« Leur écologie et la nôtre » – André Gorz – Avril 1974
« Évoquer l’écologie (0), c’est comme parler du suffrage universel et du repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles¹, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change².
La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. Alors mieux vaut, dès à présent, ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable³, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ? (4)
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi : vaut-il la peine de survivre [comme se le demande Ivan Illich], dans « un monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition » ? (…) (5)
Il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.
Mais d’abord, qu’est-ce, en termes économiques, qu’une contrainte écologique ? Prenez par exemple les gigantesques complexes chimiques de la vallée du Rhin, à Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer) ou Rotterdam (Akzo). Chaque complexe combine les facteurs suivants :
– des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui passaient jusqu’ici pour gratuites parce qu’elles n’avaient pas à être reproduites (remplacées) ;
– des moyens de production (machines, bâtiments), qui sont du capital immobilisé, qui s’usent et dont il faut donc assurer le remplacement (la reproduction), de préférence par des moyens plus puissants et plus efficaces, donnant à la firme un avantage sur ses concurrents ;
– de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à être reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer les travailleurs).
En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs, au sein du processus de production, a pour but dominant le maximum de profit possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir, signifie aussi : le maximum de puissance, donc d’investissements, de présence sur le marché mondial). La recherche de ce but retentit profondément sur la façon dont les différents facteurs sont combinés et sur l’importance relative qui est donnée à chacun d’eux.
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire pour que le travail soit le plus plaisant, pour que l’usine ménage au mieux les équilibres naturels et l’espace de vie des gens, pour que ses produits servent les fins que se donnent les communautés humaines. (…)
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment, l’entassement humain, la pollution de l’air et de l’eau ont atteint un degré tel que l’industrie chimique, pour continuer de croître ou même seulement de fonctionner, se voit obligée de filtrer ses fumées et ses effluents, c’est-à-dire de reproduire des conditions et des ressources qui, jusqu’ici, passaient pour « naturelles » et gratuites (6). Cette nécessité de reproduire l’environnement va avoir des incidences évidentes : il faut investir dans la dépollution, donc accroître la masse des capitaux immobilisés ; il faut ensuite assurer l’amortissement (la reproduction) des installations d’épuration ; et le produit de celles-ci (la propreté relative de l’air et de l’eau) ne peut être vendu avec profit.
Il y a, en somme, augmentation simultanée du poids du capital investi (de la « composition organique »), du coût de reproduction de celui-ci et des coûts de production, sans augmentation correspondante des ventes. Par conséquent, de deux choses l’une : ou bien le taux de profit baisse, ou bien le prix des produits augmente. La firme cherchera évidemment à relever ses prix de vente. Mais elle ne s’en tirera pas aussi facilement : toutes les autres firmes polluantes (cimenteries, métallurgie, sidérurgie, etc.) chercheront, elles aussi, à faire payer leurs produits plus cher par le consommateur final. La prise en compte des exigences écologiques aura finalement cette conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises. (7)
La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées. Et ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.), aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches. (8)
La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes « optimales » de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de « vie programmée » et le champ d’activité des appareils de répression. (…)
Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable ? Sans doute. Mais c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le capitalisme est contraint de prendre en compte les coûts écologiques sans qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. Car les partisans de la croissance ont raison sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société et de l’actuel modèle de consommation, fondés sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres. Dans le cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens disponibles.
Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation inégalitaire, la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la promesse — pourtant entièrement illusoire — qu’ils cesseront un jour d’être « sous-privilégiés », et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité sans espoir. Aussi n’est-ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entretient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser « au-dessus » des autres. La devise de cette société pourrait être : Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as « mieux » que les autres.
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres. » (9)
André Gorz est décédé en septembre 2007. Ce texte, paru en avril 1974 dans le mensuel écologiste « Le Sauvage », a été publié en 1975 aux éditions Galilée, sous le nom de Michel Bosquet, en introduction du recueil « Écologie et politique ».
Cordialement
NB 1 : Le portrait d’André Gorz par Seb Jarnot se trouve dans l’article « André Gorz, homme libre » sur le site du Monde, à propos de la biographie : « André Gorz, une vie » de Willy Gianinazzi
NB 2 : L’idée de ce billet m’a été fournie par celui qui porte le titre : « Leur écologie et la nôtre, à Paris et ailleurs »découvert sur le site de Médiapart.
0 – « Évoquer l’écologie, c’est … » devenu assez difficile depuis 1974 ! En nos temps d’ignorance où « le progrès fait rage », l’excitation est à son comble dans les divers paniers de crabes, que ce soient ceux de l’écologie politique, de l’écologie scientifique, de l’écologie humaine, … et des nombreux autres qui essaient de récupérer l’écologie à leur profit. Et ce d’autant plus à quelques semaines d’une élection européenne !
Donc j’exprimerai juste ici ma plus intime conviction : aucune écologie digne de ce nom ne peut se construire sur autre chose qu’une conception anthropologique juste, parce que complète, incluant donc la dimension spirituelle prioritaire. Il me semble que la conception « Corps & Âme – Esprit » répond à cette exigence, mais d’autre formulations de la même réalité y satisfont aussi.
Dans cette conception, « la science des relations des organismes avec le monde environnant, c’est-à-dire, dans un sens large, la science des conditions d’existence » (telle que définie en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel, ou, dans un sens élargi, « la science qui étudie les milieux et les conditions d’existence des êtres vivants et les rapports qui s’établissent entre eux et leur environnement, ou plus généralement avec la nature », change radicalement de sens. Pourquoi … ?
Parce que la dimension de l’Esprit consiste à réaliser qu’il est espace d’accueil, illimité & inconditionnel, pour tous les autres et pour l’entière nature, pour l’univers entier, et que de ce fait « le sage a pour corps l’univers entier », comme dit l’Upanishad. Ça change absolument tout, et ce qui n’était que science objective devient connaissance subjective, aussi profonde que prodigieusement satisfaisante, amour & agapé, source d’énergie pour une meilleure compréhension & action.
Toute cela est écrit depuis toujours dans les bons livres … et globalement négligé depuis aussi longtemps. Deux choses viennent fondamentalement changer la donne : l’accélération brutale de la catastrophe en cours & l’existence de la Vision du Soi selon Douglas Harding. En quelque sorte comme une illustration de ce vers célèbre du poète Hölderlin, extrait de « Patmos » :
« Mais dans le danger croît aussi ce qui sauve. »
Les livres & articles de Douglas, pas plus que les billets de mon site ou d’autres consacrés à partager son enseignement, ne vous seront d’une grande utilité pratique. La seule chose qui compte, c’est d’avoir l’audace de participer à un atelier de Vision du Soi …
« Le seul espoir » impose de savoir ce que l’on veut vraiment …
¹ – Pour « la force des choses », je suis d’accord : « Facts are friendly », surtout quand les faits commencent à concerner directement les ressources essentielles pour se nourrir, se soigner … Un dicton anglais dit joliment que « la civilisation a l’épaisseur de trois repas ».
Mais pour « la pression populaire » je serais nettement plus réservé : les motivations du mouvement des gilets jaunes demeurent assez ambiguës, notamment en ce qui concerne la possibilité rouler à 90 km/h (++…) et d’augmenter le pouvoir de consommer … Les classes populaires de la plupart des pays restent globalement dans l’optique de gagner plus pour consommer plus … Elles portent généralement au pouvoir ceux qui transforment en promesses électorales … les « promesses illusoires » du capitalisme & libéralisme.
² – Cette remarque désabusée & réaliste renvoie à celle, nettement plus cynique, de Tancredi Falconeri à son oncle, le prince Fabrizio Corbera de Salina dans « Le guépard » de Visconti :
« Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Pour que fondamentalement quelque chose change, il est nécessaire de passer sur un autre plan, de « réajuster nos composantes », de replacer le « petit » (moi & ego) à sa juste place au sein d’une hiérarchie bien ordonnée qui s’origine dans le « Grand » (Soi & Cela …). C’est urgent … et ce n’est vraiment pas si difficile. Essayez, vérifiez !
³ – La perspicacité d’André Gorz est remarquable : plusieurs dizaines d’années à l’avance, il prévoit la vague de l’écoblanchiment, cette omniprésente « mascarade écologique » qui nous envahit et, effectivement, ne change rien.
4 – Je ne connais pas suffisamment l’œuvre d’André Gorz pour savoir s’il s’est aventuré dans la dimension spirituelle … Mais je suis persuadé que seule cette dimension permettra le dépassement radical d’un « capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ». Une « révolution » qui ne serait pas d’abord spirituelle avant d’être ensuite « économique, sociale et culturelle » resterait impuissante pour « instaurer un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ».
Il me semble aussi que ce nouveau rapport de l’homme à la collectivité passe par un tout autre rapport de l’homme à son voisin (histoire de ne pas utiliser le mot un peu trop connoté de « prochain ») : remplacer le « face à face », aussi habituel qu’insatisfaisant, par l’évidence du « face à espace ». Faire … volte-espace ! C’est urgent & important, mais aussi simple, concret, joyeux … Essayez, vérifiez !
5 – Cette référence comme en passant à Ivan Illich est celle d’un (très) grand intellectuel familiarisé avec la réflexion de ce penseur étonnant … et si oublié. Il y a eu un moment – un kairos – Illich dans les années soixante et soixante-dix, qui aurait pu réorienter l’aventure humaine avant qu’elle ne « salope la planète au point qu’elle devienne inhabitable ». Mais le libéralisme a préféré engager le monde dans l’impasse que nous connaissons …
Restent les travaux d’Illich, et des quelques personnes qui ont eu le courage de les prolonger, pour essayer de redresser la barre … même si plus d’un demi-siècle a été, globalement, gaspillé. Ses justes théories fournissent à qui voudra bien s’en saisir des outils éminemment pratiques. Cf. par exemple : Illichville et la fin de l’ « économie du suicide ».
Je trouve particulièrement pertinente, et angoissante, cette remarque sur « les ingénieurs de l’âme dont la tâche principale sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition ». Je me permets de compléter : à cette condition tronquée, émoussée, exclusivement « corps & âme », condition néoténique comme la qualifie Michel Fromaget, et dont on ne peut rien espérer d’autre que de la frustration, de la compensation par la consommation et, à terme, de la violence.
6 – Il est souvent assez difficile, et parfois impossible, de « reproduire l’environnement » qui constitue un équilibre particulièrement complexe & fragile. Si la nature est assez bonne fille, l’homme moderne a quand même une fâcheuse tendance à exagérer. Que faire des saletés filtrées ? Les brûler, les épandre, les stocker, les diluer, les balayer sous le tapis, … ? La solution moderne à la mode consiste à les « offrir » à des pays très pauvres …
7 – « Le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises » : belle anticipation de la crise des gilets jaunes, et de toutes celles qui vont suivre, en France et partout ailleurs !
8 – André Gorz écrira à la fin de sa vie que « la décroissance est donc un impératif de survie » : seule une décroissance juste permettra d’assurer un « retrait sans réserve, organisé et durable », d’éviter la prochaine crise économique & financière qui risquerait de précipiter le chaos.
Quant au « creusement des inégalités » et à l’ « extension du champ d’activité des appareils de répression », là encore Illich aura été prophète. Il est plus qu’urgent de le relire … et de l’appliquer.
9 – J’en reviens à mon obsession, la dimension spirituelle, qui constitue la seule alternative viable à cette « civilisation inégalitaire », à cette « dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose », à cette « rivalité mimétique » théorisée par René Girard qui en est le fondement et le poison. Nous devons réussir à établir ensemble une république « spirituelle », un « Royaume » dont tous les citoyens seraient également « rois » – comme l’écrit Marie Balmary et comme la Vision du Soi permet, simplement, concrètement, joyeusement, de l’espérer.
« Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous » : « … cela seul est digne d’un homme ». Notre véritable dignité d’être humain consiste à être espace d’accueil illimité & inconditionnel pour tout & tous, « contenant ultime ».
Sinon… ? Et bien nous continuerons d’entrer plus avant dans la violence.
« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. »