« Je découvre que j’habite un très grand immeuble en bordure d’une mégalopole trépidante, à l’endroit même où la ville s’arrête et où s’offre l’espace ouvert de la campagne ; et j’ai un appartement dans cet immeuble.
Comme tous les autres, mon appartement dispose de deux grandes fenêtres panoramiques.
Une fenêtre au nord qui s’ouvre sur cette ville débordante d’activité, parfois superbe et passionnante à observer, tout à fait extraordinaire. Mais elle est également surpeuplée, très bruyante, pas mal polluée, et il s’y passe toutes sortes d’agressions et de violences. Voilà sur quoi donne ma fenêtre au nord.
Et de l’autre côté, à l’opposé de cette fenêtre au nord, s’ouvre la fenêtre au sud. Une immense fenêtre qui donne sur l’immensité de la nature, de la campagne, du coté où il n’existe aucun des problèmes de la ville : ni pollution, ni bruit, ni surpopulation.
De ce côté-ci, du côté de la fenêtre sud, c’est la paix.
Comme la plupart des autres, mon appartement est meublé plutôt luxueusement, avec notamment de très beaux tapis extrêmement délicats. Et bien sur, cette fenêtre qui donne au sud ne fait pas très bon ménage avec les tapis. C’est pourquoi le syndic déplore l’orientation de ces fenêtres, par lesquelles le soleil dégrade très rapidement les tapis.
Du coup, quand vous emménagez, vous devez signer un contrat stipulant que vous devez toujours maintenir fermé le store de la fenêtre sud. Ainsi pour respecter le contrat nous laissons ce store abaissé. Il reste d’ailleurs si longtemps dans cette position que finalement nous oublions que c’est un store, nous oublions même qu’il y a une fenêtre à cet endroit. C’est toute la ruse du syndic : il sait pertinemment qu’en maintenant le store abaissé assez longtemps, tout le monde finira par oublier qu’il y a une fenêtre derrière. C’est ainsi que nous sommes conditionnés, c’est la condition humaine, notre condition.
Mais les Français eux ne peuvent pas se satisfaire de cette condition parce qu’ils adorent transgresser les lois. En tous cas, c’est pour cela qu’ils sont célèbres en Angleterre. Et nous les Anglais nous sommes célèbres pour notre hypocrisie, il faut bien que nous soyons célèbres pour quelque chose.
Et donc ce que nous faisons dans cet atelier, c’est dire au syndic : “Allez au diable !” Nous allons jeter le contrat aux orties, nous allons le dénoncer afin de re-lever le store.
Enfin nous allons pouvoir jouir de la vision dans les deux sens, de la vue dans les deux sens. La vie est complètement différente lorsque vous pouvez regarder l’espace ouvert de la campagne qui est l’opposé, le contraire de la ville bruyante, effervescente, et pleine de problèmes.
En anglais c’est un merveilleux jeu de mot, parce que le mot “blind” en anglais signifie “aveugle” et désigne également un store, mais un store très très épais. Il n’y a pas ou peu de volets en Angleterre, mais il y a des stores intérieurs. Il peut s’agir de stores assez légers, mais il existe également des stores très épais qui font office de volets intérieurs.
Le problème c’est que le store a été abaissé pendant si longtemps qu’il a pris l’habitude de cette position, et quand on le relève il a une fâcheuse tendance à redescendre. Dès qu’on s’éloigne, qu’on s’en va, il redescend. Nous devons sans cesse le remonter jusqu’à ce qu’il se décide à rester en haut, qu’il soit bloqué en position haute. Et cela signifie donc regarder simultanément ce que vous regardez et ce qui regarde.
C’est un art que nous pouvons apprendre, pratiquer, ce n’est pas vague, ce n’est pas difficile, ce n’est pas essentiellement difficile. C’est vraiment simple, facile, mais il faut le pratiquer. Vous allez me dire que c’est très difficile de pratiquer quelque chose qui est facile, mais ça n’a pas de sens de dire cela ! Ce n’est pas possible que ça soit trop difficile de pratiquer quelque chose qui est si facile. Mais on peut pratiquer aussi parce qu’on aime le soleil.
Et au diable le tapis, ça lui fera du bien d’avoir un peu de soleil ! »
Atelier à Metz, en janvier 96
Cordialement
NB : ce texte de Douglas s’intitulait initialement « L’appartement ». Je me suis permis de changer le titre, et de reprendre une traduction qui n’était pas des plus fluides dans la version dont je disposais.
Je n’ai pas vérifié s’il existe une version plus aboutie dans les articles publiés par Douglas. N’hésitez pas à me le faire savoir.