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6 - Lectures essentielles

Voir – Poésie et mystique – Christian Le Dimna – Revue VST n°4/12-98

«Je est un autre. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse.»

Rimbaud

«La vraie vie est absente.
Nous ne sommes pas au monde.»

«Une saison en enfer, Délires», Rimbaud

«Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.»

«Derniers Vers, l’Éternité», Rimbaud

« Sans doute n’étais-je pas le seul adolescent dont la révolte comme l’idéal de vie et de poésie trouvaient leur expression dans ces phrases et ces vers de Rimbaud qui éclatèrent pourtant si fort en moi que ces pages sont, 33 ans plus tard, une tentative de donner une réponse aux questions qu’elles suscitèrent alors. Longtemps, parce que moi aussi, je sentais confusément que quelque chose était à trouver, je me suis ainsi interrogé avec une perplexité jalouse sur son « J’ai vu quelque fois ce que l’homme a cru voir ». Qu’avait donc vu le poète que je ne voyais pas et à quoi nous exhortait-il en clamant : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant » (souligné par Rimbaud). Et ces « secrets pour changer la vie », où les découvrir ? Curieusement, personne ne semblait prendre cela très au sérieux et nulle part n’étaient mentionnées ces questions qui me semblaient pourtant d’une importance vitale, soit comme si la réponse était évidente, soit plutôt qu’il était évident qu’elles étaient destinées à demeurer sans réponse.

L’intensité brûlante de ces questions me fournissait la preuve que, dans l’œuvre de Rimbaud, la critique strictement littéraire passe à côté de la question. Il me semblait que dans ses plus intenses moments, la poésie pouvait être une voie, quoiqu’à l’époque ce terme m’était encore inconnu et que, comme le dit Kenneth White dans « La Figure du Dehors » :

« La voie de Rimbaud, dans son ambition et dans son échec, est une voie ‘métaphysique’ ».

Quoiqu’il en soit, la poésie ne pouvait sûrement pas se réduire à n’être qu’une « jolie façon de dire », si tant est qu’elle l’ait jamais été, pas plus dans l’œuvre de Rimbaud que dans celle des autres poètes que j’évoquerai aussi plus tard car cette étude se veut en effet générale même si l’itinéraire de Rimbaud semble idéal.

L’ « ennui rongeur » de Baudelaire, l’ « envoûtement » d’Artaud ou le « manque » dont parle Hölderlin et dont souffrait vaguement l’adolescent que j’étais, lui était un état de chose insupportable qu’il refusait et dont il lui fallait sortir coûte que coûte. Il ignorait encore qu’avant que les «écailles ne lui tombent des yeux», il lui faudrait d’abord reconnaître sa propre cécité et faire tomber bien des masques. « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière ». [«Une saison en enfer», Rimbaud]

Dans un premier temps, « pour remonter à la vie », il nous faudra donc « jeter les yeux sur nos difformités » [«Une saison en enfer», Rimbaud], lever les voiles qui recouvrent une réalité qu’ils masquent tout en la révélant pourtant. La poésie nous permet en effet de distinguer sinon de percer l’un des plus subtils de ces voiles : le langage et avec lui la culture s’il est vrai que voir c’est d’abord voir ce qui nous empêche de voir : tous ces fonctionnements inconscients, ces habitudes du passé, ces rêves, ces idéaux …

Pour s’affranchir de ces liens culturels et sociaux et aujourd’hui même de tout lien avec la réalité, on peut chercher à franchir, artificiellement, les limites du rationnel et de la pensée. Le poète se fait alors explorateur sinon guide de ces régions inconnues, à la limite de la folie. Voir signifierait alors avoir des visions, des hallucinations. Le poète serait un illuminé, loin pourtant de la sagesse du mystique qui est lui, illuminé. Il peut aussi se faire visionnaire, prophète de temps à venir qui seraient forcément meilleurs. La passion, par sa puissance, peut elle aussi servir à sauter des barrières même si dans sa forme édulcorée, elle ne sert trop souvent que de stupéfiant.

Toute fausse espérance détruite, toute illusion perdue, tout refuge ôté, sans pour autant que puisse s’effacer l’intense souvenir de ce qui a été « vu », il faut bien alors se mettre à la recherche d’un moyen efficace qu’un philosophe indien, Svami Prajnanpad, exprime en un conseil lapidaire : « Il faut voir et non penser. » La poésie se tourne alors vers ce qui est, cette réalité.

Cependant, même en sachant maintenant que toute imagination, tout rêve, toute illusion ne sont que faux remèdes et même si notre regard ne se perd plus dans un futur qui n’est pas encore là ni dans un passé qui ne l’est plus, ni même dans une soit disant épaisseur du réel, il n’en reste pas moins qu’il nous manque encore de savoir où poser exactement ce regard. Il nous faudra donc apprendre à regarder dans la bonne direction et au bon endroit en opérant une véritable révolution pour aller voir d’où l’on voit, avec Douglas Harding, un philosophe anglais et quelques poètes qui eurent la même intuition. Alors en route pour ce voyage qui nous conduira … chez nous !

Voir les murs de sa prison

Étant dans les ténèbres, vous ne pouvez comprendre la Lumière

«L’Art de Voir», Svami Prajnanpad

La fleur noire de la société civilisée : une prison.

«The Scarlet Letter», Nathaniel Hawthorne

Le cœur a ses prisons que l’intelligence n’ouvre pas.

«De la grandeur», Marcel Jouhandeau

Le poète travaille sur le langage et l’ordre particulier qu’il impose à la phrase, l’usage rare ou particulier qu’il fait des mots, leur assemblage inattendu, en heurtant nos habitudes de lecture, nous révèlent la matérialité du langage qui avait disparu enseveli sous le sens.

La première expérience que je vous propose suffira sans doute à vous en convaincre. Lisez de haut en bas, les trois courtes phrases suivantes :

Un                                                  

oiseau                                                                                      

dans la

la main.      

&

Paris,

au mois de  

de mai.  

&

Une

fois     

dans la             

la vie.

&

Probablement comme la plupart de ceux à qui l’expérience a été proposée, avec ces phrases ou d’autres, dans cette langue ou une autre, vous n’en croirez pas vos yeux quand vous réaliserez votre erreur. Peut-être souhaitez-vous les relire ? Vous avez lu «Un oiseau dans la main», «Paris, au mois de mai» et «Une fois dans la vie», aveugles au signifiant car il est en fait écrit «Un oiseau dans la la main», «Paris, au mois de de mai» et «Une fois dans la la vie». Ceci prouve d’abord que vous êtes un bon lecteur et que vous avez parfaitement intégré les modèles de la lecture mais aussi que vous êtes prisonnier de la structure du langage au point qu’il parle pour vous.

L’anthropologue Théodore Hall met ainsi en évidence cette capacité du cerveau humain de détecter et d’interpréter des modèles généraux lesquels permettent, certes, de répondre à des demandes de plus en plus complexes et nombreuses mais nous masquent aussi la réalité au sens le plus évident, nous faisant prendre des lanternes pour des vessies ou pour prendre un exemple classique de la tradition mystique hindouiste, nous faisant prendre une corde pour un serpent, c’est-à-dire nous aveuglant sur ce que nous continuerons d’appeler encore pour le moment, comme tout le monde, la réalité.

« La culture, dit Hall, joue parmi d’autres fonctions, le rôle d’un écran extrêmement sélectif entre l’homme et le monde extérieur » afin, notamment, de protéger le système nerveux contre les dépassements de capacité. Cette réalité modélisée n’est qu’une image de la réalité, une construction de l’esprit humain et elle n’est significative que de la façon dont cet esprit fonctionne en tant que produit d’une culture donnée. C’est un système de conventions sur lesquels s’appuient nos comportements sociaux mais qui n’est pas le monde réel. Ces modèles sont transmis et conservés par le langage et en particulier par telle ou telle langue particulière, dite maternelle, qui structure notre pensée au point qu’elle se confond avec elle et nous devient invisible. Ces modèles de pensée, de conduite sont acquis et disparaissent ensuite de la conscience sans jamais cesser de nous contrôler et d’autant mieux que chacun les partage autour de nous. C’est ce joug que le poète doit d’abord secouer pour retrouver sa propre parole et ne plus mériter de recevoir cette remarque faite par un sage indien à ses disciples et qui s’applique à chacun : « Vos actions sont des imitations, vos pensées des citations et vos sentiments des caricatures. » Aucune des sciences humaines ne démentirait ces paroles.

Aussi modeste soit-elle, nous ne devons donc pas nous tromper sur l’importance de cette petite expérience que nous venons de faire et qui a pu nous rendre conscients de la force de ces habitudes qui nous font croire que nous voyons ce qui est, et qui modestement a commencé à nous ouvrir les yeux.

Le linguiste américain Benjamin Lee Whorf écrivait « L’homme naturel, simple d’esprit ou savant, ne connaît pas plus les forces linguistiques qui pèsent sur lui que le sauvage ne connaît les forces de gravitation… La culture occidentale doit franchir une étape importante : réexaminer les bases linguistiques de sa pensée et d’ailleurs de toute pensée. » C’est le rôle du poète de remettre en question le langage et celui du philosophe, « l’ami de
la sagesse » ou mieux du mystique de remettre en cause jusqu’à la pensée elle-même. John B. Carroll qui citait B. L. Whorf, renchérit en disant : « On se demande en vérité ce qui rend la notion de relativité linguistique si fascinante, même pour le non-spécialiste. Peut-être est-ce parce qu’elle suggère que toute notre vie nous avons été trompés, sans en avoir conscience, par la structure du langage qui nous a forcé à percevoir la réalité d’une certaine façon, tout en insinuant que la prise de conscience de cette tricherie nous permettra de voir le monde sous un jour nouveau. »

S’il nous apparaît en deçà de notre dignité d’homme et de femme, de passer une existence entière dans le mensonge, il est alors de première nécessité de découvrir la nature inconsciente des principes sous-jacents qui sont le fondement de la plupart de nos actions. Et le rôle du poète est bien de « dérégler » notre langue afin de nous la faire voir, comme celui du peintre est de nous « laver l’œil » et de nous donner aussi à voir le monde autrement. Leur rôle est de décoller le mot de la chose et la chose de sa représentation, d’arracher le signifiant du signifié pour détruire notre monde d’images. Un mouvement littéraire comme OULIPO (OUvroir de Llttérature POtentielle) ira jusqu’au bout de cette attitude, en élaborant une littérature purement formaliste, entièrement soumise à la contrainte de la structure et niant toute idée d’inspiration ou de spontanéité comme celle qu’on trouvait encore chez les surréalistes, cherchant peut-être à découvrir la liberté dans l’écriture automatique, c’est-à-dire la soumission totale et volontaire aux contraintes de la langue mais tentant surtout de tordre le cou à la poésie du lieu commun.

La poésie commence donc par un refus radical du monde tel qu’il nous semble donné, par une dénonciation des conventions propres au langage et à la culture et par le retour à la barbarie. Le poète ne peut pas être quelqu’un de civilisé ; c’est celui que Platon exclut de sa cité idéale, même si c’est après lui avoir ceint le front d’une couronne de laurier, parce qu’il en menace les fondements mêmes. C’est plutôt un animal de l’esprit et sa pensée doit être sauvage, a-normale. Le poète aura toujours quelque chose de fou aux yeux de ses contemporains, comme le mystique d’ailleurs dont la folie est pourtant sagesse aux yeux de Dieu. Nul n’ira plus loin qu’Antonin Artaud dans cette folle ouverture au sauvage, à la cruauté. La poésie sera toujours excessive, opposée à l’ordre humain et aux valeurs sociales de l’homme normalisé et d’une humanité fondée sur la raison, l’ordre mais certes pas sur la poésie. Le poète est parfois aussi un révolté ou un révolutionnaire, même s’il s’aperçoit assez vite que la révolte personnelle ne mène pas très loin et que la révolution sociale s’institutionnalise bientôt.

En tout cas, quelles que soient les qualités personnelles du poète et la force de l’expérience première qui lui donne l’énergie d’entreprendre cette tâche difficile mais combien essentielle, du fait qu’il est le produit de cette culture, il lui est difficile de la voir et par là de s’en libérer. De même en ce qui concerne le langage, si l’on peut décrire l’expérience qui consiste à apprendre une langue particulière, comment faire pour décrire l’expérience de l’apprentissage du langage lui-même parce qu’il faudrait pour cela « être capable de penser à quoi ressemblerait de n’avoir pas de langage du tout, c’est-à-dire à quoi ressemblerait de ne pas penser ». Ces mots du philosophe Wittgenstein s’inscrivent parfaitement dans notre perspective car nous le verrons plus tard, c’est précisément quand « penser » n’est plus possible que « voir » le devient.

C’est sans doute pour avoir compris intuitivement cette difficulté à prendre une certaine distance par rapport à sa langue et à sa culture de naissance que poètes et artistes ont souvent ressenti la nécessité d’aller voir ailleurs, de se dépayser, de voyager, de séjourner à l’étranger, répondant à l’invitation au Voyage de Baudelaire :  » … les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir ». Bien souvent pourtant, le voyage n’est qu’une tentative dérisoire de fuir « le noir chagrin », d’oublier les murs de la prison, en en changeant simplement le papier peint. Cependant, dans le meilleur des cas, cette attirance pour un « autre », un « étrange étranger » peut aussi s’expliquer par le besoin de prendre conscience de son véritable être culturel car tant qu’on n’a pas pris conscience de la validité d’un être différent, on manque de base pour valider le sien propre. « L’examen de soi-même que permet la confrontation à d’autres cultures révèle rapidement que les plus grandes ignorances, et donc les plus grands oublis, portent sur les phénomènes qui sont les plus proches de soi, c’est-à-dire les schémas inconscients qui gouvernent notre vie. » [«Au-delà de la culture», T. Hall]

Ces voyages qui ne devraient cependant pas être l’occasion d’un simple petit frisson exotique comme celui des romantiques qui se tournèrent vers l’Orient mais bien d’une prise de conscience des structures de notre propre système de contrôle. Ces structures de la parole, de la pensée et de la culture intimement entremêlées pour n’en faire qu’une, ne peuvent être effectivement vues que lorsqu’elles se révèlent inefficaces pour nous permettre de comprendre cet étrange étranger. C’est alors que l’on subit ce choc culturel si précieux pour celui qui veut se découvrir soi-même, c’est-à-dire enlever ce qui recouvre cette nature, ôter ces habits-habitudes qui cachent « cette nudité qui a pourtant toujours été là » et qui ne serait à chercher dans aucun ailleurs, ni autrefois, ni à venir.

Sans en être toujours conscient, ce que recherche en effet le poète dans le voyage, ce n’est ni un dépaysement, ni une distraction, c’est plutôt lui-même. « Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans le voyage. » André Suarez. Ce voyageur à la quête de lui-même et à la recherche de la terre originelle, a aussi son ancêtre chez Rimbaud : « L’Orient, la patrie primitive », et chez Nerval : « Où vas-tu ? Vers l’Orient ! ». Même si Rimbaud avait déjà l’intuition que cette terre originelle n’est pas ailleurs : « On ne part pas. Reprenons les chemins d’ici », [« Une Saison en Enfer », Mauvais sang], il n’en demeure pas moins que l’Orient est aussi pour lui comme pour beaucoup, cette terre sainte des croisés, cet ailleurs mythique, terre de tous les miracles et de tous les mirages dont il lui faudra pourtant revenir.

Visions

«Ciel !  Amour !  Liberté !  Quel rêve, ô pauvre Folle !»

«Ophélie», Rimbaud

«Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens»

Correspondance, Rimbaud

Voyant désormais les barreaux de la prison, aussi dorée soit-elle, sauf à se résigner à y demeurer à jamais enfermé, en n’accordant à la poésie qu’un simple rôle décoratif, la tentation est grande pour le poète de chercher à s’évader en rêve, par des moyens artificiels, ou bien de se mettre à croire en des systèmes utopiques censés apporter le bonheur, à croire encore que l’amour d’une femme pourra le consoler, à espérer une délivrance sans vraiment chercher les véritables moyens d’accéder à la liberté.

Ces moyens d’évasion ont depuis les Paradis artificiels de Baudelaire fait l’objet d’une exploration systématique de la part des artistes et des poètes à la recherche d’une multiplication des puissances de l’esprit, d’une intensification des sensations ou de ce qu’on appelle aujourd’hui, une modification des états de conscience. « Baudelaire avait développé largement cette thèse que l’homme peut à volonté provoquer en soi la naissance et le développement d’une faculté de clairvoyance capable de dépasser les limites de notre nature » [Antoine Adam dans son introduction aux «Œuvres complètes» de Rimbaud dans la Bibliothèque de la Pléiade]. « Certains moyens connus, les stupéfiants, les drogues conçues comme techniques de l’extase, permettraient d’atteindre à volonté ces régions sans limites, ce qui revient à dire qu’ils font de l’homme un Voyant. » Le groupe le Grand Jeu fondé par Roger Gilbert-Lecomte, R. Daumal, R. Vailland et le peintre Josef Sima poussa ainsi très loin les expériences de dépersonnalisation, de dislocation du moi, de voyance et de médiumnité.

L’exploration systématique de la mescaline par Henri Michaux lui procurera une expérience moins glorieuse de cette Connaissance par les Gouffres puisqu’il dénoncera ce Misérable Miracle.

Plus tard encore la Beat Generation avec William Burroughs ne trouvera plus dans la drogue que l’oubli du Junkie. Le rêve de Baudelaire se termine ici en cauchemar où la drogue et le « dérèglement de tous les sens » qu’elle provoque ne peut cependant faire oublier la prison et calmer la douleur d’être séparé.

Ces terres inconnues que rencontrèrent Baudelaire avec la drogue, Verlaine avec l’absinthe, prirent plus tard le nom d’inconscient lequel fut aussi systématiquement exploré par les poètes à commencer par Gérard de Nerval pour qui « le rêve est une seconde vie » et qui avoue : « Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ». Le contemporain Pierre Jean Jouve fera de cet inconscient, la base de sa recherche poétique : « Nous avons connaissance à présent de milliers de mondes à l’intérieur du monde de l’homme, que toute l’œuvre de l’homme avait été de cacher … » Il poursuit : « Les poètes qui ont travaillé depuis Rimbaud à affranchir la poésie du rationnel savent très bien (même s’ils ne croient point le savoir) qu’ils ont trouvé dans l’inconscient, ou du moins la pensée autant que possible influencée de l’inconscient, l’ancienne et la nouvelle source… Dans son expérience actuelle, la poésie est en présence de multiples condensations à travers quoi elle arrive à toucher au symbole – non plus contrôlé par l’intellect, mais surgi, redoutable et réel. » Inconscient, spiritualité et catastrophe. Ici, c’est dans la recherche d’un passé enfoui dans les profondeurs de la mémoire que l’on est supposé trouver le réel.

Mais on peut aussi tenter de se satisfaire de cette prison en rêvant d’un monde utopique projeté dans un avenir toujours inaccessible. Cette autre forme d’évasion, très prisée elle-même, consiste à croire aux lendemains qui chantent. L’utopie qu’elle soit scientifique, sociale ou religieuse, jouera ainsi jusqu’à très récemment, au moins au niveau des foules, son rôle d’opium du peuple. Depuis le Romantisme, l’idée était assez répandue que le poète avait un rôle à jouer et qu’il devait être le guide de l’humanité dans sa marche vers le Progrès qui apporterait la solution à tous les problèmes. On comprendra mieux aussi cette espérance qui a animé tant de poètes, cet « illuminisme démocratique », en évoquant Victor Hugo, Renan ou Michelet pour qui le poète est celui qui voit au-delà des murs de la prison et insuffle l’espoir.

Antoine Adam nomme «Voyance», cette période où l’auteur des Illuminations lui-même commence par entrevoir son rôle, à la lumière des perspectives humanitaires et des rêves de Progrès vantés par Renan dans « L’Avenir de la Science ». Le poète prométhéen va voler le feu pour la tribu qu’il conduit le long de sa marche vers le Progrès. Porteur du Flambeau de la Vision, titre d’un livre du poète Irlandais G.W. Russel, le poète peut aussi chercher à conduire au moins ses lecteurs vers le Ciel : « Ces examens et ces méditations sont les efforts d’un artiste et d’un poète pour relier sa propre vision à celle des voyants des Livres sacrés et pour découvrir quel élément de vérité ces imaginations contiennent. » Mais l’échelle de Jacob semble définitivement avoir été retirée et toute fuite rendue impossible.

Si la passion amoureuse semble encore pour beaucoup de nos contemporains une voie de recours contre l’enfermement, elle ne semble plus guère inspirer la poésie contemporaine. Louis Aragon d’abord dadaïste, puis surréaliste, en célébrant son amour pour Elsa Triolet, sa compagne, dans le Fou d’Elsa sera sans doute le dernier contemporain à avoir affirmé la passion comme possible remède à l’ennui et comme chemin vers l’Être. Des Amours de Ronsard et de son conseil hédoniste « Cueillez dès aujourd’huy les roses de la vie », à l’Amour fou d’André Breton qui met en action les notions surréalistes de « beauté convulsive » et de « hasard objectif » où l’Amour est celui des rencontres et des objets insolites, l’amour passionné ou non, ne semble pas avoir délivré ses sujets de leur aveuglement ni les avoir libérés de leur dépendance. Ce culte voué à la Femme, à la Mère, à la Vierge, pas plus d’ailleurs que celui qui sera consacré à la Beauté impassible, à l’Art pour l’Art par les Parnassiens, férus d’érudition, cette religion de l’amour ne semble pas apporter autre chose qu’une exaltation vers un idéal à jamais hors de portée et à qui on élève des monuments. Mais comme l’écrit Philippe Jaccottet dans son essai La Vision et la Vue, « Le problème pour notre esprit, serait moins d’entasser des rochers, de bâtir des temples (et ajouterai-je, d’élever des statues à la femme, à la Beauté ou à la Divinité) que d’ouvrir des passages dans les murs.« 

Enfin, sachant que « Tout vrai langage est incompréhensible » [« Ci-gît », Artaud], certains poètes, privilégiant toutes les formes d’expression personnelle de l’auteur, s’enfermeront dans le champ de l’hermétisme, dans une sorte d’ascétisme du langage pour tenter de parvenir à la poésie pure et se coupant ainsi de la source à laquelle ils cherchaient à s’abreuver puisqu’ils perdaient contact avec le réel à la poursuite duquel sont engagés les poètes comme les mystiques.

Un regard rétrospectif sur les diverses tentatives poétiques faites après Rimbaud nous montre donc qu’au long des années, bien des illusions sont tombées qu’il dénonçait déjà. Le mot n’est plus le Verbe, le poète n’est plus le « phare », tous les mirages se sont évanouis. Tout sens, toute direction semblent perdus ; les mouvements littéraires continuant simplement à se créer par le jeu des actions et des réactions toujours à l’œuvre, dans la poésie comme dans chaque aspect de la manifestation. Puisqu’aucun refuge n’est à chercher ailleurs qu’en soi-même, nous voilà prêts à entendre la recommandation de Rimbaud : « La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. » Cela ne peut que rappeler l’exhortation inscrite au fronton du Parthénon « Connais-toi toi-même et tu connaîtras tous les secrets de l’univers ». Nous allons donc poursuivre notre chemin vers l’inconnu, toujours guidé par la lettre de Rimbaud à Paul Demeny : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. » Nous pouvons faire confiance à celui qui voit « car il arrive à l’inconnu… Il arrive à l’inconnu, et quand affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! » En effet, il ne s’agit plus maintenant de comprendre mais de voir et de se rappeler que ce qui relie le poète au mystique, c’est cette même expérience : ils ont vu.

Voir

«Moi !  Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre !»

«Une saison en enfer. Adieu», Rimbaud

«Apprendre à ne plus penser, c’est une partie et non la moindre, de l’art de penser.»

«Esquisses de l’homme», Alain

«Ouvrez les yeux ! Le monde est encore intact ; il est vierge comme au premier jour, frais comme le lait !»

«Art poétique», Claudel

De ce qui précède, nous avons déjà compris que la « vision », ne devait bien sûr pas être confondue avec l’imagination, les hallucinations ou le délire. Cependant, elle n’est pas non plus réductible à la fonction de la vue, au moins dans son sens ordinaire. Il est temps désormais de définir clairement cette notion fondamentale qui fonde cette étude. L’étymologie du mot « avide » nous donne déjà des indications précieuses en nous montrant qu’il a son origine, comme voir, dans le mot sanscrit « vidya », la vue, précédé du « a » privatif. Le premier sens d' »avide » est donc « aveugle« . Par quoi sommes-nous aveuglés ? La morale nous répond : par le désir. Par des croyances sur ce que nous appelons la réalité, nous disent aujourd’hui d’une même voix, la science et la mystique.

Les titres des livres « A la Recherche du Soi » et « Un grain de sagesse » du sage français contemporain, Arnaud Desjardins et ceux du physicien Bernard d’Espagnat « A la Recherche du réel », et « Un atome de sagesse » se répondent étrangement. Ainsi la délivrance ne peut venir qu’en voyant les choses comme elles sont et non par l’imagination ni par un quelconque effort mental. « Oui, il y a une différence entre voir et penser voir… On voit rarement, on pense que l’on voit et la première exigence pour être vraiment Homme est de se libérer de la pensée et de s’établir sur le solide terrain du voir«  [«L’Art de voir», Svami Prajnanpad]. Ce sage contemporain indien, lui-même ancien physicien, fait ici une distinction inhabituelle dans le langage courant, entre « penser » qui est un fonctionnement de la pensée troublé par le mental pris dans son sens le plus large, et l’appréhension directe du réel, appelé « voir ». « Voir, c’est donc voir ce qui est » [«L’Art de voir», Svami Prajnanpad]

Mais cet accès au réel n’est pas aussi immédiat que le croit l’homme de la rue qui ne remet pas en cause son caractère d’absolu : l’existence de cette chaise ou de cette table lui paraît claire et certaine. Par contre, très tôt, les philosophes contestèrent la réalité des objets et du moi en tant qu’objet, tirant argument de son caractère transitoire. Quel degré de réalité accorder à des choses qui naissent et meurent ? Aujourd’hui, les physiciens remettent totalement en cause la notion d’une réalité qui puisse exister en dehors de l’observateur. L’homme « serait la mesure – et même finalement le coauteur – de tout ce monde empirique qu’il appréhende et qu’il croit exister en soi. Protagoras et non Lucrèce aurait dit vrai ! » [«A la recherche du réel», Bernard d’Espagnat]. Le mystique, en tant qu’il fait partie du monde des phénomènes, va encore plus loin que le physicien, jusqu’à remettre en cause son propre « je », sa propre identité, et à le dénoncer comme illusion puisqu’il n’est pas une entité permanente mais un simple « flux conditionné et conventionnel ».

Souvenir d’un autre âge, d’une autre époque, expérience spontanée de la vision, intuition ? En tout cas, il s’est toujours trouvé un petit nombre d’hommes et de femmes soit proclamant la « bonne nouvelle », soit sentant confusément qu’il y a autre chose, qu’on doit pouvoir accéder à un réel absolu mais qui ne serait pas évident (toujours de la famille de « voir ») et dont l’accès serait difficile. Ceci est à la base de toutes les religions et « rejoint en outre le sentiment poétique inné d’une Réalité profonde, située derrière ou au-delà des choses, qu’inspire (…) le spectacle de la beauté » [Bernard d’Espagnat]. Deux choses sont ici à retenir, d’abord l’universalité de cette « intuition » (à défaut de meilleure appellation) ou mieux encore de cette expérience directe de ce quelque chose qui semble caché dans une des dimensions de l’espace et du temps parce que notre langage ne nous permet pas de l’exprimer autrement. On doit ensuite considérer la diversité au moins des modes d’approche sinon d’accès à cette réalité : philosophique, scientifique et bien sûr mystique et artistique, plus particulièrement poétique, ces deux derniers nous occupant ici plus spécialement.

S’il faut donc revenir à «ce qui est», la quête de l’Absolu doit commencer par un retour à ce relatif qui est là, offert à nos yeux, à condition de suivre une «éducation du regard» et d’apprendre à le voir. Et pour cela il faut douter de tout et même du moyen donc de la poésie elle-même : « Et tant que la poésie n’est que mise en œuvre du langage, construction d’un édifice fait de mots, elle n’est rien d’autre qu’elle-même, c’est-à-dire rien ou rien qu’un moyen ». C’est ainsi qu’Yves Bonnefoy définit donc désormais clairement la poésie comme un mode d’approche privilégié. Il poursuit : « Je crois qu’il faut plutôt reconnaître ses limites et, oubliant qu’elle a pu être une fin, la prendre seulement pour le moyen d’une approche, ce qui dans nos perspectives tronquées, n’est pas loin d’être l’essentiel. » Même si « la parole est déjà l’oubli », il ne s’agit pourtant pas de condamner la prétention de la parole à nous révéler le « réel », la « présence » ou « Dieu », quelque soit le nom qu’on lui donne mais de savoir la difficulté du langage, « son incapacité fameuse à exprimer
l’immédiat », « l’univers de l’instant ». Yves Bonnefoy donne donc à la poésie le projet de revenir au réel et de « se contenter de donner à voir, à la manière d’un témoin. » [Emmanuel Hocquart]

Il ne s’agit plus de rêver à une quelconque évasion, de lever les yeux vers le ciel en attendant qu’il s’ouvre, pas plus que s’abandonner au désespoir mécanique de la langue mais maintenant, suivant les conseils du poète Philippe Jaccottet dans son article intitulé La vision et la Vue, il faut « avancer dans la direction de cet inconcevable (qui nous fascine comme tout abîme) à travers l’épaisseur du visible. » (souligné par l’auteur) Il ajoute : « Je rêverais plutôt d’un enfoncement du regard dans l’épaisseur de l’incompréhensible et contradictoire réel ». Revenant de bien des errances stériles, il est possible maintenant de se demander si ce qu’on croyait devoir aller chercher si loin, ce qu’on pensait nécessaire de voler aux dieux ou de leur implorer, ils ne l’avaient pas, dans leur grand amour, laissé là en évidence, sous nos yeux : « Serait-ce donc que le monde tel que nous pouvons le voir, et particulièrement dans la splendeur qu’il revêt parfois à nos yeux, est simplement une émanation, une image affaiblie de l’Absolu ? » Philippe Jaccottet.

Cette orientation prise par quelques poètes contemporains repose sur une expérience universellement partagée, qu’on appelle poétique quand c’est un poète qui la fait, mystique quand elle se produit dans un cadre religieux, et qu’on trouve abondamment décrite, sous une forme bien sûr largement dépendante du cadre linguistique et culturel, dans des ouvrages écrits par les uns et les autres, sans que pour autant elle leur soit réservée, loin s’en faut. C’est le départ du Bateau Ivre :

«Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres et lactescent»

Rimbaud

Cette expérience est celle de la prise de conscience de la « splendeur » incompréhensible du réel. De fugitifs instants où, saisissant quelque chose du « mystère nourricier », j’entrevois que la vraie vie n’est pas absente ou ailleurs mais bel et bien « ici », à la fois proche et inaccessible. Cependant cette expérience dans laquelle disparaît toute notion de temps et d’espace selon la belle formule d’Yves Bonnefoy : « Le vrai lieu est un fragment de durée consumé par l’éternel, au vrai lieu, le temps se défait en nous. », cette expérience ne nous permet pas encore de situer précisément ce lieu, même si l’on sait qu’il n’est pas ailleurs. L’accès y est incertain. Certains parlent de hasard : « Le vrai lieu est donné par le hasard » Yves Bonnefoy, d’autres parlent de grâce, d’autres de méditation, sans que personne ne puisse cependant nous indiquer clairement où porter notre regard.

En même temps que la poésie a opéré ce retour au réel, se dépouillant de toute imagerie, lâchant tous ses points d’appui idéologiques ou religieux, renonçant aux séductions formalistes, ludiques ou savantes, s’est opéré une sorte d’effacement du sujet humblement incliné devant le réel, souvent sous l’influence du haïku dont la fascination qu’il exerce sur certains poètes s’explique peut-être par cette transparence d’une poésie sans image, sans explication, ce dépouillement et cet effacement absolu du poète :

«Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !»

« Le Bateau Ivre», Rimbaud.

Beaucoup de choses ont été perdues en route mais il reste encore au poète à se perdre lui-même et c’est cette tentative suprême d’Henri Michaux de tout perdre pour tout gagner qu’il envisage quoiqu’au futur, dans un poème intitulé Clown :

«Un jour, j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissociablement proche.
(…)
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace
nourricier.
(…)
CLOWN, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière, je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert à tous,
ouvert moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…»

Scrutant la réalité pour y découvrir encore un au-delà puis doutant même que cette réalité puisse avoir une quelconque épaisseur, le poète comme le mystique en vient alors à douter de tout y compris de lui-même au moins et tant qu’il est un objet parmi d’autres objets. Il ne se reconnaît plus depuis longtemps dans celui que définit sa carte d’identité et pas plus dans la glace où il se rase le matin. Cette prise de conscience n’est pourtant plus négative ni sceptique et si elle s’exprime encore en ces termes, c’est parce qu’on ne peut pas nommer ce vide. Valéry Larbaud dans son poème Le Don de Soi-même s’y essaie pourtant :

«C’est peut-être du vide comme est le vide Mais si grand que le Bien et le Mal ensemble Ne le remplissent pas La haine y meurt d’asphyxie Et le plus grand amour n’y pénètre jamais  Prenez donc tout de moi : le sens de ces poèmes Non ce qu’on lit, mais ce qui y paraît au travers malgré moi

Prenez, prenez, vous n’avez rien
Et où que j’aille, dans l’univers entier,
Je rencontre toujours, hors de moi comme en moi,
L’irremplaçable Vide,
L’inconquérable Rien»

A. O. Barnabooth, ses œuvres complètes

Ces vers qui pourraient avoir été écrits par un mystique plongé aux sources de lui-même, trouvent un écho chez Nisargadatta Maharaj :

« – Libérez-vous du nom et de la forme. Que reste-t-il ?
– Le néant
– Oui, le vide. Mais le vide est plein à ras bord ! »

Tout cela montre bien que mystique et poésie ont un même objet que l’une renonce à nommer : « Ne connaissant pas son nom, je le dénomme ‘Tao » Lao Tseu Tao-tô king et que l’autre continue à vouloir sinon dire, plutôt « manifester » : « Je puis inventer des noms pour désigner ce dans quoi je suis engagé («poète» et «mystique» sont si intégrés au langage qu’ils en sont devenus presque inutilisables) (…)ou je puis dire simplement que Je danse la danse de Çiva ». [« La Figure du Dehors », Kenneth White]

Ainsi, après avoir cherché à fuir, le poète a fini par accepter de poser le regard d’abord sur le monde qui l’entoure, merveilleusement quotidien ; il a même commencé à se voir comme un simple objet de ce monde qui manifeste le jeu de l’énergie divine sous forme de jeu avec les mots mais il est encore tourné vers le dehors et incapable de rentrer chez lui, de se trouver parce qu’il ne sait pas où regarder. Le voyage touche à sa fin et pour revenir dans notre demeure, il nous reste à accomplir un voyage d’à peine un mètre mais cette fois dans la bonne direction.

Voir d’où je vois

«Conduis-moi du non-être à l’être
Des ténèbres à la lumière
De la mort à l’immortalité»

Brihadaranyaka Upanishad I, 3, 28.

– Monsieur, pardonnez-moi
de vous importuner :
quel bizarre chapeau
vous avez sur la tête !

– Monsieur, vous vous trompez
car je n’ai plus de tête comment voulez-vous donc que je porte un chapeau

Jean Tardieu «Monsieur interroge Monsieur»

«Si tu veux réaliser tes possibilités réelles, ne pense pas au bien et au mal mais regarde au moment présent, ton visage originel, celui que tu avais avant de naître.»

Hui-neng, sixième patriarche zen

En fait, les mystiques de tout temps ont montré clairement la direction dans laquelle il faut tourner son regard pour « trouver ce qui n’a jamais été perdu ». Mais comme le dit si justement le logicien L. Wittgenstein :

« Les aspects des choses les plus importants pour nous, sont cachés par suite de leur simplicité et de leur familiarité même. »

Certains poètes en ont aussi eu l’intuition et Roger Gilbert-Lecomte dans l’Avant-propos du Manifeste du Grand Jeu prend d’abord conscience de cette fausse identité dont nous continuons chaque jour à recouvrir notre vraie nature afin d’appartenir au monde des hommes :

« Je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une figure humaine douée d’une identité dans la durée. »

Bel indice ! Cette fausse identité qui nous fait perdre le contact avec notre véritable nature, n’est pas si bien établie que nous ne devions la renforcer jour après jour. Ainsi continue Gilbert-Lecomte « Faute de miroirs, j’aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le miracle me touche, je n’aurais plus de face. » (C’est moi qui souligne)

Pour mieux comprendre en quoi cette absence de visage est miraculeuse, nous allons nous servir maintenant du témoignage d’un sage anglais qui non seulement n’a plus de visage mais même plus de tête et qui a mis au point toute une série d’expériences pour nous faire « perdre la tête » à notre tour et accepter enfin de voir l’évidence. Au tout début du chapitre 1 « Vision » de son livre intitulé en français « Vivre sans tête » Douglas Harding raconte :

« Le plus beau jour de ma vie – ma nouvelle naissance en quelque sorte – fut le jour où je découvris que je n’avais pas de tête. Ceci n’est pas un jeu de mots, une boutade pour susciter l’intérêt coûte que coûte. Je l’entends tout à fait sérieusement : je n’ai pas de tête. » Il continue un peu plus loin : « Il m’arriva une chose incroyablement simple, pas spectaculaire le moins du monde : je m’arrêtai de penser. (…) C’était comme si à cet instant, je venais de naître, flambant neuf, sans pensée, pur de tout souvenir. Seul existait le Maintenant, ce moment présent et ce qu’il me révélait en toute clarté. Voir, cela suffisait. Et voir quoi ? Deux jambes de pantalon couleur kaki aboutissant à une paire de bottines brunes, des manches kaki amenant de part et d’autre à une paire de mains roses et un plastron kaki débouchant en haut sur … absolument rien ! Certainement pas une tête.

Je découvris que ce rien, ce trou où aurait dû se trouver une tête, n’était pas une vacuité ordinaire, un simple néant. Au contraire, ce vide était très habité. (…) J’avais perdu une tête et gagné un monde. (…) En dehors de l’expérience elle-même ne surgissait aucune question, aucune référence, seulement la paix, la joie sereine et la sensation d’avoir laissé tomber un insupportable fardeau.« 

L’irruption de cette expérience primordiale qui fonde la poésie comme la mystique a rarement été aussi clairement et simplement racontée. Ainsi nous ne voyons pas notre tête : la belle affaire, direz-vous peut-être. Il ne s’agit pourtant ici d’autre chose que de se soumettre une fois encore à l’évidence, à « la vue pure et simple d’un VOIS-QUI-EST-ICI au lieu d’un PENSE-QUI-EST-ICI ». L’expression « le visage originel » de Hui-neng (637-712), sixième patriarche du zen (T’chan), qui a aussi fait fortune en poésie se trouve dans le récit d’un entretien avec un jeune moine venu lui demander pourquoi dans le « Soutra du Cœur », le Bouddha affirmait que nous n’avions ni yeux, ni oreilles, ni nez… La réponse fut :

« Vois, en ce moment précis, à quoi ressemble ton propre visage – le visage que tu avais avant d’être né. »

Lui aussi membre du «Grand Jeu», René Daumal, que cite d’ailleurs Douglas Harding et qui connaissait bien les textes sacrés bouddhistes ou hindouistes, écrit dans « L’Envers de la Tête » :

« Notre grande peur. Dès que leurs visages furent tournés vers le dehors, les hommes devinrent incapables de se voir eux-mêmes, et c’est notre grande infirmité. Ne pouvant nous voir, nous nous imaginons. Et chacun, se rêvant soi-même et rêvant les autres, reste seul derrière son visage. (…) Or il y a sûrement une possibilité pour l’homme de réapprendre à se voir, de se refaire un œil intérieur. »

Ces paroles trouvent leur écho dans « Le Livre Tibétain de la Vie et de la Mort » écrit par Sogyal Rimpoché, un lama tibétain :

« Tourner notre regard vers l’intérieur exige de nous une grande subtilité et un grand courage, n’impliquant rien de moins qu’un revirement complet de notre attitude à l’égard de la vie et de l’esprit. Nous sommes tellement habitués à porter exclusivement notre regard vers l’extérieur que nous avons pratiquement perdu accès à notre être intime. Nous sommes épouvantés (c’est moi qui souligne) à l’idée de regarder en nous-mêmes parce que notre culture ne nous a donné aucune idée de ce que nous allons y trouver. »

Et pourtant, en dépit de cette peur et du refus massif et presque généralisé, de reconnaître l’existence même de la Nature de l’Esprit, il nous arrive parfois d’en avoir certains aperçus fugitifs, au contact de la nature ou dans des circonstances très ordinaires de la vie. De tels moments de grâce, de paix s’offrent à chacun de nous et demeurent profondément en nous. Il peut nous arriver d’en avoir une certaine compréhension mais la culture moderne ne nous fournit aucune indication pour les comprendre et nous inciter à découvrir notre véritable identité, même si certains poètes, plus proches de leur vraie nature du fait d’une sensibilité accrue, ont tenté de découvrir le passage secret. S’ils se sont tournés vers l’intérieur, ils ont alors souvent pris les projections de cet esprit, pensées et émotions, pour l’esprit lui-même qui est, en quelque sorte, le terrain sur lequel s’élèvent toutes ces manifestations.

Si nous voulons nous voir tel que nous sommes, il convient donc de cesser de nous prendre pour cette image que nous renvoie le miroir : cet homme de 50 ans que je vois un peu plus âgé chaque matin quand je le rase, n’est pas celui qui est ici, à zéro centimètre. Il faut cesser de me prendre pour celui que les autres voient. Il faut effectuer ce voyage d’un mètre, depuis là-bas où les autres me regardent et où je me regarde comme un autre, jusqu’à ici. Il faut opérer ce retour, ce retournement, cette révolution, en tournant le regard vers l’intérieur, c’est-à-dire vers « ce d’où je regarde », [Douglas Harding]. Mais plus qu’une longue explication, une petite expérience nous aidera à regarder dans la bonne direction à condition de ne pas prendre le doigt qui montre la lune pour la lune elle-même.

Christian Le Dimna

Je vous propose donc non pas de lire mais d’entreprendre une seconde petite expérience mise au point par Douglas Harding et pour laquelle la Nature nous a généreusement doté de tous les instruments nécessaires en l’occurrence notre index, ce doigt indicateur que nous pointons tout naturellement vers l’extérieur, vers le monde des objets. Alors je vous propose de pointer votre index vers le mur de votre bureau, le plafond, le sol, vers votre collègue ou votre chien : n’importe quel élément de ce qui vous entoure. Ce sont toujours des apparences, des formes, composées, limitées, colorées, impermanentes que vous désignez ainsi. Vous êtes distant de ce que vous regardez et vous voyez quelque chose. Ceci est aussi vrai si vous pointez votre doigt vers vos pieds, votre ventre ou votre poitrine. Faites-le et remontez ainsi lentement vers le haut. Vous arrivez maintenant à une frontière que vous allez franchir pour rentrer enfin chez vous après cette longue errance, ce long exil.

Vous allez maintenant pointer cet index vers l’endroit où les autres voient votre visage et votre tête. Dans l’évidence de l’instant et sans faire appel ni à votre mémoire, ni à vos
connaissances, ni à votre imagination, répondez aux questions suivantes. Que voyez-vous ? Vous avez fait faire un demi-tour à votre attention et vous êtes en train de vous regarder à zéro centimètre de vous-même. Voyez-vous quelque chose ? Apercevez-vous une forme, quelque chose de coloré, de limité, de périssable ? Quand vous montrez ainsi du doigt ce que vous êtes vraiment, là où les autres voient une tête et un visage, vous ne voyez «aucune chose». Il n’y a, ici et maintenant, aucun œil, aucune bouche, aucune joue, aucun visage, aucune tête. Vous avez perdu la tête et gagné le monde car ce « aucune chose » n’est pas rien mais espace conscient, lumineux, infini pour recevoir le monde qui n’est pas plus ici que
là-bas.

Doigt dans les 2 sensJPG

Cette expérience très simple ne doit pas nous tromper sur l’importance de la découverte qu’elle nous a permis de faire car c’est bien notre Visage Originel qu’il nous a été donné de voir. Nous voilà aussi « voyants » qu’a pu l’être Rimbaud, mais ce feu qu’il lui semblait devoir voler nous savons maintenant qu’il n’a jamais cessé de brûler dans notre foyer, c’est-à-dire au cœur de notre maison.

Peut-être devons-nous encore ajouter, pour terminer, quelques précisions à propos du verbe « voir » qui a deux sens (direction et signification) diamétralement opposés. Ainsi lorsque je regarde deux personnes en train de se parler, je dis qu’elles se voient l’une et l’autre, qu’elles sont face à face. C’est la vision des troisièmes personnes mais lorsque je vois la personne en face de moi, son visage est tout et le mien n’est rien : c’est donc face à non-face. C’est la vision de la Première Personne, une vision sans yeux. Le même mot « voir » recouvre donc des réalités très différentes et c’est ainsi que la prison du langage se referme sur nous. Les conséquences qui en découlent sont immenses et la plupart débordent bien sûr largement du cadre de ces quelques pages. Néanmoins, si l’on veut redonner à la poésie une autre fonction que celle de divertissement de salon ou de sujet d’étude scolaire et universitaire, nous devons prendre au sérieux l’injonction de Rimbaud dont nous partageons désormais la vision.

«J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de
fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile et je danse.»

«Illuminations, Phrases», Rimbaud

«Étrange et brutal, voici le paradoxe fondamental :
Objets grossiers et âme invisible ne font qu’un.»

Walt Whitman

Au long de notre parcours, la frontière entre la mystique et la poésie, si tant est qu’elle eut jamais existé, s’est évanouie dans cette expérience primordiale qui les fonde toutes deux, c’est-à-dire celle de la « vision ». Ce chemin qui nous conduit à voir notre « visage originel », notre « véritable nature » ou la « nature de l’esprit » et qu’elles n’ont jamais perdu, la mystique bien sûr, quelle que soit d’ailleurs la tradition religieuse dans laquelle elle s’inscrit, mais aussi la poésie nous l’ont indiqué de plus en plus clairement à mesure que nous nous approchions d’aujourd’hui. Bien des textes écrits par les uns pourraient avoir été écrits par les autres et parfois même, quoique la poésie française n’en connaisse pas d’exemple célèbre, le mystique atteint au sommet de l’art poétique comme Rûmî et Jean de la Croix qui ont su par la poésie faire entendre la voix de l’ineffable. Saints et poètes, ils ont atteint à la poésie qui est tout : illumination et perfection.

Beaucoup serait à dire sur les possibilités que nous ouvre cette vision poétique et mystique mais ce n’est pas ici le lieu de le faire. J’ai simplement voulu répondre à ma propre curiosité en espérant qu’elle ait su éveiller la vôtre. Alors qu’en cette fin de XXème siècle où s’effondrent tous les systèmes de croyance sociale ou religieuse, où nous avons la chance d’être « revenus de tout », c’est-à-dire sans illusion et où nous ne pouvons plus croire à rien,
sachons mettre à profit ce désabusement sinon ce désespoir pour adopter une attitude proprement scientifique qui rejoint les démarches poétique et mystique faites d’expérimentation sachant que la science est la connaissance de l’objet comme la poésie et la mystique, celle du sujet. Plus que jamais, dans notre société du spectacle dont Guy Debord dénonçait déjà l’apparition, il y a 30 ans, et qui aujourd’hui devient même « virtuelle », la poésie nous est essentielle pour nous apprendre à regarder dans la bonne direction et à voir cette source d’où à chaque instant, jaillit la création. »

Bibliographie générale

Alain Bosquet, Anthologie de la Poésie Française Contemporaine, 1994 Le Cherche-Midi
Serge Champeau, Ontologie et Poésie, 1995 Vrin
Michel Décaudin, Anthologie de la Poésie du XXe siècle 1993 Gallimard
Bernard Delville, Mille et Cent ans de Poésie Française, 1994 Laffont
Arnaud Desjardins, A la recherche du Soi (4 tomes) 1983 et sv. La Table Ronde
Bernard d’Espagnat, A la Recherche du Réel, 1981 Bordas
Jean-Marie Gleize, La Poésie.  Textes Critiques, 1995 Larousse
Edward T. Hall, Au-delà de la Culture, 1979 Éditions du Seuil
Edward T. Hall, La Dimension Cachée 1971 Éditions du Seuil
Edward T. Hall, La Danse de la Vie, 1984 Éditions du Seuil
Edward T. Hall, Le Langage Silencieux, 1984 Éditions du Seuil
Douglas Harding, Vivre Sans Tête, 2009, Le Courrier du Livre
Christian Hubin, Ce qui est, 1995 Éditions José Corti
Philippe Jaccottet, Poésie 1946-1967 1985 Gallimard
Henri Michaux, L’infini Turbulent, 1989 Mercure de France
Sri Nisargadatta Maharaj, Je suis, 1982 Les Deux Océans
Svami Prajnanpad, l’Art de Voir, 1988 Éditions L’Originel
Jean-Pierre Richard, Onze études sur la Poésie Moderne, 1964 Editions du Seuil
Jean-Pierre Richard Poésie et Profondeur, 1964 Éditions du Seuil
Arthur Rimbaud, Œuvres Complètes, 1972 La Pléiade, Gallimard
Sogyal Rimpoché, Petit Livre Tibétain de la Vie et de la Mort, 1993 La Table Ronde
Kenneth White, La Figure du Dehors, 1982 Éditions Grasset
Kenneth White, Le Poète Cosmographe, 1987 Presses Universitaires de Bordeaux

A rajouter désormais à cette liste :

« SIMPLEMENT VOIR, aux confins de la poésie contemporaine et de l’expérience mystique » – Christian Le Dimna

 

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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