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6 - Lectures essentielles

Le droit de chercher sa vérité – Louis Germain

L’émission Répliques rediffusée ce 18 juillet 2015 s’intéressait au rapport public : « Pour faire entrer le peuple au Panthéon ». Vers la fin de cette émission, Alain Finkielkraut a évoqué la lettre adressée par Albert Camus à Monsieur Germain, son instituteur, juste après avoir obtenu le prix Nobel de littérature, et il a exprimé son vif souhait de voir cet homme remarquable entrer un jour prochain au Panthéon.

Cet échange de courrier est impressionnant à bien des égards, mais la lettre de Louis Germain en date du 30 avril 1959 contient un trésor. Jugez-en par vous-mêmes.

« 19 novembre 1957

Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.

Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.

Je vous embrasse, de toutes mes forces.

Albert Camus »

&

« 30 Avril 1959

Mon cher petit,

(…) Je ne sais t’exprimer la joie que tu m’as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c’était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi « mon petit Camus».

(…) Qui est Camus ? J’ai l’impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n’y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d’autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les a données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s’en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l’enfant, bien souvent, contient en germe l’homme qu’il deviendra. Ton plaisir d’être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l’optimisme. Et à t’étudier, je n’ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille, je n’en ai eu qu’un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D’ailleurs, cela se passait au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu’il te fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge de ta maman.

J’ai vu la liste sans cesse grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c’est une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c’est l’exacte vérité) ne t’avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus : bravo. J’ai suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et aussi montée : Les Possédés. Je t’aime trop pour ne pas te souhaiter la plus grande réussite : celle que tu mérites.

Malraux veut, aussi, te donner un théâtre. Je sais que c’est une passion chez toi. Mais …, vas-tu arriver à mener à bien et de front toutes ces activités ? Je crains pour toi que tu n’abuses de tes forces. Et, permets à ton vieil ami de le remarquer, tu as une gentille épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. A ce sujet, je vais te raconter ce que nous disait parfois notre directeur d’École normale. Il était très, très dur pour nous, ce qui nous empêchait de voir, de sentir, qu’il nous aimait réellement. “La nature tient un grand livre où elle inscrit minutieusement tous les excès que vous commettez.” J’avoue que ce sage avis m’a souventes [sic] fois retenu au moment où j’allais l’oublier. Alors dis, essaye de garder blanche la page qui t’est réservée sur le Grand Livre de la nature.

Andrée me rappelle que nous t’avons vu et entendu à une émission littéraire de la télévision, émission concernant Les Possédés. C’était émouvant de te voir répondre aux questions posées. Et, malgré moi, je faisais la malicieuse remarque que tu ne te doutais pas que, finalement, je te verrai et t’entendrai. Cela a compensé un peu ton absence d’Alger. Nous ne t’avons pas vu depuis pas mal de temps …

Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant : le droit de chercher sa vérité¹. Je vous ai tous aimés² et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu’il était question de Dieu (c’est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d’autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu’il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j’ajoutais qu’il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion³. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. A l’École normale d’Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d’aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l’hostie « consacrée» dans un livre de messe qu’il a fermé ! Le directeur de l’École a été informé de ce fait et n’a pas hésité à exclure mon père de l’école. Voilà ce que veulent les partisans de « l’École libre » (libre.., de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse. Le Canard Enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps ? Ces pensées m’attristent profondément.

Sache que, même lorsque je n’écris pas, je pense souvent à vous tous.

Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.

Germain Louis »

Cordialement

 

¹ – « … ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant : le droit de chercher sa vérité. » : cet homme était sans doute une conscience en son temps pas si lointain, 1959, mais il passerait sans doute aujourd’hui, à peine un peu plus d’un demi-siècle plus tard, pour un extraterrestre. Il serait vraisemblablement diagnostiqué pour troubles psychiatriques, à la limite d’une attitude sectaire, dénoncé par les parents d’élèves, par ses collègues et par son administration …

En plus de sa « panthéonisation », ne serait-il pas également envisageable d’inscrire au fronton de toutes les écoles – primaires, secondaires et supérieures ; privées et publiques ; générales et spécialisées – une sentence inspirée de cette phrase, quelque chose comme :

L’École de la République respecte, nourrit avec amour et favorise en permanence et par tous les moyens ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant : le droit de chercher sa vérité.

Si vous n’avez pas pu bénéficier d’une telle attitude, somme toute normale et seule en mesure de structurer correctement la vie de chaque individu et le fonctionnement harmonieux de l’ensemble de la société, il n’est pas trop tard, vous pouvez toujours avoir recours à la Vision du Soi selon Douglas Harding. C’est un moyen simple, efficace et rapide de trouver sa vérité, mais n’en croyez pas un traître mot, jugez-en par vous-mêmes.

² – Tout commence par là, tout EST là : l’amour. Mais je doute qu’Il apparaisse si fréquemment dans les référentiels de compétences attendues des futurs enseignants … Il serait indispensable qu’Il soit aussi le critère central de choix des Inspecteurs (IEN, IPR, IG, IA, …), des principaux, proviseurs, directeurs, recteurs, ministre … Nous en sommes encore très, très loin …

NB : cet amour ne se lit-il pas dans les yeux d’Andrée Germain … ?

³ – Aujourd’hui « les religions » sont toujours au programme … mais comme des choses mortes, dépassées, de vieux « bains » dont la plupart des gens civilisés, modernes, ont jeté l’eau sale … Ne devrions-nous pas réintégrer le « bébé » de la spiritualité, inconsidérément jeté avec l’eau du bain des religions, au centre de nos vies et de nos sociétés ? N’y sommes-nous pas pratiquement contraints par l’état désespérant du monde contemporain ?

Cf. aussi : Société des Études Camusiennes

 

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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