les pizzas surgelées Buitoni, la vie de bien des éditeurs serait impossible. Si l’usage s’imposait d’un « Nutriscore » pour les ouvrages dits de littérature, quels effrayants taux de graisses, de sucres et de sels verrait-on apparaitre, ravalant tous ces produits habilement « marketés » à des classements infamants ?
La comparaison n’est en rien inappropriée. Comme on ne mange pas seulement pour flatter ses papilles mais pour nourrir son corps, le plus efficacement et le plus sainement possible, on ne lit pas seulement pour flatter ses instincts – au nombre desquels la paresse, le conformisme et le voyeurisme ne sont pas les moindres – , mais pour nourrir son esprit. Pour le faire grandir de toutes les manières : en largeur, en hauteur et en profondeur. (7)
Les temps ne sont hélas pas si cléments qu’on puisse se dispenser de cet effort et croire pouvoir impunément, les études terminées, se considérer comme définitivement majeur et vacciné.
« Mon métier et mon art, disait Montaigne, c’est vivre. »
Croit-on suffisant d’avoir usé ses culottes dans les écoles pour prétendre le posséder un peu ? S’il est un métier où la formation permanente est plus qu’ailleurs encore nécessaire, c’est assurément celui-ci.
« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être », affirmait encore le Gascon. (8)
Ne cherchons pas ailleurs notre plaisir qu’en cette perfection-là, si même tous les fabricants de clinquant et de pacotille essaient de nous en détourner. C’est leur affaire – ce sont leurs chiffres d’affaires –, ce n’est pas la nôtre. La vie est trop courte et trop difficile pour ne pas s’aider des meilleurs compagnons que l’humanité nous a donnés : tant de livres écrits au travers des siècles, et aujourd’hui encore, pour nous apprendre le métier et l’art de vivre dignement, et autant que possible joyeusement.
Des livres que tant d’hommes ont loyalement écrits – et au prix souvent de lourds sacrifices – pour tâcher de se former eux-mêmes et qui nous sont, si nous le voulons, merveilleusement disponibles pour essayer de nous former nous-mêmes. Non pas pour nous voler notre temps et gaspiller notre énergie, mais pour faire de nous des hommes et des femmes libres. Des vivants. (9)
L’année prochaine nous publierons à nouveau dix-sept livres. Nous lirons, nous traduirons, nous préfacerons, nous écrirons, nous éditerons. Si la vie nous le permet. Pour nous aider, pour aider chacun en ces temps de détresse à « savoir jouir loyalement de son être ». »
Cordialement
0 – Un passage sur le site des éditions Arfuyen pour établir des liens d’un billet précédent m’a rappelé que quelques textes de leur blogue méritaient largement un rappel sur volte-espace, assortis de quelques commentaires. Ce texte-ci date de novembre 2022.
¹ – Les chiffres officiels du Syndicat national de l’édition (SNE) font état dans la Synthèse des chiffres de l’édition (française uniquement) 2022-2023 de 111 503 titres pour 2022, dont 38 743 nouveautés … !
J’ai pu lire dans ce document le paragraphe ci-dessous :
« Après les progressions impressionnantes de 2020 et 2021, le segment de l’ésotérisme est en légère baisse mais il a toujours le vent en poupe et reste un créneau porteur pour les éditeurs. Rendu accessible par les réseaux sociaux, la force des communautés, les formations en ligne, le domaine n’est plus réservé aux seuls initiés. Il touche désormais un public de plus en plus large et jeune au travers de thèmes comme l’astrologie, la numérologie, le chamanisme, mais aussi le pendule ou le féminin sacré par exemple. »
Que « Dieu » nous protège de l’ésotérisme comme de l’ésotourisme !
² – Cette guerre-là est en train de s’enkyster, aussi bien sur le terrain que dans son traitement médiatique, mais commence à être supplantée dans l’actualité par « la guerre de vengeance » que mène Israël à Gaza. A moins qu’il ne s’agisse là aussi d’une « opération spéciale » …
« Une guerre stupide comme toutes les guerres, plus stupide encore d’être celle … » de « l’État-nation du Peuple Juif ».
Comment ne pas se poser plus clairement à son propos la seule question qui vaille depuis ce triste 7 octobre : à qui profite cette avalanche de crimes ? Et comment ne pas répondre : à Benyamin Netanyahou – « poursuivi pour corruption, fraude et abus de confiance … le premier chef de gouvernement à être inculpé alors qu’il est en exercice » – et à sa médiocrissime coalition d’extrême-droite, ultranationaliste, ultra-orthodoxe, farouchement déterminée à poursuivre une politique de colonisation et d’apartheid ?
Des milliers d’années d’une histoire exceptionnelle – à la fois de survie difficile et de magnifiques lectures, relectures et discussions de la Torah, de créations intellectuelles majeures – … pour aboutir à l’engrenage tragique actuel : quelle tristesse ! « Bibi, qu’as-tu fait ? » (octobre 1997).
« Mon cœur saigne. Pour arrêter cet abominable cycle de provocations, de haine, de sang et de destructions, il faut mettre un terme à ce pouvoir dangereux et irresponsable qui joue avec notre vie, avec le sort de nos enfants, avec l’avenir de notre pays. Si l’on n’arrête pas cette folie, les flammes de la guerre consumeront tout.
³ – Si vous n’êtes guère motivés pour prendre connaissance de l’accumulation de rapports sur le sujet, tous aussi scientifiques que généralement sans suite, il est possible, où que vous résidiez, comme Gérard Pfister, de faire simplement confiance à vos sens :
« … dès le début de l’été plus une goutte d’eau dans notre source ; les oiseaux, les insectes de moins en moins nombreux ; les vieux pins roussissant à vue d’œil.«
Eux seront autrement plus fiables qu’une couverture médiatique qui, globalement, s’intéresse principalement au « business as usual » et à toutes les désastres localisés (« Bad news is good news ») plutôt qu’à cet effondrement global du Vivant …
4 – Si ce paragraphe recueille tout mon assentiment, difficile de vous orienter vers des indicateurs fiables et reconnus. Là encore, observez et faites confiance à votre intelligence. Le désastre en cours à Gaza constitue – malheureusement – un excellent révélateur tant de ce « désarroi intellectuel et moral toujours plus inquiétant » que de « l’imbécilité triomphante des médias de masse ».
Mais concernant ces « aberrations d’une quête d’identité de plus en plus crispée et délirante », la Vision du Soi selon Douglas Harding a énormément à dire et surtout à proposer. Notamment qu’il convient de commencer par distinguer soigneusement toutes les diverses identifications périphériques de notre Identité centrale commune. Le seul remède à tous ces facteurs de différenciations & divisions périphériques (race, nationalité, religion, culture, sexe, genre, préférences diverses, etc …) c’est le retour en ce Centre que nous n’avons d’ailleurs jamais quitté parce que nous le sommes. Oui, c’est « le seul espoir ».
5 – Vous n’êtes pas obligés de n’acheter & lire que des livres édités par Arfuyen, mais essayez au moins d’acheter de vrais bons livres à lire et à relire …, des livres de Grande Vie.
Le grand intérêt d’Arfuyen c’est que la sélection est faite dès le départ, ce qui permet de moins perdre de temps. Vérifiez !
6 – Ne serait-ce pas la peur de l’ostracisme, la peur de ne pas ou plus faire partie du troupeau, qui motive l’achat de ces « best-sellers » ? Si « tout le monde » lit ce livre, comment serait-il possible que je ne le lise pas moi aussi ? « Le règne de la quantité … » … est bel et bien là et, plutôt que de s’en indigner et de le combattre, nous le célébrons !
« … solennellement … onction suprême » : c’est bien d’une nouvelle religiosité dont il s’agit.
7 – Ne pas lire pour seulement nourrir son corps & mental – pour le divertir de son impermanence … – mais pour contacter la dimension de l’Esprit & y demeurer et, surtout, pour « vérifier si les experts ont bien pigé le truc ». Je ne pense pas qu’il soit possible de « faire grandir » cette dimension-là de quelque manière que ce soit, vu qu’Elle est déjà espace d’accueil illimité & inconditionnel, « contenant », « capacité ». Ce qui peut grandir, c’est notre confiance en elle, notre capacité à consentir à être vraiment Cela. Vérifiez !
8 – « Les temps » sont même si cruels que quasiment tout, parcours scolaire & universitaire, formation professionnelle & continue, médias, culture, loisirs, … contribue à nier la dimension de l’Esprit – un vieux « truc » inutile définitivement jeté avec l’eau parfois bien sale du bain des religions …
La « Grande Vie » ne se cantonne pourtant pas à la seule zone périphérique « je suis humain » du dessin ci-dessous, elle concerne sa totalité, notre « autoportrait » à tous.
Douglas Harding aurait pu paraphraser ainsi Montaigne :
« Mon métier et mon art, c’est vivre sans tête. »
« C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de la totalité de son être. »
9 – « Pour faire de nous des hommes et des femmes libres. Des vivants », il est peut-être moins besoin de se « former » que de réaliser – simplement, concrètement, joyeusement – notre vraie nature d’espace d’accueil illimité & inconditionnel, de « contenant », de « capacité ». Certains livres peuvent y contribuer, mais seule l’expérience directe peut réellement convaincre. Une fois de plus, la vie est courte, mangez le dessert en premier !
A tous ceux qui permettent qu’Arfuyen perdure, un Grand Merci.