« Je vous parle à ma façon, je ne peux pas vous répondre de façon raisonnée »
… chantonne presque Christian Bobin, de sa voix douce, enveloppante. Depuis quand sommes-nous attablés au Train bleu, gare de Lyon à Paris ? Le temps s’est arrêté. Impression de flotter dans une bulle. La bulle Bobin. (0)
Impression tout aussi forte de toucher à quelque chose d’essentiel, de recentrer mon regard sur le monde qui m’entoure. Même effet paradoxal que ses livres¹. Quand il note par exemple, dans son petit dernier, La grande vie :
« Je voudrais vous écrire des choses à la fois déchirantes et apaisantes. Apaisantes parce que déchirantes. »
Pas de masque, de trompe-l’œil, de posture². C’est un cliché de le dire, mais tant pis, dans son cas c’est transparent : Christian Bobin ressemble tellement à ses livres. Depuis plus de trente-cinq ans, il a en a publié une cinquantaine, entre journal intime et prose poétique. À l’encontre des valeurs marchandes qui dominent la marche du monde³, ses petits recueils méditatifs s’attardent avec une remarquable économie de mots aux micro-événements qui font une vie.
Un rempart contre la machine sociale qui nous avale, ou du moins un répit. C’est ce que nous offre dans ses livres ce sexagénaire de formation philosophique, originaire du Creusot en Bourgogne. Mais il est loin de faire l’unanimité. S’il atteint un public grandissant depuis Le Très-Bas, consacré à saint François d’Assise, livre vendu à plus de 400 000 exemplaires qui lui a valu le prix des Deux Magots en 1993 et le Grand Prix catholique de littérature, l’auteur est aussi raillé dans certains milieux. Une frange de la critique française lui reproche son simplisme, son écriture guimauve, son côté curé. Et sa manie de voir le sublime partout. (4)
Christian Bobin, dont l’ensemble de l’œuvre dépasse les deux millions d’exemplaires vendus, n’en a cure.
« Je ne rajoute pas de la beauté ou de la splendeur à ce que j’ai vu. J’ai vu de la splendeur insérée dans l’événement, j’ai vu la trame splendide de la vie, et je la restitue en écrivant, c’est tout. » (5)
Éloge de la lenteur, La grande vie s’attarde aux mouvements des nuages, au parfum des fleurs, au chant des oiseaux, aux couleurs, aux visages, à toutes sortes de petites choses qu’on ne prend plus tellement le temps de voir. Et aux poètes, penseurs, écrivains qu’on prend de moins en moins le temps de lire, tels Marceline Desbordes-Valmore, Robert Antelme, Hölderlin, Kierkegaard, Ronsard, Jünger. (6)
La grande vie : ce titre à lui seul pourrait donner lieu à des images glamour de gens riches et célèbres, faire référence à la vie de château … Rien d’ironique pourtant dans le choix de ce titre, assure Christian Bobin.
« Je pense que la vie élémentaire, la vie la plus simple, est vraiment la plus grande. Et je peux vous prouver pourquoi. »
Un serveur au long tablier blanc vient de nous apporter de l’eau.
« C’est à l’image de ce verre d’eau, avec la lumière qui le traverse de mille flèches, poursuit Christian Bobin. Ce genre de choses fait partie de celles qui seront les dernières à notre chevet, qui viendront veiller à l’heure dernière. Pareil pour une parole de poème, ou des gestes fraternels, qui viennent nous sortir des abîmes aux heures du chagrin. L’aide vient toujours des choses élémentaires. Et ces choses-là composent la grandeur de la vie. » (7)
Exactement le contraire de ce qu’on nous assène quotidiennement, insiste-t-il.
« Ce vers quoi on nous pousse, c’est un abîme de précipitation, d’indifférence, d’efficacité, et une pluie froide de dollars. » (8)
Non pas qu’il voie de la machination partout.
« Je crois que c’est notre avidité qui nous pousse à l’abîme. On ne nous éclaire plus, on ne nous accompagne plus, donc nous sommes comme des enfants capricieux : on veut tout, tout de suite. Il n’y a pas de complot, c’est nous qui menons le monde comme il est. S’il y a un complot, alors il y a des milliards de comploteurs. Une inertie se développe de plus en plus : les machines sont au bord de s’engendrer elles-mêmes. Ça a des conséquences sociales, mais c’est d’abord spirituel. C’est un manque de cœur et d’âme. L’âme est en train de s’en aller du monde. Et nos cœurs avec. À peine si nous nous en apercevons. Et moi, je pense qu’écrire c’est lutter contre ça. » (9)
Écrire, c’est aussi pour Christian Bobin rendre hommage à ses morts. À son père et à sa mère, dans La grande vie. Ou, comme il l’avait fait dans La plus que vive il y a près de 20 ans, à son amie Ghislaine, morte brutalement à 44 ans d’une rupture d’anévrisme. Une façon pour lui d’élever un monument aux disparus tout autant que de lancer un appel à la vie.
« On a élevé un mur de Berlin entre les morts et les vivants, mais pour moi, ceux qu’on a aimés sont encore là. Plus on les a aimés, plus ils sont présents. Ils participent même à nos conversations à notre insu. La vie, ça ne s’arrête jamais. » (10)
Horaires de train obligent, le tic-tac du temps a fini par nous rattraper. Après un poisson du jour partagé sous les hauts plafonds peints du mythique restaurant construit à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, nous nous quittons sur le quai. L’écrivain, qui était de passage à Paris pour rencontrer ses lecteurs dans une librairie, rentre dans ses terres, part retrouver sa chambre d’écriture entourée d’une forêt, à une dizaine de kilomètres du village qui l’a vu naître.
Mais la bulle Bobin continue de faire son effet. Il suffit de replonger dans La grande vie :
« Quand je vis, la vie me manque. Je la vois passer à ma fenêtre, elle tourne vers moi sa tête mais je n’entends pas ce qu’elle dit, elle passe trop vite. J’écris pour l’entendre. »
Danielle Laurin
19 avril 2014
Cordialement
0 – Pourquoi donc cette « bulle » alors que « l’effet Bobin » convient parfaitement ? Ou alors « bulle » évoque plus la légèreté, la transparence, la beauté irisée d’une bulle de savon soulevée par le vent que l’enfermement protecteur d’une bulle … ? L’œuvre de Christian Bobin ? Un grand appel d’air à l’ouverture, à l’Ouvert … et si peu de « flottement » !
¹ – « Recentrer mon regard sur le monde qui m’entoure » … ou retourner ce même regard vers l’intérieur et, dès lors, voir ce même monde tout à fait autrement. Et peut-être même seulement commencer à le voir enfin vraiment … L’œuvre de Christian Bobin ? Un grand appel au retournement du regard !
² – L’œuvre de Christian Bobin ? Un grand appel à tomber le « masque », à mettre un terme au « jeu du masque » ! A adopter une « posture » de vérité, semblable à la fameuse « posture qui exclut l’imposture » de Jacques Brosse. Pas étonnant que Christian Bobin ait évoqué quelques figures du zen dans certains de ses ouvrages.
³ – L’œuvre de Christian Bobin ? Un grand appel – dont je ne me lasse pas – à « renverser la thèse du monde » :
« Le monde veut le sommeil. Le monde n’est que sommeil. Le monde veut la répétition ensommeillée du monde. Mais l’amour veut l’éveil. L’amour est l’éveil chaque fois réinventé, chaque fois une première fois. Le monde n’imagine pas d’autre fin que la mort, cette extase du sommeil, et il considère tout à partir de cette fin. … L’enfant va à l’adulte et l’adulte va à sa mort. Voilà la thèse du monde. Voilà sa pensée misérable du vivant : une lueur qui tremble en son aurore et ne sait plus que décliner. C’est cette thèse qu’il te faut renverser. »
4 – L’œuvre de Christian Bobin ? Une disqualification sans appel de « certains milieux » … assez bien représentés par un certain Frédéric Beigbeder. L’image que j’associe à ce plumitif de réseaux – au plus loin de celle du « belvédère » suggérée par l’étymologie – c’est celle de Jean Dujardin vomissant dans une baignoire (occupée … !) au lendemain d’une nuit d’orgie dans « 99 Francs ». Même soigneusement « relooké » comme chroniqueur du Figaro, ce piètre spécimen d’humanité demeurera le fondateur du Caca’s Club, le « Club des analphabètes cons mais attachants » … Comment un tel médiocre cocaïné pourrait-il jamais entrer dans l’œuvre d’un poète-voyant ?
Christian Bobin et les infortunes de la critique littéraire
5 – Ce « voir » absolu de Christian Bobin me semble entrer en correspondance avec ce texte de C. G. Jung, « L’expérience religieuse est absolue ». Qu’il ait pu ensuite « restituer la trame splendide de la vie en écrivant » … relève presque du miracle dans un paysage littéraire plutôt orienté vers le bas, voire le très bas !
Bien entendu, ce « voir » comme antidote à l’aveuglement (avidya) me semble en étroite relation avec toute la philosophie éternelle en général & avec la Vision du Soi selon Douglas Harding en particulier.
6 – L’œuvre de Christian Bobin ? Peut-être moins directement un « éloge de la lenteur » que cet appel au retournement du regard évoqué dans la note n° 1. A partir de – et en tant que ce « Je Suis » central de la carte ci-dessous, tout est « splendide » et chargé de sens, le quotidien est immédiatement transfiguré. Plus besoin de se précipiter dans tous les « spots » touristiques à la mode (et du coup les détruire ainsi que le climat) pour expérimenter la profondeur de « toutes sortes de petites choses » qui nous renvoient – ici & maintenant – à notre propre grandeur d’espace d’accueil illimité & inconditionnel.
7 – « L’aide vient toujours des choses élémentaires. Et ces choses-là composent la grandeur de la vie. »
La (non)chose « élémentaire » première, ne serait-ce pas la claire prise de conscience de votre absence de tête … ? Comme relatée dans « Vision ». Comme expérimentable dans un atelier de Vision du Soi selon Douglas Harding … Le moyen d’accès le plus efficace à votre propre grandeur … Essayez, vérifiez !
Ce n’est certes pas le meilleur choix pour votre standing, mais ça vous permettra de commencer à être Vivant … surabondamment (Jean 10, 10) !
8 – Il est vrai que nous sommes instamment « poussés vers l’abîme ». Mais « nous ne sommes pas obligés d’obéir » ! (Billet en chantier).
Petit bémol cependant : il ne s’agit que d’un simulacre d’« efficacité », puisque toute cette insensible brutalité détruit en réalité de nombreux êtres, autant ceux qui l’appliquent que ceux qui la subissent, le climat, les sociétés, la biodiversité … Comme le monde entier commence désormais à prendre lentement conscience que « l’argent ne se mange pas », il convient de changer drastiquement de cap, de très exactement 180°. Christian Bobin a raison :
« Le monde est ruiné par l’argent. »
9 – Non seulement nous « voulons » tout, mais est-ce que nous ne voulons pas, aussi & surtout, être tout. Le seul remède à cette « avidité » résultant de l’ignorance & aveuglement évoqués plus haut est d’ordre spirituel : prendre clairement conscience de notre véritable nature d’espace d’accueil illimité & inconditionnel. La carte de la note n° 6 montre qu’en & en tant que « Je Suis » central, je m’élargis instantanément aux dimensions de l’univers (en expansion … !), depuis sa Source : « Je ne Suis Rien » jusqu’à ses confins : « Je Suis Tout ». Un « youniverse » … Ne croyez surtout pas un traître mot de cette considérable proposition, faites preuve d’audace, venez vérifier lors d’un atelier de Vision du Soi ! Faites l’effort de devenir grand, adulte … tout simplement.
Plus qu’un « manque de cœur et d’âme », avec toute l’imprécision désormais attachée à ces termes, c’est d’un manque de « cœur-esprit » qu’il s’agit. Une dimension radicalement & éternellement hors de portée des « machines » … heureusement.
« Écrire c’est lutter contre ça » – enfin écrire comme Bobin écrivait – mais porter & partager toute spiritualité véritable, simple, concrète, joyeuse … la Vision du Soi par exemple, c’est aussi lutter, « renverser la thèse du monde ».
10 – « Ceux qu’on a aimés sont encore là … ». Entre autres grands livres sur cette permanence de la vie dans l’amour, le nécessaire essai de Delphine Horvilleur, « Vivre avec nos morts », beaucoup plus qu’un « Petit traité de consolation ».
Cf. « La laïcité est une transcendance ».