« Ces citations¹ émanent de mystiques de toute traditions et sont centrées sur la perspective de Qui nous sommes réellement, l’Essentiel, la Réalité Éternelle au cœur de tous les êtres.
[…]
« Quand toutes choses sont réduites à néant en vous, alors vous pouvez voir Dieu. Le désert de la Divinité quand personne n’est à la maison.
Dans l’essence de l’âme, aucun grain de poussière ne peut jamais tomber.
Si seulement l’âme restait dedans, elle aurait tout.
C’est sa nature d’être sans nature.
Devenez pur comme vous ne l’avez jamais été, n’ayez ni ceci, ni cela ; alors vous serez omniprésent et, n’étant ni ceci ni cela, vous serez toute chose.
Dieu n’attend qu’une seule chose de vous, et cette chose est que vous sortiez de vous-même tant que vous êtes un être créé pour laisser Dieu être Dieu en vous. »
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Maître Eckhart (1260-1328) est né près d’Erfurt, en Thuringe (Allemagne) et devint, à l’issue d’une brillante carrière, professeur de théologie à Paris. Il enseigna également à Cologne et eu un rôle de premier plan d’enseignant et d’organisateur au sein de l’Ordre dominicain. Il donnait ses sermons au peuple en allemand, et non en latin, et eu une influence significative sur d’autres mystiques de cette époque – Suso, Tauler, Ruysbroeck³. Vers la fin de sa vie, il tomba en disgrâce, et quelques propositions extraites de ses écrits furent considérées comme hérétiques par l’Église.
Aujourd’hui, cependant, il est considéré par beaucoup comme l’un des plus grands prophètes de l’Europe médiévale – peut-être un des plus grands prophètes chrétiens de tous les temps. Comme tous les vrais prophètes, Eckhart parle de sa propre expérience de première main, et pas simplement de ce qu’il a lu ou qu’on lui a dit de croire. Quoiqu’il en soit, il s’éveilla à sa propre véritable nature, au Soi le plus intime : le « désert » qui est vide de toute caractéristique, vide de toute chose ( il utilisa d’autres mots comme Abysses, Néant). Ce « désert de la Divinité » est également la « Capacité » de Thomas Traherne, le Vide du Bouddhisme ou nature de Bouddha, le Visage Originel du zen. C’est le Bien-Aimé des Soufis et le Soi de Ramana Maharshi et de la tradition indienne de l’Advaïta.
Lorsque nous retournons notre regard vers le désert de notre vraie nature, vers notre véritable centre, nous ne trouvons personne à l’intérieur. Notre « soi » est absent. Cette vision n’est pas le résultat d’une vertueuse ascèse, simplement la manière dont les choses sont. Au centre, il n’y a personne, sauf la Divinité, ce qu’Eckhart a dit simplement :
« Dieu est dedans, je suis dehors. »
Regardez au bon endroit, juste là où vous êtes, de la bonne façon, l’esprit ouvert et vous verrez le vide qui est rempli du monde, depuis vos propres mains et pieds jusqu’à l’étoile la plus éloignée. Le « désert » de votre véritable nature fleurit alors comme le vivant univers.
Nous découvrir nous-même absent ainsi, débarrassé de notre image, est un profond soulagement. Un énorme fardeau glisse de nos épaules. Le soulagement et la guérison, la paix et la liberté sont nos droits de naissance.
L’ »essence de l’âme » est claire comme l’eau ou l’air – pas le moindre grain de poussière ne peut s’y déposer. Et rien ni personne ne peut la salir – qu’importe ce que nous ayons fait, pensé ou ressenti. Eckhart nous invite à nous éveiller à cette Claire Lumière, à nous réjouir de la Divinité, à boire à cette fontaine qui jamais ne se tarit.
Elle nous rafraîchit, nous donne également la vie éternelle parce que telle est sa nature. Au cœur de nos vies conditionnées par le temps demeure un lieu hors du temps, le noyau mystérieux que nous sommes tous. Lorsque nous demeurons dans l’état de « Non-Chose » [No-Thing] que nous sommes, nous accueillons toutes choses. Nous sommes Capacité pour le monde. En réalité, la totalité de l’Univers est issue de cette « Non-Chose », qui est notre vrai nature. En nous identifiant à « ceci » ou « cela », nous nous excluons volontairement de l’univers, nous choisissons de devenir un objet. Mais en nous éveillant à notre vide fondamental, nous découvrons que nous sommes la source de tout. Du silence naissent les sons et les mots, du non-esprit, surgissent les pensées et les sentiments, de cet Abysse sont nées le ciel au dessus, la terre en dessous, les personnes que nous croisons et notre propre corps.
Parce que qui nous sommes vraiment est « Non-Chose », nous sommes partout, nous sommes tout. Être limité à notre apparence, seulement à notre identité humaine – unique et précieuse comme l’est chacun d’entre nous – c’est être ici et non là, maintenant et non à un autre moment. Ceci est une vérité évidente. Ce qui est également évident, mais moins bien accepté comme tel, c’est l’envers de la médaille: notre omniprésence en temps que source.
Où mène cette prise de conscience ? Elle conduit à laisser Dieu vivre nos vies. La plus simple et la plus profonde des vérités – que notre être profond est Dieu – conduit à « s’abandonner effectivement à la divine providence ». Cela signifie laisser Dieu être Dieu en nous.
Tous les chercheurs sont éveillés à la vérité de leur identité la plus profonde, et pratiquent l’abandon à cette vérité, à la réalité des choses telles qu’elles sont. Cependant, lorsqu’un chrétien déclare qu’il est Dieu, l’Église se fâche. Il y a une bonne raison à cela : cette déclaration est potentiellement une folie. Si cette déclaration se rapporte simplement à notre moi humain, alors il s’agit de la pire forme d’orgueil et, effectivement, d’une profonde folie. Dans ce cas, le lâcher prise implique de s’abandonner à un être humain – un autre ou soi-même.
Mais lorsque cette déclaration – et celui qui s’y abandonne – concerne notre plus profonde identité, en deçà et au-delà de notre humanité, alors la déclaration – et celui qui s’y abandonne – sont sains. A partir de là, notre sur-identification quotidienne avec notre soi humain, avec le visage que nous voyons dans le miroir, avec notre corps et notre pensée est reconnue comme étant excentrique, comme une perspective « à côté de la plaque » de ce qu’est vraiment la réalité. Une telle sur-identification étouffe la conscience de notre véritable soi, détourne notre attention de notre état de « Non-Chose/Toute-Chose », de notre absence de visage qui accueille chaque visage du monde comme le sien propre.
L’éveil spirituel implique un changement profond et vaste dans nos vies : passer d’une vie basée sur le mensonge selon lequel nous serions uniquement humain à une vie basée sur la vérité de qui nous sommes vraiment.
Eckhart nous lance un appel à travers six siècles et demi en nous invitant à l’éveil et à faire confiance à ce qui est le plus intime et le plus vital en chacun de nous. Puissions-nous tous découvrir et mettre en valeur cet extraordinaire trésor intérieur. »
Cordialement
¹ – Ces « Citations de mystiques commentées par Richard Lang » figurent intégralement sur le site visionsanstete.com
Cette partie consacrée à Maître Eckhart s’intercale entre celles consacrées à Lao Tseu, Upanishads, Jan de Ruysbroeck, Thomas Traherne et celle concernant Rûmî.
Le texte a été initialement traduit par Laurent Sarthou. J’ai légèrement modifié par endroits cette traduction.
² – Cf. aussi, en plus bien sûr de la lecture des textes de Maître Eckhart, l’excellent site consacré à la mystique rhénane, un véritable trésor.
³ – La liste est beaucoup plus longue, et sans doute sans fin … Il est possible de citer aussi Nicolas de Cues, Jakob Böhme, Hegel, Maeterlinck, Carl Gustav Jung, Martin Heidegger, …