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1 - Pratique de la Vision du Soi Fondamentaux Vision du Soi

La condition sine qua non – Arnaud Desjardins

Ce n’est pas trop mon habitude de reproduire dans volte-espace l’intégralité d’un chapitre, en l’occurrence le 5° du livre « La voie et ses pièges » d’Arnaud Desjardins, paru en 1992 aux éditions de La Table Ronde (0).

Mais, depuis son apparition in extenso sur la page de Roxane Chapdelaine, lointaine « cousine » du Québec, ce chapitre ne cesse de revenir frapper à ma porte numérique, via diverses pages « fesse-bouc » des quatre coins du monde …

Si ce chapitre revient ainsi à moi, c’est sans doute que je l’attire, et qu’il me faut donc envisager de lui adjoindre quelques commentaires inspirés par la Vision du Soi selon Douglas Harding

Il est vrai que, dans la préface de ce livre, Arnaud pose une question cruciale :

« … Admirateurs de Ramana Maharshi, lecteurs de Krishnamurti, Karlfried von Dürckheim ou Trungpa Rimpoche, convaincus par le rayonnement de Mâ Amritanandamayi, ils aspirent à “l’éveil”, à “la libération” – en tout cas à une vie plus heureuse et plus sage.

Or l’expérience montre que cet espoir est bien souvent déçu. Même après des années de pratique, les doutes et les souffrances n’ont pas disparu. Entendre parler et parler soi-même quotidiennement de sérénité et demeurer malheureux s’avère hélas fréquent. Constatation qui s’applique trop souvent à ceux avec qui je suis ou j’ai été en relation personnelle. Pour certains d’entre eux, l’enseignement que je transmets – essentiellement sinon uniquement inspiré de celui de mon propre “gourou”, Swâmi Prajnanpadn’a pas tenu ses promesses.

Pourquoi ? C’est à cette question que tentent de répondre les causeries enregistrées qui ont constitué la matière première de ce livre. »

NB : si je conserve une immense gratitude pour tout ce qu’Arnaud Desjardins m’a offert – ouverture à une spiritualité vivante et à la méditation, notamment – je dois redire ici que ce n’est pas auprès de lui qu’est intervenue « la condition sine qua non » que constitue – essentiellement – pour moi la Vision de ma véritable nature. Son manque d’empressement envers les outils si efficaces de Douglas Harding – qu’il avait personnellement testés – m’a d’ailleurs conduit, à regret, à cesser peu à peu de fréquenter Hauteville.

Après une douzaine d’années de séjours à Font d’Isière puis à Hauteville, c’est en effet à Ardenne, auprès d’Alain et Claudie Bayod, que le déclic est intervenu, grâce à la Vision du Soi selon Douglas Harding.

Cette Vision est parfaitement claire « à propos du but » et propose des outils remarquablement efficaces « à propos des moyens »¹ ; elle permet à « La » Voie de « tenir ses promesses ». Mais … essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

Qu’Alain Bayod – qui a beaucoup œuvré à la fécondation croisée entre les enseignements de Svami Prajnanpad & d’Arnaud et la Vision de Douglas Harding – soit sincèrement remercié pour tous les risques assumés et tout le travail accompli, et espérons de tout cœur qu’il poursuive ce travail à sa manière, audacieuse et résolue.

Douglas Harding & Alain Bayod – © Dominica H.

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La condition sine qua non

« Une des causes d’échec et de frustration les plus pernicieuses sur la voie est de mettre, année après année, son espoir dans une aide extérieure, puis une autre, puis une autre². De stage en stage, de séminaire en séminaire, de thérapie en thérapie, les “moments forts”, les “ouvertures”, les “prises de conscience” se succèdent mais aucune transformation patente, profonde et stable ne s’ensuit et la possibilité même de souffrir n’a toujours pas disparu. Vous pouvez être conseillés, inspirés, stimulés, mais personne ne peut vous éviter de vous prendre vous-mêmes en charge et d’accomplir la part qui vous incombe dans la grande aventure de votre libération. Ne courez pas vainement après le miracle³. Trop d’entre vous que la vie a blessés vont de gourou (4) en thérapeute et de thérapeute en gourou, espérant chaque fois que celle-ci sera la bonne. Mais d’espoir en espoir vous êtes de plus en plus désespérés.

Premier point qui doit être complètement clair, il ne s’agit pas uniquement de lâcher prise et de s’en remettre complètement à la volonté de Dieu (5). Rarissimes sont ceux [113] qui seraient tout de suite capables d’une telle attitude, les engageant entièrement, dans tous les aspects d’eux-mêmes et en toutes circonstances, à partir du moment où ils auraient senti cette impulsion et pris cette décision (6). Dans les conditions normales et non pas exceptionnelles, une ascèse menée avec courage, persévérance et habileté est indispensable. “Ascèse” signifie simplement exercice, “ascète” désigne celui qui s’est beaucoup exercé (7).

Votre progression sur ce que nous appelons le “chemin” (8) ne peut être que le fruit d’une pratique (9). En quoi consiste donc cette pratique ? Qu’a-t-elle de révolutionnaire par rapport aux fonctionnements habituels ? Qu’est-ce qui fait la différence essentielle entre celui qui est engagé sur un chemin réel et celui qui ne l’est pas ? On peut adopter une idéologie religieuse, “croire” (10), aller à la messe et malgré beaucoup de sincérité ne pas être vraiment engagé sur la voie intérieure, faute d’avoir saisi une idée essentielle. Car tout chemin réel implique une découverte “d’un autre ordre”. Bien entendu ce que je vais dire se trouve, d’une manière ou d’une autre, déjà exprimé au fil d’innombrables textes et depuis bien longtemps.

Dans les conditions ordinaires de fonctionnement des êtres humains, l’existence se déroule dans l’identification (11) au jeu des chaînes de causes et d’effets, même pour ceux qui sont plutôt généreux, intelligents, peu névrosés. Ils sont peut-être très appréciés de leur entourage ou ils font au contraire souffrir les autres autour d’eux, ils laisseront un nom comme bienfaiteur de l’humanité ou comme tyran mais, si les jeux d’action et de réaction sont opposés en apparence, le mécanisme – ou la mécanicité –, lui, n’est pas différent. Certes il est difficile d’admettre que je puisse assimiler des êtres dont les comportements par rapport aux autres et par rapport à la société sont aussi tranchés et pourtant même chez les mieux intentionnés d’entre eux un élément décisif fait défaut. [114]

(Ce dessin ne figure bien entendu pas dans le texte d’Arnaud … !)

En étant complètement honnêtes – je ne parle pas pour ceux qui auraient déjà sérieusement progressé –, vous remarquerez que vos états d’âme changent sans que vous ayez sur eux un pouvoir réel et que ces humeurs changeantes vous les vivez, si vous n’êtes pas engagés sur la voie de la vigilance, emportés, confondus, absorbés, sans conscience de soi réelle. Il existe en nous différents personnages, des plus agressifs ou méprisants jusqu’aux plus idéalistes et aux plus généreux, chacun avec ses désirs et ses peurs, qui apparaissent et disparaissent, se remplacent les uns les autres. Dix, quinze, vingt personnages que nous pouvons reconnaître, avec leurs pulsions contradictoires qui nous engagent physiquement, émotionnellement, mentalement, nous font voir la réalité d’une manière déformée et nous entraînent dans des comportements compulsifs.

Avec la manière ordinaire de fonctionner, même pleine de bonne volonté, il n’y a aucun progrès possible parce qu’il n’y a en vérité aucune mise en pratique réelle et beaucoup d’illusions. Vous aimez lire certains livres, vous êtes touchés en rencontrant Chandra Swâmi ou Mâ Amritanandamayi, vous venez volontiers à Font-d’Isière, vous écoutez les réunions, vous croyez que vous êtes vraiment engagés. Non, il faut plus que cela, quelque chose de plus. Autrement dit, un certain personnage en vous est intéressé par les idées que nous transmettons et, lorsque vous êtes dans un état d’esprit favorable à cet enseignement, vous êtes d’accord pour ne pas nier ce qui est et pour voir vos émotions diminuer. Mais quand ce personnage a disparu, il n’y a plus rien que l’identification à des fonctionnements mécaniques. Vous voulez, vous ne voulez plus, vous prenez une décision, cette décision est oubliée. Il n’y a pas de progression concrète selon une démarche cohérente. On peut se méprendre considérablement à cet égard. Par exemple, de nombreux entretiens en tête [115] à tête (12) avec moi se déroulent dans l’identification la plus complète, en ce sens que j’ai en face de moi une émotion, une humeur et non un disciple au sens vrai du mot, un être conscient capable de mener à bien une sadhana. S’il en est ainsi même en face de moi lors d’un entretien, il est facile d’imaginer ce que cela doit être dans les moments difficiles ou exaltants de vos existences.

Aucun des personnages habituels qui nous composent ne peut faire quoi que ce soit de réel pour la mise en pratique, seulement rêver de celle-ci, s’intéresser à des idées, partager des opinions avec d’autres, discuter, préférer le monde du zen à celui de la politique, et autres gaspillages d’énergie. Avez-vous suffisamment pris conscience de ce qui constitue le lot de tout être humain : je tourne à tous vents comme une girouette (13) ; des circonstances extérieures (dont je n’ai peut-être même pas été conscient sur le moment) m’ont ému intérieurement, ont fait lever une réaction, et l’état d’esprit positif que j’avais ce matin s’est changé en un état d’esprit négatif. Parmi ces personnages, qui doivent être vus et reconnus, il y en a que la vie spirituelle intéresse ou même touche profondément. L’ésotériste aimera lire les livres de René Guénon ; un autre, le mystique, sera bouleversé en séjournant dans un monastère ; un autre encore, l’idéaliste, rêvera de faire régner l’amour dans le monde. Mais ces aspects de nous n’ont aucune stabilité et seul ce personnage très particulier que nous nommons “le disciple en nous” peut prendre en charge la mise en pratique.

Dans les conditions ordinaires, le personnage du mystique et le personnage de l’amoureux fasciné ou celui de l’agresseur emporté par la colère et la fureur ne peuvent pas coexister simultanément mais le disciple, lui, a la possibilité d’entrer en relation avec chacun d’eux, et c’est là votre seule chance de transformation. Si vous faites confiance aux quelques personnages concernés par la spiritualité, [116] les beaux sentiments, l’amour, le don de soi, vous n’arriverez à rien. Car vous ne pouvez pas plus compter sur eux, aussi nobles et sublimes soient-ils, que sur les autres. A certains moments, “ça” leur plaît et ils seront tout feu tout flamme pour le chemin mais à d’autres moments “ça” ne leur plaira plus et il n’y aura plus personne pour faire face à vos états intérieurs. Et c’est là où réside en fait la grande illusion : parce que certains aspects de vous sont émotionnellement et intellectuellement (14) émerveillés par telle ou telle manifestation de la réalité spirituelle, vous vous croyez engagés sur la voie. Et il se peut fort que vous ne le soyez pas. Être impressionné par une musique sacrée, des cérémonies religieuses, des rites, ne constitue en rien un chemin d’éveil.

Pourquoi y a-t-il souvent si peu de progrès parmi ceux qui consacrent leur vie à la spiritualité ? C’est une constatation cruelle, que j’ai faite bien des fois, avec la souffrance d’avoir dû longtemps me compter parmi les déçus. Qu’est-ce qui manque ? Il manque cette compréhension rigoureuse, complètement claire, sans l’ombre d’un doute, que dans l’identification, confondu avec une manière de voir les choses, confondu avec un personnage, il n’y a aucune mise en pratique (15). La mise en pratique exige l’apparition d’un élément de conscience nouveau. Ou celui-ci est là ou il n’est pas là.

Ce personnage du disciple en nous implique awareness, vigilance, conscience lucide, présence à soi-même, rappel de soi – les termes sont nombreux. Il n’y a que lui qui puisse vraiment entendre ce qui est dit, entendre et comprendre, sans en enlever, sans en rajouter, sans interpréter. Il met en œuvre cette buddhi ou cette vision (16) sur laquelle insistent tellement tous les maîtres. Mais si dans votre état ordinaire – et ce que j’appelle votre état ordinaire au singulier c’est une succession d’états ordinaires au pluriel – parce que vous êtes intelligents ou même très [117] brillants dans telle ou telle circonstance de la vie, vous considérez que vous avez cette buddhi, là encore vous vous trompez, même si l’intelligence ordinaire se révèle fort utile dans les différents domaines de votre existence pour exercer une activité quelle qu’elle soit. Non, en ce qui nous concerne, cette buddhi, c’est proprement la buddhi du disciple, qui entend des vérités autres que les vérités du monde relatif. Vous pouvez être un grand médecin, un éminent professeur ou un merveilleux artisan sans vous développer spirituellement, ou très peu.

Ce personnage du disciple possède sa mémoire particulière. Il est entré en contact, par le biais de livres ou de ses rencontres avec un maître, avec des idées nouvelles qui vont souvent à l’encontre de l’expérience sensible habituelle. Il s’ouvre, il accueille, il ne rétrécit pas tout de suite ce qui lui a été montré à son problème du moment. Il a un savoir fait de compréhension et de conviction. Il ne se contente pas d’amasser simplement des concepts au point que ce soit l’enseignement qui pense pour lui et que ses pensées ne soient que des citations. Il réfléchit, il examine, il assimile, il se souvient. Certes une part de son savoir lui a été transmise en mots, sinon à quoi serviraient les paroles des maîtres ou les écritures sacrées telles que la Prajnaparamita, les Upanishads ou les Évangiles, mais ce savoir est en dehors de l’expérience courante de la vie (17). Le disciple écoute la parole du maître avec une attention active, il entend des vérités déroutantes et ne les fait pas rentrer dans ses catégories habituelles. Il s’agit d’un monde “à part”, comme le peuple hébreu se disait un peuple que Dieu avait mis à part des autres nations. Au niveau du cœur, des émotions fines ou des sentiments particuliers s’ajoutent de mois en mois et d’année en année et font partie de la richesse du patrimoine (18) de ce disciple. Ce que vous avez ressenti de grand et de fort en face d’un sage ou dans certaines de vos méditations doit [118] demeurer à part comme un dépôt sacré qui ne doit pas être confondu avec les émotions du mystique ou les intérêts intellectuels de l’ésotériste devenu un rat de bibliothèque avide de tout lire sur la Kabbale et sur le mandala tibétain. Et la pratique de la voie inclut aussi un vécu physique particulier, que vous avez pu ressentir à certains moments de présence à vous-mêmes, en méditation, ou dans une activité qui implique le corps – yoga, arts martiaux – pourvu que cet élément particulier de vigilance, d’attention ne fasse pas défaut. Alors peut s’instaurer un chemin réel vers la maîtrise de soi.

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Au début, le disciple en vous est faible, facilement submergé mais avec le temps il devient de plus en plus lucide, gagne en connaissance, en compréhension, en force. Le Christ compare le royaume intérieur à une petite graine insignifiante devenue un arbre si vaste que tous les oiseaux du ciel peuvent y faire leur nid. Cette croissance de la graine en arbre qui s’accomplit en nous, c’est celle de cette conscience de plus en plus autonome par rapport aux fonctionnements habituels et à l’intérieur de laquelle tous ces fonctionnements ordinaires vont ensuite prendre place, comme les oiseaux du ciel viennent faire leur nid sur cet arbre (19).

L’aventure spirituelle, c’est la naissance en nous un jour de ce personnage particulier semblable à un bébé qui vient au monde. Nouvelle naissance, re-naissance, régénération. Ce personnage naît aussi petit qu’on représente l’enfant Jésus dans la crèche entre le bœuf et l’âne, et ensuite il grandit. Il grandit en expérience, en maturité et en pouvoir sur nos mécanismes habituels. Toutes sortes de nourritures s’additionnent pour permettre la croissance de cette jeune pousse en nous, des nourritures intellectuelles, [119] des nourritures pour le cœur et des nourritures pour la sensation, pourvu que celles-ci ne se mélangent pas avec les impressions ordinaires et ne soient pas récupérées par tel ou tel autre personnage, auquel cas, comme dans la parabole du semeur, elles sont dévorées. Alors elles vont servir à l’inflation d’un personnage romantique en nous ou d’un personnage faible et infantile qui veut être consolé et qui cherche partout un papa et une maman. Et nous nous trompons complètement, en toute bonne foi.

Qui en vous reçoit la parole, l’enseignement, certaines vérités dites ésotériques ? Sur quel sol ces vérités tombent-elles ? Est-ce un terrain où elles peuvent prendre racine pour donner peu à peu à cet aspect de vous une autonomie, une stabilité et une maîtrise qui vous font d’abord si douloureusement défaut ? L’erreur la plus répandue c’est d’entendre l’enseignement à travers les personnages ordinaires qui vous composent et de ne pas comprendre la nécessité que naisse et s’affermisse en vous ce “disciple” qui lui seul peut mettre en pratique, lui seul peut gagner un pouvoir sur vos jeux d’action et de réaction, vos états d’âme changeants, vos vasanas, vos samskaras, enracinés dans l’inconscient.

Dans les conditions ordinaires de l’existence, nous sommes tout simplement identifiés, confondus avec notre état du moment qui est toujours à la fois physique, émotionnel et mental (20). J’avais le cœur ouvert ce matin au réveil, je me sentais plein d’amour, cet après-midi j’ai le cœur fermé ; il y a deux jours j’étais confiant, sûr que je progressais et que l’avenir était radieux, maintenant je suis dépressif et découragé. Quelle capacité avez-vous d’être présents, conscients, vigilants au cœur de votre climat intérieur aussi instable que les variations météorologiques ? Vous avez saisi quelque chose, vous vous en souvenez, vous essayez de le mettre en pratique, mais ce [120] disciple en vous encore si faible n’a pas entendu tout ce qu’il y avait à entendre, n’a pas compris tout ce qu’il y avait à comprendre. Il est facilement submergé comme un rocher à marée haute et, dans ces conditions, il n’y a pas de progression réelle mais des rêveries, des illusions, des pensées qui tournent autour de l’enseignement. Il n’y a progrès que dans cette attitude extrêmement active qui consiste à être présent face à la succession de nos états intérieurs (21). Oui ou non, car tout est là, est-ce que se lève en vous ce personnage particulier, avec sa vision aiguë qui ne cesse de grandir (21), susceptible de cohabiter ou de coexister avec n’importe quel autre personnage, autrement dit avec n’importe quel autre état d’esprit ? Est-ce qu’au cœur de votre désir ou de votre peur, l’identification fait place à la présence à soi-même et à la conscience ? Je le redis, seul ce personnage particulier du disciple, d’un autre ordre que les autres, peut prendre en charge la sadhana. Or il est faible, mal nourri, impuissant. Qu’est-ce qui va lui permettre de grandir ? Il faut être patient (22). Ne permettez pas que tel ou tel autre aspect de vous, mené par une vague d’idéalisme ou par un caprice d’enfant qui veut la sagesse, essaie de reprendre le dessus. Mais avec la persévérance et la pratique, bien entendu on progresse.

Ce personnage du disciple avec sa capacité à mettre en pratique présente deux visages. L’un, c’est l’écoute, l’ouverture, la réceptivité à l’enseignement, à la parole, que ce soit celle des Upanishads, celle du Christ, ou tout simplement ce qui vous est dit ici, si vous considérez que c’est ici que vous êtes engagés. L’autre, c’est de ne plus oublier et de savoir faire la différence entre certaines idées ordinaires, aussi intéressantes soient-elles – politiques, économiques, esthétiques, artistiques ou même morales et religieuses – et les idées transformatrices qui émanent de la conscience et qui conduisent à la [121] conscience (23). C’est se souvenir au bon moment, au cœur même de l’identification à une émotion qui nous emporte, de ce qu’on a commencé à comprendre, du conseil pratique qu’on a fait sien. Se souvenir dans le courant de l’existence qu’il s’agit d’être activement vigilant ou, si vous préférez, attentif – mais d’une attention particulière, celle sur laquelle a tant insisté le Bouddha et à laquelle on s’exerce dans les différentes formes de méditation.

Gurdjieff disait : “L’homme n’a pas d’âme, mais il peut s’en forger une.” Que peut signifier une telle parole ? Si vous donnez au mot âme le sens grec de psukhê, dans la triade corps, âme, esprit, naturellement tout homme a une âme, tout homme a un psychisme. Mais Gurdjieff, lui, donnait à ce terme le sens bien précis d’une réalité de conscience libre en nous, autonome par rapport aux fonctionnements habituels, aux chaînes de causes et d’effets intérieures, non affectée, stable. C’est la première étape sur le chemin. Vous pouvez dire aussi : un “je suis” réel, un ego structuré, une volonté, pas au sens de caprice ou d’exigence mais de will power, la capacité à prendre une décision et à la tenir (24).

Cette réalité autonome ne nous est donnée par la nature que comme une potentialité (25). C’est à nous ensuite de la faire émerger, de l’affermir par la pratique jusqu’à l’obtention d’une liberté réelle. Sinon il n’y a que de la bonne volonté impuissante. La bonne volonté ne suffit pas, il faut un pouvoir, non pas les pouvoirs miraculeux ou le pouvoir d’influencer autrui et de lui imposer sa volonté, mais un pouvoir sur soi-même. Swâmiji citait une parole d’Aristote à Alexandre : “Tu as conquis le monde, mais tu ne t’es pas conquis toi-même.” Ou selon le Bouddha : “Celui qui est le maître de lui-même est plus grand que celui qui est le maître du monde.” Le maître de lui-même c’est avant tout le maître de son attention. Swâmiji disait “the presiding deity”, “la déité [122] qui préside”, comme le président d’un conseil d’administration dont la voix fait autorité, qui donne la parole à l’un, qui donne la parole à l’autre, ou encore “you, yourself, in your own intrinsic dignity”, “vous, vous-même, dans votre propre dignité intrinsèque”. Cette autonomie, cette indépendance intérieure, nous ne l’avons pas, donc en un sens nous n’existons pas et nous n’avons pas le droit de prétendre “je suis”. C’est une illusion, qui pour être généralisée n’en est pas moins grave, de s’approprier ces termes « moi », « moi-même », « je », comme si cette stabilité était déjà réelle alors que toute l’existence vient la démentir : de nouveau disparu, englouti, emporté, je ne sais plus, j’ai oublié, ce que j’avais compris je ne le comprends plus, ce qui était clair ne l’est plus, ce que je voyais je ne le vois plus. Je ne peux pas compter sur moi-même.

Ce « vous, vous-même, dans votre propre dignité intrinsèque » doit être peu à peu renforcé afin que s’accroisse son pouvoir, sa capacité à agir et non pas réagir, ce que Gurdjieff appelait pouvoir « faire ». Swâmiji reprenait à son compte les formulations de Gurdjieff que je lui avais soumises : « On ne fait rien, tout arrive; en moi ça veut, en moi ça aime, en moi ça ne veut plus, en moi ça n’aime plus. » Et il m’écrivait dans une lettre que l’expression de Gurdjieff « en moi ça parle » était tout à fait juste à condition de ne pas faire de ce « ça » (« it » en anglais) une entité cohérente, afin de ne pas maintenir l’illusion d’une entité consciente et stable.

« To know is to be », « connaître c’est être », sinon il s’agit seulement d’un savoir intellectuel qui ne concerne pas notre être. Vous connaissez la natation parce que vous êtes un nageur et Swâmiji m’avait dit : « You know shooting films because you have the being of a cameraman », « Vous savez filmer parce que vous avez l’être d’un cameraman. » Par contre, je n’ai certainement pas [123] l’être d’un pianiste ni d’un acrobate de cirque et je ne peux donc rien accomplir dans ces différents domaines. Daniel Roumanoff considère que, dans certains cas, la traduction de l’anglais de Swâmiji pourrait être grammaticalement infidèle pour être plus fidèle à l’esprit. Daniel propose donc de traduire par « savoir c’est pouvoir ». Comme « to know is to be », cela sonne bien, c’est percutant. Je sais nager, cela veut dire que je peux traverser la rivière même si elle fait six mètres de profondeur en son milieu. Ce mot pouvoir est un mot très important. Avoir compris quelque chose, c’est avoir la capacité immédiate à le mettre en œuvre. Si vous avez réellement compris la parole du Christ « Aimez vos ennemis », vous êtes en mesure de le faire. Est-ce que vous pouvez aimer ceux qui vous font souffrir ou est-ce que vous adhérez aux enseignements du Christ et du Bouddha comme à n’importe quelle autre idéologie ?

« Savoir c’est pouvoir. » Vous savez ? Montrez-moi. Beaucoup d’entre vous savent et peuvent dans les domaines de leurs spécialités respectives. Vous pouvez taper à la machine, jouer un air difficile à la guitare, exécuter un saut périlleux en bondissant du plongeoir. Mais ce qui nous intéresse ici c’est un pouvoir sur nous-mêmes pour gagner cette réalité d’être autonome et ne plus demeurer seulement le champ d’action et de réaction de fonctionnements physiques, physiologiques, émotionnels et mentaux avec lesquels nous nous confondons. La spiritualité, puissiez-vous en être convaincus, c’est aussi une question d’impuissance ou de pouvoir. Comment gagner ce pouvoir sur vous-mêmes ? Uniquement par des efforts conscients, donc avec une attention autre que l’attention habituelle. Voilà mon état d’être ici et maintenant : des pensées et encore des pensées, une coloration du cœur, tristesse ou enthousiasme. Si vous n’existez pas, si vous êtes juste un champ de concentration de certaines énergies [124] qui se manifestent par des états d’âme et des pensées, des « je veux et je ne veux plus » et rien d’autre que ce courant de « formes » qui s’enchaînent les unes aux autres, s’il n’y a pas « quelqu’un » pour prendre conscience de ce vécu intérieur et s’en dégager, aucun cheminement n’est possible.

Il est malheureusement possible d’avoir de sincères dispositions religieuses et de n’avoir jamais entrevu la nécessité de forger cet élément autonome, capable de vivre les préceptes qui vous ont été enseignés. Vous pouvez entendre pendant vingt ans « Aimez votre prochain », impossible, « Si on vous frappe sur une joue tendez l’autre », impossible, « Pardonnez à ceux qui vous ont offensés », impossible. Pour se dire chrétien, il faut mettre en pratique les commandements du Christ et pour mettre en pratique les commandements du Christ, il faut pouvoir, il faut avoir l’être d’un chrétien. Cette conviction a dominé les débuts du christianisme : ascèse, attention, garde du cœur, vigilance, purification des passions, présence à soi-même et à Dieu. Puis cet aspect de la vie religieuse a été peu à peu négligé au profit de la croyance aux dogmes et de la morale.

Qui en nous peut exercer ce pouvoir ? L’idéaliste, tellement touché par tout ce qui est pureté, amour, grandeur d’âme, acte généreux, n’a aucun pouvoir ; l’ésotériste, passionné par les idées profondes des grandes traditions, n’a aucun pouvoir ; le mystique, exalté par la lecture de Thérèse d’Avila ou bouleversé en faisant une retraite dans un monastère de trappistes, n’a aucun pouvoir. Cette impuissance doit vous sauter aux yeux. J’insiste sur ce point tant il prête souvent à confusion. Ne vivez pas dans l’illusion même si une part de vous est éprise de beauté, de noblesse, de perfection. Vous vous dites chrétiens. Vous voici émus par un prédicateur qui vous parle d’amour et d’espérance et vous voilà ensuite repris par [125] la haine et l’agressivité, submergés par la révolte, l’amertume, le découragement. Quel outil est à votre disposition pour vous forger une âme, pour gagner votre liberté intérieure ? Comment pouvez-vous faire grandir cette autonomie ? Uniquement par l’attention, la vigilance, la conscience lucide.

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Moins je suis conscient et attentif, moins je suis libre, plus je suis esclave; plus je suis conscient et attentif, plus je suis libre, moins je suis esclave. Il existe une attention de la tête, une attention du corps et une attention du cœur et quand les trois attentions sont simultanément actives, alors nous grandissons. Ne confondez pas croissance et accumulation. Quelque chose se dépose en nous qui un beau jour sature et cristallise. Nous nous apercevons qu’une autonomie s’est créée à l’intérieur de « cette foule informe » (« amorphous crowd » selon les propres termes de Swâmiji) que nous avons été si longtemps. Notre effort est avant tout un effort d’attention.

Je reprends brièvement certaines idées sur l’attention que j’ai d’abord découvertes dans l’enseignement de G.I. Gurdjieff. Dans le centre intellectuel il y a trois niveaux. Le niveau le plus bas est une inattention complètement mécanique, une inattention purement motrice. Dans la tête, ça bouge. Nous rêvassons. Une pensée en entraîne une autre. Ou bien nous sommes dans la salle d’attente d’un médecin, nous feuilletons dix lignes d’une revue, dix lignes d’une autre, reposons Jours de France pour nous emparer de Marie Claire, un bout d’interview, Caroline de Monaco, un scandale, un festival. Deuxième niveau d’attention, c’est un intérêt qui nous permet de maintenir notre pensée dans une certaine ligne. Si un livre nous concerne, que ce soit un livre de René Guénon ou un [126] roman, nous ne sommes pas distraits pendant que nous le lisons, nous ne pensons pas à autre chose. Enfin, il y a l’attention vraiment active du centre intellectuel et c’est la seule qui puisse faire progresser, grandir, la seule. Je lis, quelque chose d’inattendu, que je ne comprends pas, je le relis, j’essaie de comprendre, je compare avec le paragraphe de la page précédente, j’utilise la fine pointe de mon intellect. Au niveau physique, si toute la journée je bouge mon bras, je le plie, je le déplie, je le replie, il n’y aura pas un millimètre de croissance des muscles au bout de quarante ans. Ce qui peut développer la musculature est un effort où je me demande beaucoup plus que la gesticulation et, de même, si notre cerveau gesticule, cela ne fera croître ni notre compréhension ni notre véritable intelligence.

Du point de vue du centre moteur, si je me gratte le nez sans même en être conscient, il est certain que c’est le niveau le plus faible de l’attention. Si je fais certains gestes que je sais faire mais qui me demandent un peu de précision, par exemple décharger et recharger très vite une caméra en faisant attention que le film soit bien en place pour qu’il n’aille pas s’emmêler entre les bobines et le couloir, ce n’est pas encore l’extrême activité de l’attention. Par contre, si je veux apprendre des gestes que je n’ai jamais accomplis, dissocier la main gauche et la main droite ou bien comprendre une posture de yoga en contrôlant parfaitement ce qui doit être tendu et détendu, où doit s’effectuer la torsion, où est le risque de tricher, je me demande une attention physique beaucoup plus active. Et, une fois encore, seule cette attention permet une croissance.

Et du point de vue du cœur, il y a aussi trois niveaux d’attention. C’est un peu plus subtil à comprendre et ces trois attentions prennent appui sur les deux autres fonctionnements, intellectuel et physique. Par exemple, vous [127] êtes affaissés, recroquevillés sur vous-mêmes et vous acceptez de vous redresser et de vous ouvrir. Vous avez agi physiquement et par là contribué à agir sur le sentiment. Si vous demeurez uniquement pris par des émotions auxquelles vous vous identifiez, ça aime, ça n’aime plus, le niveau d’attention est nul. Si vous êtes actifs, si vous essayez vraiment de ressentir, de compatir, vous utilisez une partie plus attentive, plus intelligente du centre émotionnel, ce que nous appelons l’intelligence du cœur. Gurdjieff appelait « partie motrice du centre émotionnel » le fait d’être banalement agité, troublé, excité, ce niveau d’attention nulle dans lequel se déroule la quasi-totalité des existences. Avec un peu plus d’attention, vous éprouvez un sentiment réel d’amour pour votre fils, pour votre fille, pour votre élève si vous êtes professeur. Ce n’est plus l’émotion ordinaire mais le sentiment, l’intérêt du cœur pour un autre. Et si vraiment vous réussissez à comprendre l’autre, à être un avec lui, à l’aimer sans le juger, à utiliser tout ce que votre cœur peut vous faire voir, le centre émotionnel se révèle la porte d’accès aux niveaux de conscience supérieurs.

Du point de vue de la voie, ce que nous pouvons appeler intelligence – un corps intelligent, un cœur intelligent et un cerveau intelligent – est une question d’attention. Et pour changer de niveau d’être, il faut utiliser la partie attentive, la partie « aiguë et subtile » de chaque fonction. C’est ce qui permet un dépassement, une croissance et non pas la seule accumulation d’un savoir ou d’une érudition. Mais pour cela il faut que vous soyez là, présents et vigilants. Rien dans ce domaine ne se fera jamais par le seul jeu de la réaction.

Seule cette attention particulièrement active, qui concerne la tête, le cœur, le corps simultanément dans chaque circonstance de l’existence, assure une croissance de l’être. Il y a peu à peu saturation et, un jour, un catalyseur [128] provoque la cristallisation. Il arrive alors qu’en trois semaines vous fassiez plus de progrès qu’en dix ans.

Il vous faut forger cette autonomie intime, souverainement libre, qui ne vacille plus, qui n’est plus brassée par des états d’âme changeants. A part ces moments d’intense activité intérieure pour être consciemment ce que vous êtes, pour ne plus être submergés, ces moments d’intense vigilance, de présence à soi-même, de conscience de soi, il n’y a RIEN. C’est peut-être difficile à entendre mais cela explique pourquoi il arrive qu’on ait donné une si grande place à la spiritualité dans sa vie et si peu progressé. Quelqu’un peut par exemple avoir vécu vingt ans dans un ashram et on nous apprend que cette personne est en clinique pour dépression. Que s’est-il passé ? Pourquoi ne progresse-t-on pas ? Parce qu’on se fait une énorme illusion en croyant qu’on peut changer sans cette attitude intensément active, et une activité directement liée à l’attention. Avez-vous fait un effort assez soutenu pour comprendre, pour que la vérité devienne comme on dit la moelle de vos os ? Sans doute vous arrive-t-il par moments d’être particulièrement vigilants. Mais trop souvent, le samskara touché dans la profondeur est si fort, la force d’inertie des habitudes si puissante que vous vous laissez emporter de nouveau. Cela persiste année après année et il y a là une constatation que vous serez d’accord pour trouver cruelle. Vous avez lu un livre, vous avez écouté parler le maître, mais la vérité n’a pas pénétré en vous, ne fait pas partie de vous, n’est pas devenue la chair de votre chair et votre propre sang. « Digest, assimilate, make it your own », « Digérez, assimilez, faites-en votre propre substance. » Il s’agit d’une attitude qui utilise toutes vos capacités. Une attention ordinaire, simplement parce que le sujet vous intéresse, est insuffisante pour produire un changement réel.

S’il n’y a pas un petit changement, plus un petit changement, [129] plus un autre petit changement, il n’y aura jamais pour finir une grande transformation. Or, dans ce domaine, attention moyenne, c’est-à-dire celle qui sert à l’existence courante, plus attention moyenne, plus attention moyenne, c’est rien puis rien puis encore rien. Nous avons à exercer un effort actif pour recevoir, comprendre, assimiler ; alors la vérité prend racine en nous et nourrit ce personnage particulier du disciple, seul « centre de gravité permanent » dans notre existence.

Par l’effort conscient une petite graine va devenir un arbre immense. Car ce que nous appelons habituellement conscience n’est pas une conscience digne de ce nom. La conscience apparaît avec le degré supérieur de l’attention, quand les trois fonctions y participent, tête, cœur et corps. C’est sans aucun doute un élément de croissance intellectuelle que de lire avec beaucoup d’attention des idées nouvelles, difficiles, surprenantes peut-être, mais vous concentrer dans cet effort intellectuel actif n’est pas encore suffisant. Il faut que le corps participe avec une certaine sensation, une manière d’être là, un abandon à la respiration. Il est évident que vous ne pouvez pas passer l’existence dans une posture rigide et hiératique dite « de méditation ». Il faudra bien apprendre à vivre un relâchement du corps, une tranquillité de la respiration, un contrôle sur les différentes tensions sans que cela se voie du dehors. Et enfin la vivante attention du cœur donne leur sens aux deux autres. A cet égard vous constatez que vous êtes très démunis. La plupart du temps ce sentiment, cette intelligence du cœur, vous fait défaut parce que vous êtes sous l’emprise d’une coloration émotionnelle qui influence vos pensées et vous empêche de voir la réalité telle qu’elle est. Et ce qui vous est possible face à vos états intérieurs, au prix de cette intense vigilance, c’est d’abord de voir et reconnaître, le « See and recognize » de Swâmiji. Celui-ci ne s’accomplira pas tout [130] seul, s’il n’y a personne pour voir et personne pour reconnaître. Vous apparaissez et pour un moment vous êtes : je vois et je reconnais, je me désengage par le non-conflit et l’acceptation, je me rapproche de la conscience témoin. Et qu’est-ce que je vois, au niveau physique, émotionnel, mental et le plus souvent les trois ensemble ? Des formes que je peux nommer. Ceux qui connaissent tant soit peu la doctrine hindoue se souviennent – mais avec quelle qualité d’attention ? – de nama et rupa, le nom et la forme.

&

Il existe deux termes encore très vivants dans l’hindouisme ou le bouddhisme et bien oubliés dans le christianisme qui sait pourtant que « l’œil est la lampe du corps » : « témoin » (sakshin), et « spectateur » (drikdrishya-viveka, traduit par discrimination du spectateur et du spectacle, le spectacle intérieur de tout ce qui se passe en nous). On peut se représenter la conscience comme le ciel entièrement vide dans lequel passe un nuage, le nuage étant la forme, ou comme un lac sans une ride, lisse comme un miroir, où naissent et disparaissent vagues et vaguelettes. Ce qui vous incombe, c’est de voir, de constater des formes que vous pouvez reconnaître et nommer : ceci s’appelle pensée concernant ma déclaration de revenus, ceci s’appelle jalousie, ceci se nomme malaise physique ou fatigue. Tout ceci est changeant, rien n’est immuable, éternel.

Revenez à cette conscience témoin de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps et dans des circonstances fortes, dont la puissance d’identification requiert de votre part une capacité de désengagement au moins égale. Tout effort s’accomplit contre une certaine résistance, demande une certaine énergie, que ce soit [131] pour creuser une tranchée permettant l’écoulement de l’eau ou pour empiler des briques les unes sur les autres. Et toute attention active consomme de l’énergie. A certains moments importants, soyez vigilants pendant trois heures s’il le faut pour vivre consciemment votre émotion au lieu d’être emportés par celle-ci. Il ne s’agit pas uniquement de lâcher prise et de s’en remettre entièrement à la volonté de Dieu. Vous accomplirez une superbe prosternation dans un temple ou dans une église et aucun lâcher-prise ne s’ensuivra. Ne vous appuyez pas uniquement sur ce terme si justement célèbre. Lâcher prise ou tout remettre entre les mains de Dieu, vous ne le pouvez que si vous êtes unifiés, pas si une part de vous prend cette décision alors que tout le reste n’a aucune intention de la tenir. Pour pouvoir se donner, il faut s’appartenir. Certes, vous pourriez rétorquer qu’il n’est question au contraire que d’abandon, de sentir que « je » ne suis rien et que Dieu est tout. Alors faites-le, établissez-vous dans cet état de grâce. C’est longtemps impossible. Ne croyez pas « oh, c’est la voie de l’effort mais il y en a d’autres, il existe aussi la voie du non-effort ». Ne vous illusionnez pas. Pour suivre dès le départ du chemin la voie du lâcher-prise, il faut qu’une volonté inébranlable soit déjà créée. Cette détermination exclusive avait fait Ramdas qui n’avait plus d’autre but, d’autre idée que cette soumission à Dieu, à Ram. Qui en est capable ?

La première partie du chemin sera dominée par la structuration, la présence à soi-même, la volonté (will power), l’axe, le centre, l’autonomie par rapport aux fonctionnements. La deuxième partie verra l’extinction ou la dissolution de l’ego, la réalisation mystique proprement dite. Mais la voie de l’effort précède le non-effort, un effort intense de conscience, de vigilance, d’attention –une attention détendue, certes et non une concentration crispée, mais plus active et plus totale que l’attention [132] ordinaire. Et pour essayer de vous convaincre, je citerai deux paroles de Mâ Anandamayi, qui pour moi ont été une bénédiction tant l’idée du non-effort et du lâcher-prise perturbait alors ma compréhension. « What has been gained through sustained effort is finally transcended and then spontaneity comes », « Ce qui a été gagné par un effort soutenu est finalement transcendé et alors vient la spontanéité. » Et une autre parole : « Sustained effort ends in effortless being », « Un effort soutenu aboutit au fait d’être sans effort. » Enfin une parole de Ramana Maharshi dans les Talks : « Effortless and choiceless awareness is our true nature », « La vigilance sans effort et sans choix est notre vraie nature. » « Mais, ajoute Ramana Maharshi, la puissance des vasanas (notre monde personnel de je-veux-accomplir-ça, je-veux-éviter-ça) est telle que cet état de vigilance ne s’établira qu’après une longue pratique. »

Certes, vous allez vers le lâcher-prise, l’effacement du sens de l’ego, qui libère une conscience sans forme, non affectée, souverainement libre ; vous n’êtes pas là uniquement pour faire des efforts – obtenir des résultats et obtenir encore des résultats. Mais si en vous celui qui a le pouvoir de mettre l’enseignement en pratique ne se crée pas et ne cristallise pas (le disciple qui deviendra un jour le gourou intérieur), alors il n’y a aucun progrès possible et vous ne récolterez qu’une grande frustration. « Depuis vingt ans que je suis sur le chemin … » Au lieu de tenir ces propos désabusés, ayez le courage de vous poser les vraies questions. Combien de minutes avez-vous réellement pratiqué ? Qu’en est-il de ce « you, yourself », cette « presiding deity » de Swâmiji, ou cet habile conducteur de char tenant les rênes de tous les chevaux et que mentionnent autant Platon que les hindous ?

Pour l’instant cette vigilance est encore intermittente : c’est une lampe qui s’allume, qui s’éteint, qui se rallume, [133] la lampe de l’attention, la lampe de la conscience lucide et c’est à vous d’actionner l’interrupteur. Tout le reste, ce n’est pas le chemin. Deux minutes, cinq minutes, dix minutes de cette vigilance active déposent leur fruit en vous et, un jour, l’accumulation de vos efforts cristallise. Alors il y a vraiment possibilité de parler, d’échanger, d’entendre. Qui ai-je en face de moi quand vous me posez une question ? VOUS ou juste un état d’âme momentané et un fonctionnement mécanique des pensées ? Je ne peux parler valablement qu’au disciple, pas à l’amoureux fou ou au divorcé haineux, ni au désespéré qui répète inlassablement que le monde est injuste. Le disciple a entendu, compris et vu quelque chose de plus. Il va pouvoir mettre enfin l’enseignement en pratique, il gagne en pouvoir, en habileté, en savoir-faire sur vos fonctionnements.

Les fonctions sans la conscience, la conscience au vrai sens du mot, c’est le déroulement ordinaire des existences, plus ou moins pitoyables, plus ou moins brillantes ; la méditation pure, c’est la conscience sans les fonctions ; et l’existence digne d’un homme ce sont les fonctions intellectuelle, physique, émotionnelle, plus la conscience. Ce surcroît de conscience est la condition sine qua non de toutes les voies. »

 

Cordialement

 

0 – Néanmoins … plutôt que ne proposer ici que quelques extraits propices aux commentaires, j’ai choisi de reproduire l’intégralité du texte. Je vous conseille vivement de vous procurer cet ouvrage, réédité en collection de poche en 2015 (J’ai lu). Et que vous pouvez aussi trouver en grand format d’occasion pour un prix dérisoire. Voire télécharger …

La pagination indiquée [entre crochets] est celle de l’édition 1992 de La Table Ronde.

¹ – Les deux grandes parties de « La voie et ses pièges » s’intitulent respectivement « A propos du but » et « A propos des moyens ». D’où la syntaxe approximative de ce paragraphe …

Quant à ce « parfaitement claire » et aux « outils remarquablement efficaces », n’en croyez bien sûr pas un traître mot, essayez, vérifiez … n’ayez foi qu’en votre scepticisme ! La Vision, – tout comme le Christianisme – ne vous propose pas de croire ou de comprendre quoi que ce soit … mais de Voir (Cf. note n° 10 ci-dessous).

La Voie … La grande Voie est une et indivisible. Aldous Huxley a remarquablement synthétisé « l’hypothèse de travail minimale » … La Vision du Soi permet juste se se re-trouver après l’éveil & au tout début du chemin beaucoup plus rapidement … Encore une fois, essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

² – Dans la seule direction extérieure il n’y a aucun espoir, aucune issue, c’est une impasse. Il y a pourtant fort longtemps que la Katha Upanishad,puis le Bouddha, le Christ et leurs nombreux successeurs de toutes traditions nous ont mis en garde. Nous restons néanmoins globalement fascinés par cette fallacieuse aide extérieure … et nous avons assurément une frousse bleue de … trouver !

³ – « Miracle ». La Vision du Soi n’a rien d’une baguette magique : si vous ne valorisez pas l’expérience initiale, si vous ne la cultivez pas avec patience et persévérance dans le quotidien, si vous ne pratiquez pas cette ascèse aussi exigeante que joyeuse, il ne se passera … rien !

« Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve. »

« Monsieur Teste » – Paul Valéry

4 – Pour lever toute ambiguïté, un « gourou » c’est quelqu’un qui fait le poids, quelqu’un qui met dans ses paroles le poids de son expérience  de vie.

La racine étymologique « GR- » se retrouve dans les mots grave, gravelle, gravide, gravité, …

5 -Quelques chrétiens de mes amis comprennent généralement assez mal cette notion de « lâcher prise » qu’ils considèrent généralement comme étrangère à un christianisme actif, prompt à se retrousser les manches pour faire reculer la « souffrance » et le « mal » en ce « bas » monde … J’apprécie donc assez qu’Arnaud rétablisse la vérité en le regroupant dans une même phrase avec « s’en remettre complètement à la volonté de Dieu ». « Lâcher prise », « abandon à la divine providence », « que Ta volonté soit faite et non la mienne » : c’est bonnet blanc et blanc bonnet, cela signifie que l’ego retrouve sa vraie place, la seconde.

Néanmoins il convient d’être plus que vigilant avec la tentation de l’abandon à un « Dieu » qui serait toujours conçu comme extérieur à sa créature : vers l’extérieur point de salut, comme relevé au point n° 2 !

Mais « s’en remettre complètement à … » l’évidence d’un Espace d’accueil illimité et inconditionnel, d’un Contenant ultime, d’un « Grand » central … qui est plus nous-même que ne le sera jamais ce « petit » – corps & mental – périphérique d’une part, …

… et dont il est d’autre part parfaitement possible de prendre clairement conscience, une première fois puis à volonté, …

… et dont il est enfin possible également de constater l’influence positive sur tous les aspects de notre vie quotidienne …

… quoi de plus logique, de plus naturel ? La Vision du Soi offre cette évidence à toux ceux qui veulent vraiment la Voir. Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

6 – « Senti cette impulsion et pris cette décision » : sentir est une fonction plutôt cyclothymique, qui va et vient selon des rythmes variables, et la volonté, chez la plupart des individus, est souvent sujette à caution. Voir est d’un tout autre ordre. Surtout quand ce Voir ne relève pas de la grâce, quand il est activable à la demande … et parfois même quand il n’est pas souhaité ! Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

7 – “Ascèse” signifie simplement exercice, “ascète” désigne celui qui s’est beaucoup exercé.

Je sais bien que les langues anciennes ne sont plus guère en odeur de sainteté … mais il me semble qu’il est préférable de traduire « ascèse » par « exercice bien ordonné sur soi-même ». On y trouve l’indication de la direction juste, vers l’intérieur, et, la notion de qualité (« bien ordonné ») plutôt que celle de quantité (« beaucoup »). Cette bonne définition est généralement attribuée à St-Thomas d’Aquin

S’il n’est pas nécessaire de « beaucoup s’exercer » pour voir sa véritable nature, valoriser et intégrer cette Vision réclame effectivement un peu d’attention et de pratique. Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

8 – « Votre progression sur ce que nous appelons le “chemin” …

Encore une phrase qui sous des abords anodins pose bien des questions … Le concept de “chemin”  que nous avons en tête a, sans doute, un point de départ, une longueur & durée, un point d’arrivée. Et nous savons ce que « progression » veut dire pour l’avoir pratiquée lors d’une randonnée, ou de l’acquisition d’une langue, maternelle ou étrangère, d’une technique musicale, sportive, ou autre. Quelques mots plus ou moins bien définis & maîtrisés nous donnent l’illusion d’être en terrain connu, et c’est ce qui bloque tout ! Puisqu’en réalité il n’y a aucun « chemin » habituel à parcourir, vu que nous sommes déjà intégralement – ici et maintenant – ce que nous cherchons à devenir, et que ce point d’arrivée si faussement fantasmé est en réalité un point de départ. Cf. notamment les points n° 4, 6, 7, et 8 du texte d’Alain Bayod « Les dix croyances du chercheur spirituel ».

Pour – enfin – « se libérer du connu », avoir l’audace d’entrer dans une zone de « bienheureuse insécurité », et commencer à « non-progresser » sérieusement sur ce « non-chemin », la Vision du Soi selon Douglas Harding n’est pas la plus mauvaise des méthodes. Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

9 –  … ne peut être que le fruit d’une pratique »

En gros mêmes remarques que pour le point ci-dessus. La « non-pratique » – simple, sérieuse, follement exigeante – que propose la Vision du Soi se fonde sur une seule règle appelée « asymétrie », que bien évidemment il convient de pratiquer sans relâche, en toutes occasions, avec acharnement & amusement. Qui serait assez idiot (ou malhonnête) pour croire que la voie de la Vision du Soi se réduit aux quelques expériences vécues lors d’un premier atelier ?

Comme je l’ai dit à quelques amis suisses : « Vous voici entrés dans la phase délicate : transformer l’expérience en exercice, puis se détendre avec confiance dans cette première nature retrouvée (car jamais réellement perdue), et enfin ne même plus se souvenir qu’une autre façon de « vivre », tellement réductrice, ait pu s’avérer possible … »

En réalité c’est donc aussi plus un « non-fruit » qu’un « fruit » au sens habituel de résultat conditionné, périssable ou consommable … Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

10 – « On peut adopter une idéologie religieuse, “croire”, aller à la messe et malgré beaucoup de sincérité ne pas être vraiment engagé sur la voie intérieure, faute d’avoir saisi une idée essentielle. »

Nous vivons certes des temps de grande confusion, mais une «  idéologie » ne saurait être « religieuse ». L’idéologie ne relie jamais et finit toujours par séparer et exclure, c’est une machine à fabriquer des boucs émissaires. « Croire » doit-il nécessairement être accolé à la religion ? Je suis intimement persuadé du contraire, et j’ai déjà écrit à quelques reprises sur ce site & blog qu’à mon avis un assez bon résumé du christianisme peut être trouvé dans l’évangile de Jean :  une question suivie de deux réponses, l’une conjuguée au pluriel par Jésus, l’autre au singulier par Philippe. Le christianisme, c’est d’abord et essentiellement cette expérience fondatrice consistant à Voir le lieu de liberté et de paix où il est ensuite possible de « demeurer ».

« Rabbi, … où demeures-tu ?

Il leur dit : « Venez et voyez. » [traduction d’André Chouraqui] « Venez et vous verrez. » [TOB] Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait et ils demeurèrent auprès de lui ce jour là. »

Jean 1, 38-39

[Ῥαββί ποῦ μένεις; Λέγει αὐτοῖς, Ἔρχεσθε καὶ ἴδετε. Ἦλθον καὶ εἶδον ποῦ μένει: καὶ παρ’ αὐτῷ ἔμειναν τὴν ἡμέραν ἐκείνην:]

« Philippe lui dit : « Viens et vois » [TOB et Chouraqui …]

Jean 1, 46

[Καὶ εἶπεν αὐτῷ Ναθαναήλ, Ἐκ Ναζαρὲτ δύναταί τι ἀγαθὸν εἶναι; Λέγει αὐτῷ Φίλιππος, Ἔρχου καὶ ἴδε.]

Et je doute très fortement que ce soit « faute d’avoir saisi une idée essentielle » qu’on éprouve des difficultés à s’engager sur la voie ; à mon humble avis ce serait plutôt parce que que l’on n’a pas Vu, parce que l’on ne dispose pas de la moindre expérience de première main. Ce à quoi tente justement de répondre l’approche de la Vision du Soi. Mais … essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

11 – « … l’existence se déroule dans l’identification au jeu des chaînes de causes et d’effets … »

Oui, mais l’identification-racine – la mère de toutes les identifications ! – reste celle qui consiste à confondre la totalité de soi-même avec ce « petit » complexe corps & mental, le « corps & âme » d’une dénomination traditionnelle revivifiée par Michel Fromaget.

Elle correspond bien sûr de très près à la croyance de base n° 1 développée par Alain Bayod, et que quelques expériences de Vision du Soi suffisent à renverser efficacement en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Tout n’est pas réglé une bonne fois pour toutes, cette fichue « tête » a une fâcheuse tendance à repousser (Cf. le mythe de l’Hydre de Lerne), mais l’avoir perdue une fois pour de bon change … à peu près tout : vous savez désormais que c’est possible. Mais … essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

12 – « … de nombreux entretiens en tête à tête avec moi se déroulent dans l’identification la plus complète … »

Alain Bayod a certainement une collection de tels entretiens « en tête à tête » – c’est-à-dire en face à face – à son actif. Oui, mais lui dispose d’un tube à portée de main pour rétablir instantanément la vérité du face à espace, du « face » – visage – là-bas à l’autre extrémité du tube à « espace » – espace d’accueil illimité et inconditionnel – ici de ce coté du tube. Là encore, cela change … à peu près tout : vous savez désormais qu’une telle relation est possible – ici et maintenant – qu’elle n’est pas le privilège d’un ou deux éveillés exceptionnels par siècle et par continent. Au hasard, un Ramana Maharshi ou un Nisargadatta Maharaj – Mais … essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

Le « tube », expérience hautement traditionnelle, « découverte » par Douglas à l’occasion d’une rencontre sous le châle de Ma Ananda Mayi

13 – « …  je tourne à tous vents comme une girouette … »

Le « petit » corps & mental – « corps & âme »« tourne à tous vents », ou effectivement tous ces « personnages » périphériques qui nous composent « tournent à tous vents », mais il est si évident de Voir qu’au Centre rien ne bouge, que là rien n’a jamais bougé, que notre vraie Nature est immobilité éternelle.

Je suis de moins en moins certain que ce « … personnage très particulier que nous nommons le disciple en nous … » existe et soit véritablement en mesure de nous aider … Au Centre qui est la Source – l’espace d’accueil illimité et inconditionnel – et que certains pourraient aussi nommer « Le Maître Intérieur » réside la véritable « stabilité ». Vérifier qu’il est possible de s’y établir, ne serait-ce que momentanément, change absolument tout. Exprimé autrement : vérifier par sa propre expérience que penser en être exilé relève de l’illusion la plus complète change absolument tout. C’est à partir de cet éveil que le véritable chemin peut commencer : cf. notamment la croyance n° 4 : « La découverte du Soi est le but du Chemin ».

Ce mystérieux « disciple en nous » ne serait-il pas l’ultime ruse du moi soucieux de conserver la maîtrise … alors que seul l’abandon confiant au Centre nous permet de « progresser » … ?

14 – « … la grande illusion : parce que certains aspects de vous sont émotionnellement et intellectuellement émerveillés par telle ou telle manifestation de la réalité spirituelle, vous vous croyez engagés sur la voie »

Il est pourtant si facile de Voir que les fonctions « émotionnelle et intellectuelle » relèvent uniquement de la périphérique de notre être – de la zone « Je suis humain » du dessin ci-dessus -, et que, quelque soit leur affinement, leur qualité, leur puissance, … en périphérie tout fluctue, plus ou moins vite, plus ou moins fort.

Se savoir « engagé sur la voie » avec certitude nécessite, qu’au moins une fois et à 100 %, le Centre – le « Grand » – ait fait l’expérience d’être ce « petit » périphérique et, que ce « petit » dispose de moyens pratiques simples de retrouver à volonté sa véritable dimension de « Grand ». La Vision du Soi selon Douglas Harding vous offre – généreusement – ces deux possibilités. Mais … essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

15 – « Pourquoi y a-t-il souvent si peu de progrès parmi ceux qui consacrent leur vie à la spiritualité ? … Qu’est-ce qui manque ? … »

Ce qui « manque » n’est en aucun cas une quelconque « compréhension », mais une claire Vision. Comme le dit magnifiquement Yvan Amar : « La vision de Dieu n’est pas voir Dieu, mais le voir de Dieu par mes yeux ». Voir que nous sommes, essentiellement, la Source, c’est permettre à la Source, au « Grand », de voir grâce aux yeux de ce « petit » que nous sommes aussi, mais secondairement. Il n’y a absolument rien de « nouveau » qui manquerait, seule la Vision peut faire défaut … Mais plus pour ceux qui ont eu la chance de faire au moins une expérience de Vision du Soi selon Douglas Harding, et qui ont ensuite décidé de la valoriser. Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

C’est en quelque sorte la synthèse des deux points précédents : en périphérie, dans la zone « Je suis humain » du dessin ci-dessus, effectivement, « il n’y a aucune mise en pratique » réelle possible. Cela vous paraîtra sans doute un peu raide, mais c’est ainsi …

16 – « Ce personnage du disciple en nous … met en œuvre cette buddhi ou cette vision sur laquelle insistent tellement tous les maîtres. »

Comment est-il possible de traduire, avec raison, « buddhi » par « vision » et continuer à négliger l’apport essentiel de la Vision du Soi à ce qui nous intéresse ici … ? Comment est-il possible de relever que c’est sur une « vision » qu’ « insistent tellement tous les maîtres » et continuer de mettre en avant « entendre et comprendre » ? Comment est-il possible de connaître ces innombrables références centrales à une « vision » dans la plupart des textes traditionnels de toutes les traditions – cf. point n° 10 pour le christianisme – et continuer à négliger l’apport essentiel de la Vision du Soi pour de faux prétextes : pas assez traditionnel, trop moderne, trop technique, trop simple, trop chrétien, trop laïc, trop clair, trop « fumeux », … Cette litanie d’objections diverses et variées me dépasse …

Disposons-nous vraiment d’une telle pléthore de moyens efficaces pour vivre, enfin, « une vie plus heureuse et plus sage » pour nous permettre une telle gabegie … ?

17 – « … idées nouvelles … savoir fait de compréhension et de conviction. … Il réfléchit, il examine, il assimile, il se souvient. … »

Quelle accumulation de termes qui surestiment l’importance du niveau périphérique de la pensée, du mental … Alors que Voir sur l’évidence de l’instant présent, sans faire appel à la mémoire ou à l’imagination, que je suis, que nous sommes tous pour nous-mêmes, espace d’accueil illimité et inconditionnel, contenant ultime … suffirait et suffit. Et, s’il subsiste encore un doute légitime, cette Vision peut ensuite servir de pierre de touche pour vérifier que « les experts ont bien pigé le truc »

18 – « … des émotions fines ou des sentiments particuliers s’ajoutent de mois en mois et d’année en année et font partie de la richesse du patrimoine de ce disciple. […] Alors peut s’instaurer un chemin réel vers la maîtrise de soi. »

J’ignore ce qu’il en est pour vous, mais chez moi, « au niveau du cœur, des émotions ou des sentiments » ça balance pas mal, c’est une alternance – humaine, bien humaine – de hauts et de bas. Il ne me semble guère possible de construire quelque « patrimoine » que ce soit sur un fondement aussi peu stable. Et à la réflexion ce mot de « patrimoine » me semble tout à fait inadapté au contexte. Avec d’autres je lui préfère la notion de « source » vive, fraîche et jaillissante … celle du Soi, du « Je Suis », en laquelle le moi peut reconnaître son véritable « maître ». Certes, je ne « comprends » pas grand chose à la phrase précédente, mais, grâce à la Vision du Soi, je Vois clairement – parfaitement – de quoi il est question … Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

19 – « Au début, le disciple en vous est faible, facilement submergé mais avec le temps il devient de plus en plus lucide, gagne en connaissance, en compréhension, en force. Le Christ compare le royaume intérieur à une petite graine insignifiante devenue un arbre si vaste que tous les oiseaux du ciel peuvent y faire leur nid. … »

Il me semble plutôt qu’au début le disciple continue de placer ses espoirs et de situer tous ses efforts dans la zone périphérique « je suis humain » du dessin ci-dessous, zone qui ne ménage aucune issue, « petite graine insignifiante ». Et puis un jour le disciple voit, clairement, parfaitement, qu’il est – qu’il a toujours été – le « Grand », cet espace d’accueil illimité et inconditionnel, ce « contenant ultime », cet « arbre si vaste que tous les oiseaux du ciel peuvent y faire leur nid ».

Comment pouvons-nous espérer que le « petit » puisse devenir progressivement le « Grand », alors qu’il s’agit d’un changement radical, d’un éveil subit, du passage dans une toute autre dimension, « sur l’autre rive » ? Cette parabole du grain de sénevé doit sans doute être lue d’au moins deux façons très différentes pour éviter de constituer un redoutable piège.

20 – « Dans les conditions ordinaires de l’existence, nous sommes tout simplement identifiés, confondus avec notre état du moment qui est toujours à la fois physique, émotionnel et mental. »

Et oui, « dans les conditions ordinaires de l’existence » nous sommes « identifiés » au « petit », à une part, certes non négligeable, de nous-même qu’il est possible d’appeler « corps & mental »« corps & âme » dans la terminologie de Michel Fromaget. Nous tournons en rond dans la zone périphérique « je suis humain » du dessin ci-dessous.

Notre « seule capacité » ne serait-elle pas de voir qu’Ici au Centre rien ne fluctue – parce que ce Centre est vide et que c’est notre Vraie Nature – et que la seule solution consiste à revenir dans l’œil du cyclone … ? Chaque perturbation périphérique peut constituer une invitation à revenir en ce Centre, qu’en réalité nous n’avons jamais quitté.

21 -« … ce disciple en vous encore si faible n’a pas entendu tout ce qu’il y avait à entendre, n’a pas compris tout ce qu’il y avait à comprendre. Il est facilement submergé … Il n’y a progrès que dans cette attitude extrêmement active qui consiste à être présent face à la succession de nos états intérieurs. Oui ou non, car tout est là, est-ce que se lève en vous ce personnage particulier, avec sa vision aiguë qui ne cesse de grandir, … ? »

Je suis devenu complètement étranger à cette option du disciple « fort », de plus en plus capable d’entendre et de comprendre, insubmersible … Mais je demeure en parfait accord avec la nécessité de cette « attitude extrêmement active » qui permet de voir l’asymétrie absolue entre toutes les fluctuations périphériques et « l’immensité intérieure » centrale.

Il ne me semble pas que je chipote. Rejetez un œil – unique ! – au dessin ci-dessous : le « disciple » est ce « petit » qui est et restera dans la zone « je suis humain » ; il n’existe pas de super-petit « particulier », différent du commun des mortels. Mais … tout « petit » peut prendre connaissance de sa Vraie Nature de « Grand » – simplement, concrètement, joyeusement – et accéder instantanément à cette « vision aiguë » totale, infinie, parce que, encore une fois :

« La vision de Dieu n’est pas voir Dieu, mais le voir de Dieu par mes yeux »

« Les nourritures silencieuses » – Yvan Amar

« Oui ou non, car tout est là … » est-ce que vous allez faire sérieusement quelques expériences de Vision du Soi pour voir parfaitement votre Vraie Nature, et est-ce que vous allez ensuite valoriser cette Vision dans toutes les occasions de la vie quotidienne ?

22 – « … seul ce personnage particulier du disciple, d’un autre ordre que les autres, peut prendre en charge la sadhana. Or il est faible, mal nourri, impuissant. Qu’est-ce qui va lui permettre de grandir ? Il faut être patient. … »

Cette invitation à la « patience » nous renvoie encore à l’éternel débat distinguant voie progressive et voie directe, alors que celui-ci a pourtant été tranché il y a déjà fort longtemps par Ho-tsé Chen-houei (668/760), l’un des grands disciples directs de Houei-neng :

« Les paroles de mon grand maître, le sixième patriarche, pénétraient une à une ses auditeurs telles des flèches. Elles leur faisaient saisir directement leur nature propre sans recourir à l’enseignement graduel. Ceux qui étudient la Voie doivent être éveillés subitement. Ce n’est qu’après qu’il leur faut pratiquer graduellement afin d’obtenir la délivrance. Une mère ne met-elle pas son enfant au monde subitement ? Ensuite, elle lui donne le sein, le nourrit, et peu à peu la sagesse de l’enfant s’accroît spontanément. Il en va de même pour l’éveil. La vue de la nature de Bouddha survient brusquement. La grande sagesse (prajna) s’accroît ensuite d’elle-même. »

Soyez plutôt très impatient en ce qui concerne « l’éveil subit », et soyez patient et persévérant en ce qui concerne son intégration progressive : la Vision du Soi selon Douglas Harding vous offre généreusement des moyens habiles (upayas) pour réussir les deux étapes, mais … essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

Si vous suivez le conseil d’Arnaud plutôt que celui de Chen-houei ou de Douglas Harding, vous risquez fort de vous installer dans « Demain demain toujours demain » … et de le regretter.

23 – « Ce personnage du disciple avec sa capacité à mettre en pratique présente deux visages. … »

Et si le véritable disciple c’était tout simplement celui qui est capable de cette « simple » Vision à double sens, capable de Voir toute la périphérie depuis le Centre qu’il est, de Voir tout visage depuis cet espace qu’il est ?

Ont-elles la moindre efficacité ces « idées transformatrices » qu’évoque Arnaud ? N’est-il pas plus pertinent de court-circuiter le mental, le souvenir et la compréhension, par la Vision pour demeurer, au cœur des tribulations de l’existence, non pas « attentif » mais attention, conscience, espace d’accueil illimité et inconditionnel, « contenant ultime » ? Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

24 – Du foisonnant et complexe univers Gurdjieff j’ai surtout retenu ceci :

« Être, je veux être, je peux être, pour aider mon prochain quand je serai capable d’être. »

Il y a bien longtemps que j’ai senti l’importance de ce verbe « être », sans doute avant même  ma première lecture de « La Philosophie Éternelle » d’Aldous Huxley. Arnaud a soutenu et nourri mon vouloir. Douglas m’a, enfin, permis de Voir et donc de pouvoir.

L’effort reste bien sûr nécessaire, mais c’est un doux effort qui me semble d’une toute autre nature que ceux évoqués par Gurdjieff et Arnaud : prendre conscience en toute occasion de l’asymétrie absolue entre la périphérie (« je suis humain » – « Corps & Âme ») et le Centre (« Je Suis » – « Corps & Âme – Esprit »), et saisir chaque occasion pour revenir & demeurer en ce Vide central, en ce Rien qui prend instantanément les dimensions du Tout. Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

C’est un abandon conscient – certes de quelqu’un qui au préalable s’appartient – à la volonté du Centre, ce qu’autrefois on appelait couramment « L’abandon à la divine providence ».

« Sa volonté est notre paix … »

« La Divine Comédie » – Dante

 

25 – C’est la vieille histoire (Genèse 1,26) du « Nous sommes “en l’image”, à nous de faire la “ressemblance”. »

Il n’y a pas de solution, de « liberté » ni de « stabilité » en périphérie, dans la zone « je suis humain » du dessin ci-dessous. La seule pratique efficace, « la condition sine qua non », consiste à Voir qu’au Centre « Je Suis » et à y demeurer. Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot.

Croire & penser qu’il est difficile de Voir est … « une illusion, qui pour être généralisée n’en est pas moins grave ».

« L’éveil est aussi évident qu’une groseille dans le creux de la main. »

Ramana Maharshi

 

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

2 réponses sur « La condition sine qua non – Arnaud Desjardins »

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