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La spiritualité au risque des idoles – Bernard Ginisty  

Bernard Ginisty

« La spiritualité au risque des idoles »

Article de Bernard Ginisty paru dans Le Monde Diplomatique de décembre 1999 (0).

« Nous commençons toujours notre vie sur un crépuscule admirable (1). »

“La « quête du sens » est devenue un lieu commun révélant plus souvent un malaise qu’un travail effectif de reconstruction de significations collectives. Le siècle avait débuté en se libérant du cléricalisme qui pesait sur la société. Mais, comme le note Marcel Gauchet, nous assistons à « l’épuisement des ressources intellectuelles et spirituelles de la laïcité militante (2) ». Par ailleurs, les idéologies qui ont mobilisé les foules du siècle qui s’achève sont elles aussi épuisées¹. Elles apparaissaient comme la variante d’un dogme unique :

« Cherchez premièrement le royaume de l’économique et tout le reste vous sera donné par surcroît. »²

Ce dogme a été commun à l’Est et à l’Ouest. Le conflit a porté sur les moyens de pratiquer le dogme : à l’Est par la planification autoritaire, à l’Ouest grâce à « la main invisible du marché ». Ces deux modèles sont en crise. Celui de l’Est s’est écroulé. Mais à l’Ouest on continue d’affirmer le credo unique.

Parce que le socialisme planificateur du bloc soviétique a produit le Goulag, l’échec économique et la démoralisation de populations entières, toute volonté politique de placer l’homme comme régulateur de l’économie est a priori suspectée d’être vouée à l’échec. La multiplication des drames sociaux et l’augmentation de l’exclusion sont banalisées et minimisées au nom de « lendemains qui chantent » joués cette fois sur l’air des marchés financiers. Les chantres de la modernité nous assurent que le libéralisme serait le nouvel horizon indépassable de notre temps.

L’âge de la gestion

Cette vision idyllique est démentie par les derniers événements que connaît notre planète. En guise de modernité, nous voyons partout dans le monde resurgir des clanismes. Qui plus est, des conflits comme ceux du Congo ou de l’Afghanistan voient une sorte d’alliance objective entre tribalismes, fondamentalismes et stratégies des multinationales. Jean Baudrillard analyse ainsi cette situation :

« La mondialisation triomphante fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs, inaugurant une (in)culture parfaitement indifférente. Et il ne reste plus, une fois l’universel disparu, que la technostructure mondiale toute-puissante face aux singularités redevenues sauvages et livrées à elles- mêmes (3). »

A ce stade de l’écroulement des discours englobants collectifs, nous avons une société « qui se sait incomparablement dans son détail sans se comprendre dans son ensemble (4) ».

Après l’âge théologique, nous aurions quitté celui du politique pour entrer dans celui de la gestion. Le long travail de pensée, de lutte, d’éducation, de spiritualité vers la reconnaissance de la personne comme citoyen responsable irréductible à son clan, sa religion ou sa corporation, se trouve remis en question. La rupture totale de l’économique et du social, de la marchandise et du lien humain crée alors des situations « barbares ». Le lien social, coupé de tout enjeu politique, devient errant pour se transformer peu à peu en « gisement d’emplois ». L’universalité du bien commun n’étant plus considérée, à travers son expression politique, comme au-dessus des intérêts particuliers, ceux-ci prolifèrent dans des stratégies claniques.

Faute de vision collective d’avenir, la place est libre pour toutes les régressions. Au plan politique, les partis nationalistes progressent en Europe comme l’ont montré les élections récentes en Autriche et en Suisse. Au niveau religieux, les dégâts sont aussi évidents. Si les mollahs iraniens et les talibans afghans font souvent la « une » des journaux, peu de religions échappent aux fureurs fondamentalistes (5). L’hindouisme, très idéalisé en Occident, connaît en Inde des fièvres d’intolérance religieuse³. Comment ne pas voir aussi les compromissions ethniques de leaders des Églises chrétiennes au Rwanda ou l’abandon de certaines hiérarchies orthodoxes au nationalisme le plus obtus. Qu’un des deux grands partis de la démocratie américaine se soit laissé instrumentaliser par l’intolérance religieuse de la « Christian majority » en dit long sur les dangers du fondamentalisme chrétien (4).

Ne nous reste-t-il alors qu’à sombrer dans une morosité sans espoir, en vivant au jour le jour, pour ceux qui le peuvent, les consommations individualisées proposées par la publicité ? Guéris à tout jamais des élans généreux, au vu des barbaries commises en leur nom, devons-nous nous rallier au paradigme unique du marché ? Avec, de temps à autre, de grands moments d’émotion collective autour de Jean Paul II, Diana Spencer [Lady Di] ou Mère Teresa ? Serions-nous définitivement revenus de tout engagement politique, parce que cocus de l’histoire … ou de Mitterrand et vaccinés de toute quête spirituelle au vu des fondamentalismes et des cléricalismes religieux ?

Ce n’est pas parce qu’on a été pris en flagrant délit de niaiserie idolâtre qu’il convient d’idolâtrer la niaiserie libérale. Ce serait, paraît-il, « se ranger les baskets ». Ce n’est pas parce que l’on a été délogé une fois de ses idoles que l’on est dispensé de rester à l’écoute de « ce qui sort du dedans mystérieux de nous-mêmes et qui ne doit pas revenir perpétuellement sur nous-mêmes dans un souci grossièrement digestif  (6) », ainsi que l’exprime avec force Antonin Artaud. Il ne suffit pas de fracasser bruyamment les idoles pour se libérer du surinvestissement qu’on y a mis. Ni de s’en croire délivré parce qu’on serait devenu le fonctionnaire de leur critique.

Dans leur ouvrage « L’Idolâtrie de marché », Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert (5), évoquant le fait que des associations de chefs d’entreprise, telle l’American Enterprise Institute, possèdent des départements de théologie, mettent en lumière les enjeux théologiques de l’économie. Ils écrivent :

« Celui qui ne fait pas l’analyse de son idolâtrie ne comprend rien au capitalisme (7) . »

En effet, la fascination de l’argent produisant l’argent, conçue comme paradigme universel, n’est que la réédition du processus idolâtre contre lequel se sont toujours dressées les résistances spirituelles : « L’économie, dans le fond, consiste en cela : la naturalisation de l’histoire. Il s’agit de faire apparaître comme naturel ce qui est le produit historique de l’action humaine. Les dieux qui sont objets d’évidence sont en général des idoles, même au sein du christianisme. Les théologiens de la libération disent que le Dieu libérateur n’est pas objet de possession. Il est transcendance qui pousse à la recherche, il est horizon qui appelle (8). »

Au niveau religieux comme, si nous en croyons Hegel, au plan philosophique, Abraham reste la figure majeure. Il quitte son pays, sa famille et ses dieux pour aller vers l’inconnu. Dans la traduction au plus près de l’hébreu que nous restitue Marie Balmary (9), l’injonction « Quitte ton pays » s’accompagne d’une autre, « Va vers toi ». L’aventure de la dépossession constitue le chemin vers l’autre et vers soi. Jean de la Croix, à travers sa poésie mystique, dira avec bonheur cet itinéraire (6) qui réclame la légèreté du pérégrinant :

« Il désire un je ne sais quoi Qui se trouve d’aventure (10) . »

Dans la tradition judéo-chrétienne, le rapport à Dieu se vit non dans la possession de celui dont le nom est imprononçable mais dans la relation à autrui qui suppose la critique concrète des idoles. La Bible les présente comme des constructions faites de main d’homme qui reviennent en boomerang vers lui comme un destin. L’idole peut se définir comme « bête et méchante ». Bête par ce qu’elle ferme toute possibilité d’imaginer le monde hors de la pensée unique, dans ces « incontournables » chers aux technocrates. Méchante parce qu’elle tend à nous faire voir le malheur des autres comme un destin auquel on ne peut rien.

Risquer l’exode

L’espace laïc constitue un des lieux majeurs de lutte contre ces idoles. Réagissant contre les tentations de pouvoir, de richesse, d’intolérance des religions, il contribue à les ancrer dans leur vocation fondamentale d’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans l’universel concret de la fraternité universelle (7). Si Dieu existe, écrivait un pasteur protestant du siècle dernier, il est celui de tous les hommes : il est donc laïque. C’est l’homme qui naît dans des religions, langues maternelles du sens, qui touchent en l’homme le plus sensible : l’angoisse, la culpabilité, le lien interhumain, l’explication du monde, la vie, la mort. En ce lieu, on peut aussi bien basculer dans un fanatisme débridé que se risquer à l’exode hors des sécurités premières.

« Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’Être. L’homme est un poème que l’Être a commencé (11) ».

, note Heidegger. C’est un thème majeur dans la pensée de Maître Eckhart : la seule façon d’aller vers la totalité concrète que le mystique nomme Dieu, « c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance (12) ».

Aucune institution, aucun parti politique, aucune Église, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs qui valent la peine de risquer, de militances qui incarnent de nouvelles naissances. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit aux pires aberrations. L’avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l’installation satisfaite dans la critique de nos idolâtries. Il est ce que nous allons commencer ensemble. Nous vivrons alors ce que le poète et résistant René Char appelle « l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés de nos aurores (13) ».”

Bernard Ginisty

Directeur de Témoignage chrétien.

(1) René Char, « Fureur et Mystère », Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 250.
(2) Marcel Gauchet, « La Religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité », Gallimard, Paris 1998, p. 29.
(3) Jean Baudrillard, « Le Paroxyste indifférent », Grasset, 1997, p. 32.
(4) Marcel Gauchet, op. cit., p. 127.
(5) Voir « L’offensive des religions », Manière de voir, no 48, Paris, novembre-décembre 1999.
(6) Antonin Artaud, « Le Théâtre et son double », Gallimard, 1974, p. 11-12.
(7) Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert, « L’Idolâtrie de marché. Critique théologique de l’économie de marché », Editions du Cerf, Paris, 1993, p. 344.
(8)  Id., p. 79
(9) Marie Balmary, « Abraham ou le sacrifice interdit », Grasset, Paris.
(10) Jean de la Croix : « Poésies complètes », Obsidiane, Paris 1983, p. 94.
(11) Martin Heidegger : « L’expérience de la pensée » in « Questions III », Gallimard, Paris, 1984, p. 21.
(12) Maître Eckhart, « Sermons », tome II, Le Seuil, Paris, 1978, p. 113.
(13) René Char, « Les Matinaux », op. cit., p. 332. (8)

 

Cordialement

 

0 – Pourquoi poser ce vieil article sur volte-espace, avec vingt ans de retard ? Deux bonnes raisons : d’une part il n’a pas pris la moindre ride, « l’idolâtrie de marché » est plus triomphante que jamais & aucune leçon n’a été tirée de la crise des subprimes & un abîme s’ouvre sous nos pieds ; d’autre part il fait référence à Marie Balmary, et c’est d’ailleurs ainsi que je l’ai retrouvé.

NB : les notes de bas de page de l’article original sont entre parenthèses et en italiques & gras, de (1) à (13). Les autres relèvent de ma seule responsabilité, tout comme les mots & expressions mises en gras dans l’article.

¹ – Vous conviendrez que ça commence à faire beaucoup pour une seule Terre & Humanité : épuisement « des ressources intellectuelles et spirituelles de la laïcité militante », « des idéologies », des ressources, des terres arables, de l’eau potable, … Nous sommes déjà en plein « déraillement ».

² – Parodie de Matthieu 6, 33 :

« Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par-surcroît. »

[Ζητεῖτε δὲ πρῶτον τὴν βασιλείαν τοῦ θεοῦ καὶ τὴν δικαιοσύνην αὐτοῦ, καὶ ταῦτα πάντα προστεθήσεται ὑμῖν.]

³ – L’indolâtrie est effectivement une vieille erreur occidentale toujours d’actualité. Il faudra peut-être que Narendra Modi (maudit … ?) décide d’atomiser le Pakistan pour nous en guérir … Au jour où je mets en ligne ce billet nous n’en sommes plus très loin.

4 – Plutôt bien vu … dès 1999 : Poutine et le patriarche orthodoxe Kirill marchent aujourd’hui main dans la main, et Trump a bénéficié d’un large soutien tant des protestants évangéliques que des catholiques, même si la situation semble commencer à se retourner un tantinet. Et il continue pourtant à se dire que les personnes qui s’intéressent à la spiritualité sont de doux rêveurs un peu perchés, qui n’ont pas plus les pieds sur terre que la tête sur les épaules (!) … Ces bisounours de la catégorie « Grosréveil » sont en fait souvent les personnes les plus réalistes qui soient.

Désolé, mais je ne peux pas écrire « Donald Trump », j’aurais l’impression de nuire ainsi à la réputation de ce brave Donald Duck.

5 – Le wouèbe ne propose pas grand chose concernant « L’Idolâtrie de marché ». L’heure n’est plus, ou plus exactement pas encore, à  une « critique théologique » de cette « économie de marché » (apparemment) triomphante, de cette idéologie qui se prétend « sans alternative » et donc seule réalité indépassable … Ne perdons surtout pas confiance : comme disait Carl Rogers, « Facts are friendly », aussi injustes et violents soient-ils.

Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert

6 – La carte ci-dessous, carte maîtresse de Douglas Harding et de la Vision du Soi peut vous aider à préparer & comprendre cet itinéraire, et, peut-être, vous communiquer l’audace de réaliser le « plus court voyage de retour à la maison »

« Quitte ton pays », peut se comprendre comme l’injonction à sortir de cette zone périphérique « je suis humain », zone qui dans l’anthropologie moderne est présentée comme aussi exclusive & sans alternative que l’absolutisme libéral en économie. Ce « pays » est aussi celui de l’asservissement aux chaînes de causes et d’effets et aux tyrannies des collectifs, celui de l’inversion des valeurs, …

Et ce « Va vers toi » résonne comme la joyeuse invitation à retrouver le « Je Suis » central, dont en réalité nous ne sommes jamais sorti que par la plus funeste des illusions. Ce « toi » central, ce n’est pas non plus, au grand jamais, la « planque ultime » souvent évoquée par Yvan Amar. Bien au contraire : ce n’est qu’à partir de cette position paradoxale que nous allons pouvoir réellement entrer en communion avec les autres & le monde, commencer enfin à assumer nos responsabilités.

Marie Balmary dit des Écritures que ce sont des « textes anthropogènes ». L’histoire d’Abraham ce n’est pas de la déco ! Chacun de nous est convié à l’actualiser par & pour lui-même, en relation avec les autres. Sinon autant se servir de la Bible pour caler une vieille armoire …

7 – Cf. les quelques réflexions exposées dans « République laïque, seul espace de spiritualité authentique ».

8 – « Heidegger, Maître Eckhart, René Char » … : des milliers de belles pages d’experts à lire, certes. Mais … et si nous commencions plutôt par « l’épreuve & aventure personnelle » d’un atelier de Vision du Soi, et si nous décidions de vouloir vraiment « passer sur l’autre rive » ? Nous aurons tout le loisir ensuite de vérifier si « les experts ont bien pigé le truc » !

Ne croyez surtout pas un traître mot de ces considérables propositions, essayez, vérifiez !

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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