Le dernier refuge de l’homme libre (0)
« La crise sanitaire actuelle remet en cause nos modes de vie, et en particulier nos usages culturels. Aller au cinéma, au concert, au kiosque, en librairie, tout ce qui semblait aller de soi, nous pose aujourd’hui question.
Sans que nous ayons à nous déplacer, et souvent gratuitement, les plateformes numériques nous offrent à profusion films, disques, articles et livres. Alors à quoi bon sortir de chez soi ? A fortiori si c’est pour porter un masque parmi des visages également masqués¹. Pour certains – mais ce ne sont pas les plus jeunes –, ces sorties sont une habitude et donc comme un besoin. Mais les meilleures habitudes finissent pas céder et de nouvelles habitudes prennent leur place si elles ne se fondent pas sur une réelle nécessité.
Les remises en cause actuelles peuvent être utiles si elles nous permettent de nous interroger sur la finalité de nos pratiques culturelles : sommes-nous poussés, là comme ailleurs, par un simple réflexe de consommation, sous l’injonction des modes et des publicités, ou bien est-ce réellement une nourriture que nous y cherchons, aussi nécessaire à notre vie que le boire et le manger, le vêtement et l’amitié ?²
Si la crise actuelle permet à chacun de redécouvrir la vertu nourricière des œuvres culturelles, en même temps que de retrouver notre intégration à l’environnement naturel, son terrible coût n’aura pas été en vain. Mais est-ce bien ce que nous voyons ? Face au risque de mévente, nous voyons, par exemple, que les grands éditeurs recentrent leurs programmes sur leurs présumés bestsellers ; faut-il craindre que, face à l’angoisse du présent, les lecteurs cherchent eux aussi refuge dans ces mêmes bestsellers ? Dans la culture comme dans l’alimentation, les produits industriels, à peine relookés « bio », vont-ils à la faveur de la crise renforcer davantage encore leur emprise ?³
Qui lit aujourd’hui, et pourquoi ? On lit pour s’informer, on lit pour se divertir. Mais qui lit pour se former ? Qui lit pour se cultiver, c’est-à-dire pour faire grandir et fructifier la vie qui est en nous, pour donner forme à ces jours qui nous sont donnés et dont la signification et la finalité entièrement nous échappent ? Qui lit pour vivre, pour méditer, approfondir, savourer plus intensément la vie ? (4)
« Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l’homme libre. Si l’homme tourne décidément à l’automate, s’il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d’un écran, ce termite finira par ne plus lire. » (5)
Suarès écrivait ces lignes il y a près d’un siècle, en 1928. Il avait, on le voit, tout prévu. Sauf que l’industrie du livre, pour se survivre, puisse inventer un jour des livres qui n’aient plus que les apparences de la littérature, comme le Canada dry avait le nom et la couleur d’un alcool, mais n’était qu’un vulgaire soda. Et donc le nombre de livres publiés n’a cessé d’augmenter depuis plusieurs décennies, à mesure que déclinaient leurs tirages et leurs ventes.
« Il n’y a de grands livres, notait également Suarès, que ceux qu’on relit. Et même s’ils déçoivent, on les reprend, et on veut encore les lire. De tels livres sont incorporés à la vie. Qu’ils sont rares. » (6)
De plus en plus rares assurément aujourd’hui où les livres sont formatés pour coller au public le plus paresseux et à l’actualité la plus éphémère. Il faut bien faire tourner l’industrie éditoriale. Elle tourne. Mais bien souvent à vide. Sucres et graisses en quantité, colorants artificiels, agents de texture. On s’y habitue, comme au reste. Mais faut-il s’étonner que certains jours des « hommes libres » s’interrogent sur la finalité de ces produits ? » (7)
Cordialement
0 – Un passage sur le site des éditions Arfuyen pour établir des liens d’un billet précédent m’a rappelé que quelques textes de leur blogue méritaient largement une place sur volte-espace, assortis de quelques commentaires.
Celui-ci date du temps de la Covid, septembre 2020, mais une crise autrement plus globale continue de remettre en cause « nos modes de vie et nos usages culturels ».
¹ – « Porter un masque parmi des visages également masqués », cela reste – malheureusement – la règle générale, indépendamment de toute prescription sanitaire. L’immense majorité des humains persiste dans le sinistre « jeu du masque », l’identification avec un visage périphérique, le refus de la « silencieuse coïncidence » avec notre commun « autoportrait ». Sortir de l’enfer–mement du moi pour s’établir dans la plénitude du Soi impose de déposer tous les masques ou, plus radicalement & efficacement, de « perdre la tête … pour gagner un monde » (« Vision ») ! Vérifiez !
² – La plupart des spiritualités, et le bouddhisme en particulier, insistent sur cette notion de qualité de toutes les « nourritures » :
« Sarvam annam & tout est nourriture »
Brihadaryanaka Upanishad (à vérifier !)
Le corps & mental dépend de diverses « nourritures ». L’Esprit non, mais certaines contribuent à nourrir cette dimension première, à en faciliter l’accès & la possibilité d’y demeurer …
Je crains que la réponse ne soit – malheureusement – dans la question posée … La consommation culturelle est souvent affaire de conformisme social, remède à l’ennui, divertissement, …
³ – Là encore, je crains que la réponse ne soit dans la question … Le rouleau compresseur des industries culturelles (film, livres, musiques, etc …), poursuit son œuvre destructrice de nivèlement. Les « faux bouquins » non pas « achetés au poids » comme le chantait Brassens, mais soigneusement produits & promus ont l’avenir devant eux. Alors que tout ce qui n’est pas suffisamment rentable s’efforce de survivre …
Mais heureusement le besoin essentiel de nourritures véritablement humaines subsiste, et quelques artisans comme Arfuyen sont là et bien là pour y pourvoir. Soutenons-les par nos achats. Abonnons-nous à La Lettre du Lac Noir.
4 – Je condense et modifie, à peine, les questions à l’usage de tous ceux qui envisageraient de se procurer un livre et de le lire :
« Qui lit aujourd’hui pour faire grandir et fructifier la Vie qui est en nous, pour méditer, approfondir, savourer plus intensément la Vie ? »
« Grandir », ou plus exactement réaliser que nous sommes déjà grands, espace d’accueil illimité & inconditionnel, « Youniverse », « capacité » ou « contenant » absolus
5 – Superbe mais inquiétante citation. Confirmée par tant d’autres : Bernanos, « La France contre les robots », Jacques Ellul, « La parole humiliée », George Steiner, etc …
Est-ce que la pullulation des « écrans » va provoquer une réaction inverse, est-ce que les gens vont redécouvrir « l’expérience book »… ?
Cet excellent mode d’emploi ne résout pas pour autant l’épineuse question du choix de l’ouvrage à lire. Simplifiez-vous la vie : piochez dans le catalogue d’Arfuyen !
Le mot « termite » me fait personnellement penser à l’existence larvaire, néoténique, de la personne réduite à ses seules dimensions corps & mental, telle qu’étudiée par Michel Fromaget.
6 – Lire délivre certes, et souvent à condition de relire. Mais il est sans doute encore plus important de lire « pour vérifier si les experts ont bien pigé le truc ». Vérifiez !
Qui lire ?
Gérard Pfister …
« Ce n’est pas du livre
qu’il faut parler
mais de l’expérience« .
« Que serait un livre
si ce n’est le silence
où il nous fait entrer ».
Christian Bobin …
« Lire c’est faire l’épreuve de soi dans la parole d’un autre, faire venir de l’encre par voie de sang jusqu’au fond de l’âme et que cette âme en soit imprégnée, manger ce qu’on lit, le transformer en soi et se transformer en lui.
Toute lecture qui ne bouleverse pas la vie n’est rien, n’a pas eu lieu, n’est pas même du temps perdu, est moins que rien. »
« L’épuisement »
Et bien entendu Douglas Harding !
7 – Pour cesser de « faire tourner l’industrie éditoriale … à vide », je partage cet excellent conseil donné à Bernard Besret par l’abbé du renouveau de Boquen : ne pas lire de livres parus depuis moins de cinquante ans ! Et pourtant lu dans « Confitéor », 1991 !
Les « hommes libres » ont effectivement bien du mal à « s’y habituer ».