« La vraie grandeur est silencieuse, infiniment discrète,
elle réside dans la conquête de l’intelligence et de la sagesse de l’amour,
de la patience et de la générosité de l’amour. »
Les événements tragiques que les français ont traversés début janvier – et que de nombreux peuples du monde vivent quasiment au quotidien – les débats et les actions qu’ils entraînent, mais aussi cette panthéonisation de Geneviève De Gaulle-Anthonioz et de Germaine Tillion¹, me forcent à revenir vers ce chantier essentiel : Qu’entend-on par Grand ?
Je ne suis, malheureusement, pas le seul à négliger, alors qu’il devrait pourtant constituer la première et urgente priorité de … tous : retrouver le cap de la vraie grandeur, et s’y tenir sans dévier d’un pouce.
Le centième anniversaire de la naissance d’Etty Hillesum m’avait donné l’occasion d’un article évoquant la parution de : « Un joyau dans la nuit – Introduction à la vie spirituelle d’Etty Hillesum », de Michel Fromaget. Depuis, cet ouvrage comme celui de Sylvie Germain, plus sobrement intitulé : « Etty Hillesum », me passent très régulièrement dans les mains.
Voici ce qu’écrit Sylvie Germain² dans son admirable ouvrage, au chapitre trois : « De l’amour de l’écriture à l’écriture de l’amour », vers la fin de la partie C 1, « Face à la mort – L’im-pensable, l’in-compensable » :
« En fait, ce n’est pas tant Hitler qui triomphe post mortem à travers les guerres, invasions, attentats terroristes, génocides qui continuent à sévir, qu’un leurre phénoménal à la peau plus dure que la plus dure des roches : une certaine idée de la force, du pouvoir, de la “grandeur”. De la grandeur surtout, laquelle est l’aimant par excellence qui attire, fascine, et finit par justifier tous les moyens permettant d’y parvenir. Tous les guerriers rêvent de grandeur, tous les tyrans en sont ivres.
Simone Weil rappelle qu’Hitler, dans sa jeunesse, fut très impressionné par la lecture d’un livre consacré à Sylla, et, en signalant ce fait, elle dénonce le danger de ce qu’elle nomme “une idolâtrie de l’histoire” – de l’Histoire racontée à la gloire des puissants, qui exalte les grands conquérants et les présente comme des “êtres grandioses” ; Hitler s’est lui aussi voulu puis autoproclamé un “être grandiose”.
“On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l’a : c’est d’être dans l’histoire³.”
…
Simone Weil invite à opérer une révision radicale du concept (qui n’est d’ailleurs qu’un mythe bouffi de vanité) de la grandeur. “Le seul châtiment capable de punir Hitler et de détourner de son exemple les petits garçons assoiffés de grandeur des siècles à venir, c’est une transformation si totale du sens de la grandeur qu’il en soit exclu. C’est une chimère, due à l’aveuglement des haines nationales, que de croire qu’on puisse exclure Hitler de la grandeur sans une transformation totale, parmi les hommes d’aujourd’hui, de la conception et du sens de la grandeur. Et pour contribuer à cette transformation, il faut l’avoir accompli en soi-même (4).”
Etty Hillesum a accompli en elle cette révolution du sens de la grandeur, en abandonnant déjà tout rêve de gloire personnelle, et surtout en répondant inlassablement au mal par la bonté, le souci pour les autres. “A chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes.” Elle a compris que la vraie grandeur ne consistait pas à figurer dans l’Histoire en lettres d’or – ou de feu et de sang – mais bien plutôt à devenir minuscule et léger, fluide et transparent comme un rai de lumière, un fil lancé dans l’invisible. “Quand une araignée tisse sa toile, elle lance d’abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n’est-ce pas ? L’artère principale de ma vie s’étend déjà très loin devant moi et atteint un autre monde.” Un autre monde qui n’est pas coupé de celui-ci, pas même éloigné, mais qui en est le cœur battant.
La vraie grandeur est silencieuse, infiniment discrète, elle réside dans la conquête de l’intelligence et de la sagesse de l’amour, de la patience et de la générosité de l’amour.«
Cordialement
¹ – Le discours présidentiel prononcé lors de cette cérémonie est assez remarquable, mais … comme je trouve dommage qu’il n’ait pas été l’occasion de célébrer la résistance de l’Esprit, plutôt que simplement, et sans doute politiquement, l’esprit de la Résistance. Qu’il n’ait pas été l’occasion de commencer, au moins, cette « révision radicale du concept de la grandeur ».
L’exemple de ces deux femmes remarquables et la puissance de ces deux forces, l’esprit de la Résistance et la résistance de l’Esprit, devraient impulser un tout autre sens à la politique conduite aujourd’hui en France, en Europe et partout ailleurs dans le monde.
Globalement, nous ne sommes toujours pas à la hauteur de ce qui s’est passé dans le complexe concentrationnaire nazi … Nous en sommes toujours à « idolâtrer l’histoire » et à errer dans le désert d’Égypte …
² – En réponse à des questionnements essentiels posés par Jean Améry, écrivain autrichien déporté à Auschwitz, auteur de « Par-delà le crime et le châtiment – Essai pour surmonter l’insurmontable » :
« Treize années se sont écoulées depuis la rédaction de ce livre ; treize années d’infortune pour le monde. Il suffit de consulter les rapports d’Amnesty International pour s’apercevoir que cette période rivalise d’horreurs avec les étapes les plus horribles d’une histoire qui est aussi déraisonnable que réelle. A croire qu’Hitler a remporté un triomphe posthume. Des invasions, des agressions, la torture, la destruction de l’homme dans son essence même. »
Préface à la nouvelle édition, 1977
³ – « L’enracinement », Simone Weil, Éditions Gallimard, Folio-Essais, 1991
4 – C’est en ce point précis que la Vision du Soi selon Douglas Harding peut constituer une aide précieuse, sans attendre d’être projeté en des circonstances aussi dramatiques que la guerre et la déportation. Mais, comme d’habitude, n’en croyez surtout pas un traître mot, venez vérifier dans un atelier !