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6 - Lectures essentielles

Christian Bobin. Le poète était un orpailleur – Sébastien Lapaque

NB : le billet précédent : « Christian Bobin, chercheur d’or et de lumière », propose un texte que Sébastien Lapaque a ensuite développé dans l’article du Figaro repris ci-dessous. Un doublon en quelque sorte, mais quand on aime on ne compte pas … Mes commentaires en seront du coup allégés d’autant. Et comme d’habitude, les surlignages, liens, illustrations, éventuels redécoupages … relèvent de ma seule responsabilité.

Christian Bobin. Le poète était un orpailleur

« Gallimard, son éditeur, vient d’annoncer son décès. Le poète était un orpailleur. Toute sa vie, il aura cherché de l’or dans les mots, les ruines, les regards, les coquelicots et le ciel.

« Mon cœur est prêt, ô Dieu, mon cœur est prêt » : c’est au psaume 107 (0) que fait songer l’œuvre de Christian Bobin au terme de cinq longues décennies d’écriture. L’écrivain, essayiste et poète, le plus secret du monde littéraire qui s’était notamment fait connaître avec son livre consacré à Saint-François d’Assise, Le Très-Bas, est décédé à 71 ans, jeudi, a annoncé son éditeur Gallimard vendredi matin. L’écrivain, très attaché à son Creusot natal, avait réussi un premier coup d’éclat en publiant en 1991 Une petite robe de fête. Aussi remarqué sur la scène littéraire qu’en marge de ses mondanités, Christian Bobin avait reçu en 2016 le prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

« Je cherche » : tout Christian Bobin tenait dans cette proposition qu’il n’a jamais été tenté de retourner en proclamant : « Je ne cherche pas, je trouve. » Grâce à Pascal, notamment évoqué dans Les Ruines du ciel (2009), l’écrivain mesurait ce qu’il y avait de naïf dans cette déclaration de Picasso. Avec Khawadja Abdallah al-Ansarî, poète du XIe siècle, né dans l’actuel Afghanistan, il savait l’ordre du monde :

« Pour toute chose, d’abord on cherche puis on trouve, alors que s’il s’agit de Dieu, on trouve puis on cherche. » ¹

L’auteur du Très-Bas (1992), un livre consacré à François d’Assise qui l’avait fait connaître auprès du grand public, n’aimait guère écrire le mot « Dieu » avec une capitale, comme dans les livres de catéchisme d’autrefois. Mais il n’en cherchait pas moins ce père au nom imprononcé et imprononçable. « Je cherche le dieu sans barbe, le dieu sans dieu, sans grande musique, sans reliure cuir, sans effets. Le dieu du Rien », écrivait-il, imposant aux curés modernistes la possibilité d’une montée transgressive vers la divinité.

Et il a continué de chercher, certains jours sous le soleil, avec un grand sourire, d’autres dans l’épreuve et dans la nuit. «  Grandir dans le noir », écrivait-il à propos de son enfance passée au Creusot, la ville minière où il résidait avec sa compagne, la poétesse Lydie Dattas. « Je n’ai jamais vu le paradis qu’adossé à l’enfer, en contrepoint, contre-chant. Toute lumière – de parole, de visage ou de matière – m’est événement un accident qui à chaque fois me sauve. Je ne sais rien de la vie sinon qu’elle est, dans la substance profonde, presque inatteignable, lumineuse, aérienne. »

Comme Arthur Rimbaud, Christian Bobin savait que « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ». Mais il se méfiait du dolorisme et redoutait les malentendus. S’il évoquait un jour la présence réelle du Dieu caché des religieuses et des Messieurs de Port-Royal, ce sera à travers un traité du sourire.

« Je ne sais pas trop pourquoi, le sourire me semble être l’objet de méditation le plus profond possible. Je m’appuie à ce propos sur le sourire de quelques disparus qui se maintient et les maintient hors des eaux noires. Le sourire de mon père, le sourire d’une jeune femme disparue prématurément … Des sourires, aussi, comme on en voit pointer dans les berceaux au coin des lèvres des nouveau-nés. Dans ce traité du sourire, je développerai quelque chose que je n’ai pas eu la force de développer, qui ressortirait de la confiance. Tout ce que je pourrais vous dire honnêtement de Dieu, c’est ça. C’est la confiance. Non pas la confiance en quelque chose, non pas une confiance sans objet, mais la confiance en quelqu’un, en une présence. Aller au-delà me semblerait impudique et un peu risqué. Si vous commencez à clamer à voix haute ce que vous aimez, si vous le dites trop clairement, vous le tuez . »

Christian Bobin a publié Le Muguet rouge, un livre souriant justement, paru au même moment que le fort volume de la collection « Quarto » rassemblant dix-sept de ses livres écrits entre 1980 et 2020 dont un inédit, L’Eau des miroirs. Dans Le Muguet rouge, il évoquait Kafka, Dora Diamant, Nerval. Et Pascal, comme d’habitude. En tête d’un chapitre, il a recopié une pensée de Novalis. L’écrivain citait peu ses confrères mais il avait le goût du mot d’auteur qui touche sa cible comme une fléchette. Dans Pierre, il avait reproduit cette phrase d’André Dhôtel :

« Nous devrions savoir que tout est à jamais loin, sinon ça ne serait pas la vie. »

Pourquoi André Dhôtel, dont nous ne croyions connaître que Le Pays où l’on n’arrive jamais ?

« Parce que c’est une sorte de Lao-tseu français. Ses livres sont embroussaillés, ils frôlent parfois l’ennui, mais c’est un ennui qui est nécessaire pour arriver à l’éclaircie. Si je cite cette phrase, relevée dans une nouvelle faussement banale, une aventure où il ne se passe rien, c’est parce qu’elle m’a explosé sous le nez. Je saurais difficilement m’en expliquer, mais elle m’apparaît inépuisable. Elle est de l’ordre des fleurs imprévues, qui poussent dans les ruines, elle nous permet de comprendre que nous sommes tissés par des forces invisibles », disait-il.

En épigraphe du Muguet rouge, on peut lire cette citation :

« Mandelstam racontait qu’ayant entendu pour la première fois le mot ’’progrès’’ à l’âge de cinq ans, il avait fondu en larmes, pressentant quelque chose de fâcheux. » ²

Christian Bobin n’était pas un homme de la détestation, c’était un écrivain du « oui », mais on sentait monter chez lui une détestation des écrans, des machins et des machines qui ont colonisé nos vies. Ainsi écrivait-il :

« Les mal nommées nouvelles technologies, dont je cherche le nom de livre en livre, ont pris la place de nos rêves et peu à peu celle du réel. Ce que les faux anges de la Silicon Valley nomment une réalité augmentée est en vérité une réalité injuriée, une réalité blessée. Je suis juste quelqu’un qui regarde le monde et qui essaie de dire au plus près ce qu’il voit. Je ne juge pas, je ne moralise pas. J’essaie de regarder de frais et de près. Par moments, ce que je vois me fait penser au Bardo Thödol, un texte sacré des Tibétains consacré à l’étude des jours qui succèdent à la mort d’une personne, non pour son entourage, mais pour elle-même. Le défunt envahi par ses propres ombres doit lutter avec elles pour gagner soit une nouvelle vie, si elle échoue, soit l’exténuation des ténèbres et le repos. Le Bardo Thödol est un possible manuel pour comprendre aujourd’hui. Les images qui nous hantent sont toutes sorties de nous-mêmes, mais elles nous reviennent comme des ombres, avec une grande force, douées d’une étrange autonomie. » ³

Aux miroirs de poche dont use le diable pour nous détourner de nous-mêmes, et de cet autre moi, en chacun de nous, plus profond que nous-mêmes, Christian Bobin opposait la simplicité d’un morceau de granit ou la beauté d’un arbre en fleur. Les objets inanimés n’ont peut-être pas d’âme. Lui, en avait une, éminemment profonde. » (4)

Sébastien Lapaque

Cordialement

 

0 – Oui, ou 108, 2 selon la numérotation retenue. Mais encore plus au Psaume 57, 8. Cf. note de bas de page du billet précédent.

¹ – Une citation qui correspond magnifiquement à la Vision du Soi selon Douglas Harding. La « Vision » vécue comme une expérience de première main lors d’un atelier permet de « trouver », puis il convient de « chercher » à digérer, intégrer, incorporer aussi complètement que possible cette « silencieuse coïncidence » avec son « autoportrait ».

² – « Le progrès est un élan vers le pire » …  Christian Bobin connaissait certainement cette citation majeure d’Emil Cioran.

³ – Sacré Bobin : réunir dans un même paragraphe le Bardo Thödol et les NTIC ! Il a évoqué ailleurs cette nouvelle plaie non pas seulement d’Égypte mais universelle : « une invasion de sauterelles électroniques sur le monde ». Comme le monde tel qu’il le perçoit & décrit si bien est presque déjà mort, il est effectivement nécessaire de se préoccuper de sa traversée du Bardo …

« Le monde veut le sommeil. Le monde n’est que sommeil. Le monde veut la répétition ensommeillée du monde. Mais l’amour veut l’éveil. L’amour est l’éveil chaque fois réinventé, chaque fois une première fois. Le monde n’imagine pas d’autre fin que la mort, cette extase du sommeil, et il considère tout à partir de cette fin. … L’enfant va à l’adulte et l’adulte va à sa mort. Voilà la thèse du monde. Voilà sa pensée misérable du vivant : une lueur qui tremble en son aurore et ne sait plus que décliner. C’est cette thèse qu’il te faut renverser. »

Avant-dernier chapitre du « Très-Bas »

La Vision du Soi selon Douglas Harding constitue un outil particulièrement puissant pour « renverser la thèse du monde ». N’en croyez pas un traître mot, essayez, vérifiez … !

4 – Il me semble plutôt que Christian Bobin occupait & occupe la totalité « Corps & Âme – Esprit ». Lisez, vérifiez !

« Cet autre moi, en chacun de nous », tout peut nous y renvoyer – surtout les miroirs ! – conformément à la règle de l’asymétrie. Je le clame une fois de plus (dans le désert …) : la Vision du Soi constitue une « entrée principale » des plus efficaces. N’en croyez pas un traître mot, essayez, vérifiez … !

 

 

 

 

 

 

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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