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Que faut-il dire aux hommes ? – Antoine de Saint-Exupéry

« Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine¹. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur.

On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fut répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui nous sommes plus desséchés que des briques², nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide) tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque³. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine, “nous acceptons honnêtement ce job ingrat” et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir.

De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de Mr Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif (4).

Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde.

Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du 15 ème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots (5).

Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIX ème siècle et le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors des sciences de la nature, cela ne leur a guère réussi.

Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme (6). Ça déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison -cet amour inconnaissable aux États-Unis – est déjà de la vie de l’esprit.

Et la fête villageoise, et le culte des morts (je cite cela car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir). Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.

Il faut absolument parler aux hommes. »

Antoine de Saint-Exupéry

« Que faut-il dire aux hommes ? »

Lettre au général X, 30 juillet 1944

St-EX

Cordialement

 

NB : Je suis tombé un peu par hasard sur ce texte magnifique dans un recoin du wouèbe. Et il m’est difficile d’y ajouter quelques commentaires, car je connais mal l’œuvre de ce grand Monsieur, mis à part « Le Petit Prince » et « Vol de nuit ». Essayons …

¹ – Même si le propos n’est guère original, il est affirmé avec conviction et détermination : eh oui, l’homme véritable c’est l’homme « entier », corps & âme – esprit. L’homme qui n’est que corps & âme, ce « body/mind complex », n’est tout simplement pas encore … humain … C’est un peu difficile à entendre, mais ce n’est qu’à partir de ce terrible constat qu’il est possible d’avancer, de re-trouver notre complétude, notre « grandeur » …

² – Et, comme chacun le sait parfaitement, il est impossible de polir une brique pour en faire un miroir !

³ – Ce « quelconque » signifie sans doute : d’une forme ou d’une autre, qui importe finalement assez peu. Mais soyons bien persuadé qu’une vie spirituelle n’est jamais « quelconque », qu’elle relève du « miracle » … et que, paradoxalement, c’est notre véritable nature la plus intime, notre état « naturel » (sahaja).

4 – Je préfère l’expression originale et paradoxale du logion n° 28 de l’Évangile de Thomas :

« … Je les ai trouvés tous ivres. Personne parmi eux qui ait soif, et mon âme s’est affligée sur les fils des hommes, car ils sont aveugles dans leur cœur. Ils ne voient pas. … A cette heure ils sont ivres. Quand ils auront vomi leur vin, ils retrouveront leur esprit. »

5 – Cf. aussi le texte de Bernanos : « La France contre les robots » .

St-Ex. et Bernanos s’inquiètent et s’insurgent contre cette dérive … respectivement en 1944 et 1947 ! Qu’est-ce qu’ils diraient aujourd’hui dans notre « Brave new world » numérisé …

6 – Re-découvrir l’anthropologie ternaire : corps & âme esprit, telle que re-proposée, notamment, par Michel Fromaget.

Mais il est aussi possible, et selon moi éminemment préférable, de commencer par l’expérience – directe, simple, évidente – de cette tri-dimensionnalité de l’être humain lors d’un atelier de Vision du Soi selon Douglas Harding. Vous aurez tout le loisir de lire Fromaget et d’autres excellents auteurs ensuite.

Je n’ai pour l’instant pas trouvé de manière plus efficace de « parler aux hommes » qu’un atelier de Vision du Soi. Venez donc vérifier par vous-même.

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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