Ce vieux texte de Michel Serres m’est revenu en mémoire alors que … je pédalais sur la GT 20 en Corse ! Comme Douglas Harding a lui aussi produit toute une recherche (et de nombreux dessins) à propos des outils comme prolongement du corps – principalement dans son grand œuvre : « La Hiérarchie du Ciel et de la Terre – Un nouveau diagramme de l’Homme dans l’Univers » – il me semble qu’il a toute sa place sur volte-espace.
Nos automobiles ? Des fossiles
« Le Cambrien – il y a 500 millions d’années – a vu émerger, chez les vivants monocellulaires mous, des parties dures, sortes de plaques de calcaire pluricellulaires. Des populations sont apparues, munies de toits dont la dureté mit à l’abri leurs parties douces : mollusques aux coques chantournées, armées d’insectes couverts de chitine, sauriens et reptiles émaillés d’écailles …
Des centaines de millions d’années après émergèrent des espèces douces dont l’anatomie inversa exactement la dureté précédente. Chair, poils, plumes, duvets, … toutes les parties souples sortirent lentement de ces coques cristallines ou de ces carapaces calcaires et devinrent parfois, à l’intérieur, os, cartilages et squelettes. Ainsi notre corps sut, à la longue, se faire doux dehors et dur dedans.
Mais avec nos mains, nous ne pouvons encore fabriquer que du dur dehors et du doux dedans, à l’image de ces véhicules d’acier qui nous entourent. Tout se passe comme si nous ne parvenions à modeler que des fossiles archaïques …
Regardons passer wagons et locomotives, camions et automobiles, fonctionner grues et bétonnières, s’élever usines et fabriques … tous mous à l’intérieur et d’acier à l’extérieur. Nous voyons défiler – s’entrechoquer quelquefois mortellement – des millions de fossiles, revêtus de cuirasses comme des crustacés, mollusques, arthropodes, insectes et sauriens …
Nos automobiles ressemblent à la fois à des animaux conservés ou fossiles et à des armures de guerriers préhistoriques. Quand saurons-nous produire des techniques douces à l’image de nos corps ? (0)
Le doux émergera tout naturellement de nous lorsque nos techniques s’ouvriront au monde au lieu de le combattre …¹
Une exception à cela. Nous avons su, une seule fois, fabriquer de nos mains une machine si souveraine qu’on la nomma, dès sa naissance, « la Petite Reine ».
Une machine qui, pour la première fois dans l’évolution comparée de la vie et des techniques, ne nous protège pas de sa cuirasse, mais mime au contraire l’intimité des os en laissant notre chair déborder vers le monde …
Bras sur le guidon, mains serrant les freins ou les poignées, cul sur selle, mes jambes se posent hors cadre. Mon corps entoure, surplombe, habille, environne ma bicyclette, ainsi devenue squelette interne de mon corps roulant.²
Passant de l’ère primaire au quaternaire, réellement moderne, le vélo devance de millions d’années les autres véhicules, inimaginablement archaïques.³
On s’étonne en général que, quelques années après le vélo, des inventions mirifiques comme l’automobile soient apparues. Détrompons-nous ! Le vélo émergea de fait des centaines de millions d’années après l’automobile. Lui mammifère, elle insecte ou crustacé … »
Cordialement
0 – En fait nous le savons déjà, mais les très puissants groupes de pression surveillent leurs intérêts et freinent des quatre fers pour retarder l’avènement – inéluctable – de ces « low techs ».
¹ – L’ouverture qu’évoque Michel Serres ne procèdera jamais de « nos techniques « . « Le système technicien » est en quelque sorte autonome dans son combat – perdu d’avance – contre le monde. Cette ouverture ne proviendra que d’êtres humains conscients … de la perversité intrinsèque d’un système dont la « réussite » risque fort d’être un effondrement global de la plupart de nos sociétés humaines …
² – Fantastique évocation de la magie de « la Petite Reine », qu’on ne peut éprouver qu’en enfourchant une bicyclette. Faire du vélo est certes positif pour la santé cardiovasculaire du cycliste, mais c’est aussi et surtout le moyen de garder une âme d’enfant. Ceux qui redouteraient les douleurs parfois associées au « cul sur selle » peuvent se tourner vers le vélo couché.
³ – Vous avez bien lu :
« Passant de l’ère primaire au quaternaire, réellement moderne, le vélo devance de millions d’années les autres véhicules, inimaginablement archaïques. »
Et c’est aussi pour cela que le soi-disant « vélo » à assistance électrique constitue en réalité une épouvantable régression … Oui j’entends très souvent dire que ça peut être une bonne solution dans tel ou tel cas de figure …
“Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons.”
Jean Renoir
(Première parution dans le numéro hors-série de mai-juin 2008 du magazine Science et Vie)