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Les 4 saisons de ma vie – Christiane Singer

« L’insatisfaction que nous ressentons à ne pas être là où il faut quand il faut est un aiguillon qui nous pousse en permanence dans une quête prodigieuse de nous-mêmes » (0),

déclarait Christiane Singer à Psychologies, en août 1996.

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Les lecteurs de volte-espace, s’ils existent, savent que je ne me préoccupe guère de tout le développement personnel psychologisant qui constitue le fond de commerce de la revue Psychologies Magazine. J’entends encore la voix grave de Douglas Harding me dire : « My job is quite the opposite », et j’essaye de m’en tenir loyalement à cette direction de travail lors du partage de la Vision du Soi.

Mais l’article Christiane Singer : Les 4 saisons de ma vie proposé sur leur site, découvert lors d’une recherche pour « Comment ne pas vieillir », me semble intéressant. Le relayer sur volte-espace assorti de quelques commentaires me permet de continuer à rendre hommage à cette grande dame qu’était Christiane Singer, aussi souriante que claire et ferme sur l’essentiel.

« Le chemin de la vie

De notre conception à notre mort, la vie est conçue comme un chemin d’initiation, un cycle d’expériences successives. La roue qui va tourner son grand tour est à chaque point où son cercle ferré touche le sol à son point de départ. Chaque instant est le début, chaque nouveau jour, chaque nouveau livre, chaque nouvelle rencontre. A chaque moment nous commençons de neuf¹. […]

La vie ne commence de faire mal, très mal, que lorsque nous ne nous laissons pas porter par son courant […]. Retenir le flux de l’existence, c’est oublier que la vie est l’art de la métamorphose. La femme que vous avez devant vous a déjà enterré un enfant, l’enfant qu’elle a été ; joyeux, il chantait et dansait ; puis une adolescente embarrassée de ses jambes. J’ai enterré aussi une jeune femme, une jeune mère. J’ai enterré une femme mûre. Je viens même d’enterrer la femme féconde que j’étais ; c’est-à-dire que je suis entrée dans ma seconde fécondité. Et j’enterrerai cette femme mûrissante que je suis en devenant la femme vieille qui est en moi ; puis la très vieille femme ; puis, la morte et celle qui fera le passage vers l’autre rive².

Ainsi, chaque fois que j’ai quitté un espace, je suis entrée dans un autre. Ce n’est pas facile. C’est dur de quitter le pays de l’enfance ; c’est dur de quitter le pays de la jeunesse ; c’est dur de quitter l’épanouissement féminin, de quitter la fécondité. D’un pays à l’autre, d’un espace à l’autre, il y a le passage par la mort³. Je quitte ce que je connaissais et je ne sais pas où je vais. Je ne sais pas où j’entre. Traiter ce passage comme s’il allait de soi ? Bien sûr que non : ce serait légèreté. Mais, puisque plusieurs fois déjà j’ai fait l’expérience qu’en quittant un « pays » j’entrais dans un autre d’une égale richesse sinon d’une plus grande richesse, pourquoi donc hésiterais-je devant la vieillesse ? […]

Revenons maintenant à cette traversée de la vie … et à la description de ses saisons que donnent les grandes traditions. J’en évoquerai deux : la védique, familière à beaucoup d’entre nous, et la judaïque. Ces descriptions simples et lumineuses reflètent nos intuitions profondes.

Quelques mots d’abord sur les quatre ashramas – les quatre saisons de la vie. Dans la première – trois fois sept années -, jusqu’à l’âge de vingt et un ans, l’être est formé dans son corps et sa psyché. Les six cycles de sept ans qui suivent sont consacrés aux devoirs – quarante-deux ans sont nécessaires au brahmane pour remplir sa tâche sur terre, pratiquer le rituel conforme à sa caste, établir sa famille, servir la société. A l’âge de soixante-trois ans, le « grand sommet », le brahmane a vu grandir et s’établir ses fils, a marié ses filles et leur a transmis la tradition. Il est un homme libre. Il peut maintenant se préparer à délaisser ses liens terrestres. « Sa femme l’accompagne si elle vit encore », est-il dit dans le grand livre des lois de Manu, Gautama et Vasisha. Quand il se sent prêt, il s’engage dans la quatrième étape – celle du sannyasin, demeurant dans la forêt ou marchant de village en village, vivant des aumônes qu’on lui accorde de tout cœur – car […] il est devenu désormais témoin d’immortalité.

La tradition hébraïque distingue elle aussi quatre étapes.
Ces quatre phases doivent à tout prix être vécues. Vouloir en sauter une, s’en épargner une, est suicidaire […].

La première consiste à aller à la rencontre du monde tel qu’il est. Ainsi de l’enfant qui palpe, touche, prend à la bouche, flaire, sent, observe, écoute, absorbe le monde qui l’entoure – présence immédiate au monde créé, louange.

Dans la deuxième étape, la jeunesse, le monde est nommé pris dans la parole, dans le concept. Le mental est une saisie supplémentaire du monde. Chacun de nous a mémoire de certaines époques de la jeunesse où l’esprit bouillonne, où s’improvisent partout d’effervescentes discussions. « Fier et indompté est l’esprit de l’homme, dit Lao Tseu. Le temps d’incliner la tête et de la relever, il est allé jusqu’au fond des quatre océans et en est revenu. »

Dans la troisième phase, il va falloir tout traverser une fois de plus – mais cette fois à vif, si j’ose dire. Il s’agit de tout inscrire dans la chair.

« Ce que je ne connaissais que par ouï-dire, j’ai maintenant à le vivre ».

« Jusqu’à présent, écrit Oscar Wilde, du fond de sa geôle de Reading, je n’avais pleuré que sur la mort de Lucien de Rubempré … » C’est maintenant l’épreuve du feu – entre cette étape et la précédente, il y a la même différence qu’entre lire un roman d’amour ou passer par le feu de l’éros et son lumineux désastre.

De la quatrième étape, celle de la vieillesse, il est dit dans le Talmud que « l’Ange l’accompagne » […]. Tout ce qui avait été contradiction, déchirement, écartèlement, chevaux emballés dans différentes directions va se trouver réunifié. La roue éclatée trouve son moyeu. Tout se constelle autour du cœur. […]

Notre corps selon les âges

Je vais tenter maintenant d’ébaucher les différentes qualités de présence qui règnent dans nos corps selon les âges de la vie – et qu’il va s’agir aussi de jouer dans nos existences comme l’ensemble des touches d’un clavier. […] La trace de ce bonheur, je le retrouve dans les fièvres de l’enfance. Tout autour les bruits de la vie, la vaisselle lavée, l’eau qui coule, le grincement des freins dans la rue … plus tard aussi dans des situations comme somnoler dans un train, rouler seule en voiture, etc. Personne n’attend rien de moi – je goûte à l’être. Cet espace de présence de qualité Yin se retrouvera tout au long de l’enfance mais partout aussi où l’activité est suspendue : dans la maladie (même dépression) ou alors dans l’état d’amour (l’état de transe qui fait traverser les jours en somnambule) et plus tard dans la vieillesse quand l’ange l’accompagne et qu’elle devient espace d’accueil.

– Avec l’adolescence, c’est une autre qualité qui s’incarne. Un champ ouvert à toutes les virtualités. De même que la vieillesse délivrera le corps de sa détermination sexuée, l’adolescence est espace de liberté – et de virginité. J’appelle ici virginité « cet état d’amour qui se passe de complice », cet espace agrandi et hermaphrodite – voué à l’ordre encore de tous les possibles. Dans cette perspective, une sexualité précoce n’est pas à rejeter pour des raisons de moralité – ce qui serait insignifiant – mais pour des raisons de dynamique et de devenir de l’être. Avant de recevoir son empreinte sexuelle, l’adolescent est encore en résonance avec l’entière création, dans un espace initiatique qui ne se retrouvera plus. En entrant dans la féminité ou dans la masculinité, la moitié du monde m’est dérobée. […]

– La jeunesse, elle, a une qualité radicalement différente. C’est l’espace de la vie aujourd’hui le plus convoité et le plus méconnu. La jeunesse est l’otage de nos industries cyniques – la cible de notre société de consommation -, et tout cela est contraire à son génie propre qui est recherche, quête, errance. La jeunesse est lieu d’expérimentation et d’erreur. Ne tentons surtout pas d’épargner aux jeunes gens que nous aimons d’errer, ni même (si terrible que cela soit à vivre) de momentanément se perdre, de s’essayer à tous les rôles. Le corps est alors dans son épanouissement total – et pourtant il n’est pas perçu par celui qui l’habite ! « Dire “je me sens bien” montre déjà qu’on a cessé d’être jeune – car lorsqu’on est jeune, on ne se sent ni bien ni mal, on est tout simplement » (Jean Améry).

Étonnante contradiction qui fait qu’au moment où je possède tout ce qui m’emplira plus tard de nostalgie – beauté, jeunesse, vigueur – je ne le perçois pas comme un trésor ! Cette beauté, cette vigueur me sont rendues maintenant par mes fils. Quand mon fils de vingt ans entre dans la pièce, même si j’ai le dos tourné, je perçois cette énergie de vingt ans qui envahit l’espace – un incendie ! Mais lui l’ignore ! Celui qui vit cette énergie n’est pas en mesure de la fêter puisqu’il s’agit pour lui de devenir qui il est – dure tâche ! […]

– Avec l’âge adulte, l’arc est tendu – clarté, discernement -, si nous suivons alors notre étoile, notre vocation, nous sommes à la fleur de l’âge. C’est le moment de construire le monde. […] Nous avons chacun la responsabilité d’une parcelle de l’univers (école, bureau, hôpital, maison où nous travaillons, où nous vivons). Nous sommes responsables de ce lieu où le destin nous place. […] Cet âge – qui le croira ? – est sous le signe de la joie. La plus grande part du labeur est accomplie – tant pour les femmes que pour les hommes, c’est le passage d’une fécondité à une autre.

Au cœur de cet épanouissement est déjà inscrite l’information de la flétrissure. Elle est souvent à peine griffée au coin de l’œil – mais désormais nous passons de l’ordre du visible à l’ordre de l’invisible. La fleur doit mourir pour donner son fruit ; ce qui était épanoui dans l’ordre biologique du visible va lentement flétrir. L’ordre dès lors s’inverse. Ce sont les jardins intérieurs qui commencent de bourgeonner. Désormais c’est notre connaissance des lois secrètes de la vie qui détermine nos existences. Amer est ce passage pour ceux d’entre nous qui ont pu jusqu’alors survivre sans inscrire le sacré dans leurs existences !

Désormais la vie est sans pitié si je n’ai pas compris qu’en m’entraînant vers la mort, elle est mon alliée. […] Certes nous connaissons tous des personnes âgées merveilleusement robustes et vitales (destin, hérédité, bonne gestion de leurs énergies). Mais cela n’est ni « mieux » ni « moins bien ». Accompagné ou non d’un affaiblissement extérieur, ce qui importe c’est l’intensité du travail intérieur qui s’accomplit. Lorsqu’un être entre vivant dans son grand âge, le voile est soulevé, la peur de la mort surmontée.

Assister au départ d’une telle personne est un des plus grands cadeaux que nous puissions recevoir sur cette terre. Il existe deux moments dans notre existence où la bénédiction se déverse en abondance si nous sommes préparés à la recevoir : l’instant de naître et l’instant de mourir – l’instant où la « couronne » de la tête de l’enfant apparaît entre les jambes de la mère et l’instant où l’âme retourne à Dieu dans l’ultime soupir. Ce sont deux instants où tous ceux qui sont présents savent désormais qui ils sont et pourquoi ils vivent. Ils ne l’oublieront plus jamais. […] »

Extrait de « Les Chemins du corps »

Sous la direction d’Ysé Tardan-Masquelier

Éditions Albin Michel, collection L’Être et le corps, 1996

 

Cordialement

 

0 – « Là où il faut », c’est Ici au Centre, dans cet espace d’accueil illimité et inconditionnel que « Je Suis », que nous sommes tous. Et « quand il faut », ce peut être à chaque instant. Tout écart à cette « norme », à cet état naturel, peut effectivement servir « d’aiguillon » pour nous renvoyer au Centre.

¹ – En tous les cas nous essayons … mais nous avons fort à faire pour aller à contre courant du « monde », dont Christian Bobin précise le projet dans l’avant-dernier chapitre du « Très-Bas » :

« Le monde veut le sommeil. Le monde n’est que sommeil. Le monde veut la répétition ensommeillée du monde. Mais l’amour veut l’éveil. L’amour est l’éveil chaque fois réinventé, chaque fois une première fois. Le monde n’imagine pas d’autre fin que la mort, cette extase du sommeil, et il considère tout à partir de cette fin. … L’enfant va à l’adulte et l’adulte va à sa mort. Voilà la thèse du monde. Voilà sa pensée misérable du vivant : une lueur qui tremble en son aurore et ne sait plus que décliner. C’est cette thèse qu’il te faut renverser. »

Ce que Bobin appelle le « monde » nous dépossède et de notre vie véritable – de cette Grande Vie qui est notre droit de naissance et LA possibilité d’accomplissement qui nous est offerte – et de cet « éveil » qu’est la « mort » à une vision totalement fausse, réductrice, étriquée, … de nous-même.

La Vision du Soi selon Douglas Harding constitue un outil particulièrement puissant pour « renverser la thèse du monde ». N’en croyez pas un traître mot, essayez, vérifiez … !

² – Malheureusement pour elle et pour nous, il n’a pas été donné à Christiane Singer le temps d’une vieillesse longue, heureuse et riche d’intériorité … Il nous reste son  magnifique témoignage : « Derniers fragments d’un long voyage ».

³ – Le passage d’une matrice à l’autre – utérine, familiale, sociale, spirituelle … – est aussi une mort à une certaine représentation, limitée, de soi-même. Mais surtout une nouvelle naissance à une dimension chaque fois plus vaste, jusqu’à l’illimitation de ma Véritable Nature, de mon Visage Originel, mon « autoportrait ». N’en croyez pas un traître mot, ayez l’audace d’engager votre tête dans un « tube », essayez, vérifiez !

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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