Cf. la courte introduction à cette série dans la première partie.
« Les experts ont-ils bien « pigé le truc » – 5/5 – David Lang
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L’image du calme intérieur est souvent associée à l’expérience spirituelle. T.S. Eliot a écrit au sujet du « centre immobile du monde tourbillonnant » que « c’est en ce centre immobile qu’a lieu la danse. » Le poète soufi Bayazid Bastami était encore plus explicite :
« Pendant longtemps, j’ai pensé tourner autour de la Kaaba. Quand j’ai réalisé Dieu, j’ai vu que c’était la Kaaba qui tournait autour de moi. »
Vérifions l’inspiration de ces poètes : pouvons-nous éprouver ce calme intérieur ici et maintenant, simplement, uniquement en regardant ?
1 . Levez-vous et désignez de l’index l‘espace vide, l’absence de votre tête.
2 . Lentement tournez sur vous-même dans le sens horaire.
3 . Est-ce que cet espace vide que vous désignez bouge ? N‘est-ce pas plutôt le décor derrière votre doigt qui remue, qui glisse lentement de droite à gauche dans le vide ? Pour le dire comme T.S. Eliot, n’est-ce pas la pièce qui danse alors que vous l’observez depuis le centre immobile du monde en mouvement ?
Avant de voir Qui nous sommes vraiment, nous pensons ou imaginons que nous nous déplaçons dans un monde immobile. Après, nous voyons que c’est le monde qui se déplace à travers notre immobilité.
Je voudrais néanmoins conclure ce billet par une mise en garde : si les expériences s’avèrent simples, il serait en effet trompeur, voire dangereux, de suggérer qu‘il en va exactement de même pour la vie spirituelle.
Ce que je viens de dire est une demi-vérité, plus exactement la moitié de la vérité, alors que la vérité dans son entièreté s’avère paradoxale. Nous avons d’abord expérimenté comme il est simple de voir Qui nous sommes vraiment, ici et maintenant. C‘est en fait la chose la plus simple au monde. Tout ce que nous avons à faire est de remarquer l’absence de notre tête. Et comme l’expérience a toujours lieu ici et maintenant (jamais dans le futur), il est toujours simple de voir Qui nous sommes vraiment. Remarquer que nous sommes vide, infini, un avec tous les êtres et parfaitement immobile, c’est du gâteau !
D’un autre coté, maintenir cette vision de Qui nous sommes vraiment à chaque instant peut s’avérer très exigeant (même si partager cela avec des amis aide beaucoup, l’expérience étant contagieuse). Pour que la conscience d’être espace d’accueil devienne naturelle, il faut une sérieuse motivation et des efforts. C’est déjà un premier défi de se figurer intellectuellement à quel point les visions intérieure et extérieure de nous-mêmes se complètent harmonieusement – je n’ai fait ici qu’effleurer brièvement le sujet, il y aurait tant à dire. Mais le défi majeur, c’est d’assumer pleinement l’impératif spirituel de vivre et d’œuvrer à partie de la conscience d‘être cet espace d’accueil – d’être éveillé au plein sens du terme.
Qu’est-ce que cela signifie pratiquement dans notre vie relationnelle, par exemple, lorsqu‘en regardant une autre personne, nous constatons que nous ne sommes pas en situation de face-à-face mais d’espace-à-face : capacité pour cette personne d‘y apparaître, comme l’a dit Douglas Harding ?
Rûmî décrit ainsi la radicalité de cette relation spirituelle :
« Sa forme [notre visage] a disparu, il est devenu miroir : dans cet espace vide seul subsiste le visage de l’autre. »
Cette simple observation, si évidente, si triviale, si accessible, bouleverse cependant nos plus sincères conceptions de nous-mêmes et des autres ; elle nous permet d’entrer en relation et de nous comporter de façon fondamentalement différente de nos conditionnements culturels habituels.
« Qu‘il est merveilleux le chemin de l’Amour lorsque règne l’absence de tête. »
… a écrit Hafez, un poète soufi : une chemin à la fois merveilleusement simple et incroyablement difficile.
Bref, il me semble que nous ne devrions ni sous-estimer trop vite cette « voie sans tête », parfois accusée d’être trop simple pour être crédible, ni occulter ses difficultés. Douglas Harding affirma en effet qu’il est beaucoup plus facile de gagner un million de dollars – avec l’inflation ce serait un milliard aujourd’hui – que de vivre pleinement toutes les tribulations de la vie à partir de Qui nous sommes vraiment. S’il est simple de voir son absence de tête (Dieu merci!), c’est un véritable défi – mais le jeu en vaut largement la chandelle – de vivre sur le fondement de cette absence, de mettre à l’épreuve, dans le creuset de Qui nous sommes vraiment, la citation de Hafez et celles de tous les autres experts sur des questions spirituelles aussi profondes que la souffrance, le lâcher-prise, la libération et l’immortalité.
Nous sommes tous confrontés à de nombreux problèmes, et, au moins pour partie, la vie spirituelle sert à les résoudre. Je terminerai donc par une dernière citation de Ramana Maharshi, en vous laissant le soin de vérifier si oui ou non il avait bien « pigé le truc » :
« La réponse à votre problème, c’est de voir qui l’a. »
Le dernier livre de David Lang, « A flower in the desert », est disponible aux éditions Non-Duality Press. Une excellente lecture, disponible en anglais au format de poche et e-book.
Un grand merci à David Lang pour ce beau texte.
Cordialement