Catégories
6 - Lectures essentielles

Christian Bobin, chercheur d’or et de lumière – Sébastien Lapaque

Christian Bobin, chercheur d’or et de lumière (0)

NB : une seule note de bas de page [1] interne au texte. Mes commentaires sont numérotés de (0) à (6).

“« Mon cœur est prêt, ô Dieu, mon cœur est prêt », écrivions-nous, il y a quelques semaines, citant le psaume¹, à l’occasion de la parution chez Gallimard d’un volume de la collection Quarto rassemblant dix-sept livres de Christian Bobin, dont « L’eau des miroirs », un inédit auquel il tenait beaucoup². Nous ne croyions pas si bien dire. Homme impatient de son retour vers le Dieu caché, le seul à avoir réjoui notre jeunesse, l’auteur de « La Nuit du cœur » est mort jeudi. Né au Creusot, le 24 avril 1951, il était âgé de 71 ans.

« Écrire, c’est travailler du côté de l’éternel », jurait-il. Le voilà placé dans le cortège des ombres de la vallée de Josaphat, le royaume des âmes séparées du corps – en attendant la Résurrection. Car Bobin, baptisé Christian par ses parents, était à la fois un orant et un croyant. Non pas à la manière de Barrès et de Maurras, idolâtrant le patrimoine en péril d’un christianisme platement successoral – cloîtres, vitraux, latin, soutanes, ostensoirs, missels, cloches, dimanches, bonnes sœurs, confessionnaux, reliques, etc.

Mais à la manière de Blaise Pascal, découvrant qu’il est raisonnable de croire, ainsi que le rappelle Pierre Manent dans son dernier livre [1], et osant prononcer, jour après jour, ces simples mots :

« Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob ».³

L’auteur du « Très-Bas », le livre consacré à François d’Assise qui l’a fait connaître auprès du grand public, n’aimait ni écrire ni énoncer le mot Dieu – avec ou sans capitale. Dans les pas de Pierre Boutang, dont il fut le disciple par l’entremise de son maître en philosophie Pierre Magnard, il avait l’audace de révoquer les continuels Pater et Ave Maria du mendiant de Rimbaud pour demander :

« Notre Père céleste, que ton nom soit imprononcé … »

« Une saison en enfer » n’était pas son livre de chevet. C’était sa table de chevet. Il le reprenait sans cesse, fasciné par la radicalité de Jean-Arthur : « Je ne sais plus parler ». A la parole, Christian Bobin préférait le silence. Non pas un silence qu’il aurait choisi, façon de Misanthrope nouvelle manière. Mais le silence qui l’avait enveloppé, « prisonnier au berceau », comme l’indique le titre de l’un de ses plus beaux livres. Cet écrivain aux 60 livres n’aimait pas écrire le mot Dieu (4), mais il n’en cherchait pas moins ce Père au nom imprononçable à travers les matins d’or et les soirs dorés – plutôt qu’à travers la nuit de l’âme de Jean de la Croix. « Je cherche le dieu sans barbe, le dieu sans dieu, sans grande musique, sans reluire cuir, sans effets. Le dieu du Rien », écrivait-il un jour. Il y a beaucoup d’imprononcé et d’imprononçable, dans l’œuvre touffue de Christian Bobin. Beaucoup de choses qui nous faisaient rire, quand nous étions de jeunes avantageux, et qui nous feront pleurer demain. Beaucoup d’Évangile, donc. Qui a ri, pleurera.

Christian Bobin avait beau amuser les esprits forts, jusqu’à notre ami Frédéric Beigbeder qui l’a gentiment assaisonné dans « Le Figaro Magazine » au début du mois (5), il n’en restera pas moins un splendide écrivain de langue française – beaucoup moins naïf et beaucoup plus sûr de son fait qu’il ne faisait semblant de l’être, mettant consciemment ses pas dans ceux de quelques héros d’encre et de papier : le Quichotte de Cervantès, la Félicité de Flaubert, le prince Mychkine de Dostoïevski. Admirateur de la prose baroque et des moralistes français de Grand style du XVIIe siècle, artisan éprouvé de l’art du bref, l’auteur des « Ruines du Ciel », le livre qu’il avait consacré à Port-Royal, connaissait par cœur l’avertissement du chevalier de Méré, cet émule de Pascal :

« Pour paraître, il faut être ».(6)

Pardon pour l’antimétabole qui a le don d’exaspérer certains lecteurs : Christian Bobin était ce qu’il paraissait et paraissait ce qu’il était. Chercheur d’or, chercheur de ciels, chercheur de miel, de jasmin et de joie, il était dans ses jardins, il était dans son sourire, il était dans ses secrets, il était dans ses chagrins, il était dans son deuil, il était dans son espérance et dans sa belle écriture aux lettres rondes. Au Creusot, cet illuminé, au sens le plus fort du mot, cet être plein de lumière, donc, avait pourtant grandi dans le noir. Ainsi expliquait-il sa montée transgressive vers le divin :

« Je n’ai jamais vu le paradis qu’adossé à l’enfer, en contrepoint, contrechant. Toute lumière – de parole, de visage ou de matière – m’est évènement – un accident qui à chaque fois me sauve. Je ne sais rien de la vie sinon qu’elle est, dans la substance profonde, presque inatteignable, lumineuse, aérienne. »

Au terme de cinq longues décennies d’écriture, un récent Cahier de l’Herne, préparé par sa compagne la poétesse Lydia Dattas, dont nous partageons aujourd’hui la tristesse, avait consacré son œuvre. Christian Bobin n’avait pas peur de la mort. Pour avoir lu le Banquet de Dante il connaissait cette promesse : le navire arrive au port pour se reposer, baisse ses voiles et rentre doucement où il est attendu.”

(1) Pierre Manent, « Pascal et la proposition chrétienne », Grasset.

le 25 novembre (2022)

Sébastien Lapaque

Cordialement

 

0 – Christian Bobin est déjà bien présent sur volte-espace. Je relaie ici ce texte de Sébastien Lapaque pour continuer de lui rendre hommage.

¹ – A priori le Psaume 57, 8.

Je lis ce verset plutôt comme suit : mon Centre – notre Centre à tous – est fermement, solidement, durablement établi-fondé, comme indiqué par le dessin ci-dessous, la Carte majeure de la Vision du Soi selon Douglas Harding :

N’en croyez bien sûr pas un traître mot, essayez, vérifiez !

² – “… un texte inédit qui date de 1980. L’Eau des miroirs est une poignante apostrophe, sous forme d’appel ou de lettre : une femme vient de s’ouvrir les veines – « J’ai dénoué les lacets de mon sang. J’entre pieds nus dans l’eau glacée » – et interpelle, au seuil de la mort, un écrivain qui l’a aimée, mais s’est détourné d’elle. « Hémorragie des mots », sans reproches toutefois, comme une déclaration d’amour. Tout dans ce texte préfigure cet autre récit, à la deuxième personne, le plus beau peut-être : La Plus Que Vive (Gallimard, 1996), où Christian Bobin s’adresse cette fois-ci à Ghislaine Marion, qui lui fut tout seize ans durant, mais ­vient juste de mourir d’une ­rupture d’anévrisme. Brutale absence, source d’une « hémorragie de force dans le corps de ceux qui t’aiment ».”

« Les Différentes régions du ciel » : un autre Christian Bobin

³ – Exode 3,6 et Mémorial de Blaise Pascal. Et bien sûr très nombreuses autres occurrences.

4 – Cf. « Le mot Dieu » d’Etty Hillesum.

5 – Ce monsieur, qui n’est aucunement « mon ami », s’est plutôt montré injustement méchant avec Bobin à plusieurs reprises. Un « nain » totalement incapable de monter sur les épaules d’un géant. Suis-je méchant à mon tour ? L’histoire jugera.

6 – Je n’ai pas retrouvé cette citation sous une forme aussi concise et paradoxale. Ce que propose généralement le wouèbe est quelque peu différent :

« Le moyen d’arriver à la gloire, est d’être tel que l’on veut paraître. »

« Le moyen d’arriver à la gloire » de la « grande vie » célébrée par Christian Bobin – d’être le « Je Suis » central du dessin de la note n° 1 ci-dessus – « est d’être tel que » … je suis ! Pour moi-même, dans l’évidence de l’instant présent, à zéro centimètre de distance. La « silencieuse coïncidence » avec mon « autoportrait » n’a que peu de rapport avec une quelconque « volonté de paraitre ». Tout l’inverse de la « gloire » et de la « thèse » du monde … et pourtant « le seul espoir ». Essayez, vérifiez !

 

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.