Ces deux mots se trouvent dans « Vision », texte fondateur de la Vision du Soi selon Douglas Harding et premier chapitre de « Vivre Sans Tête » (Le Courrier du Livre, 1° édition 1978, réédité en août 2009) :
« Tout cela me coupait littéralement le souffle. Il me semblait d’ailleurs que j’avais cessé de respirer, absorbé par Ce-qui-m’était-donné : ce paysage superbe, intensément rayonnant dans la clarté de l’air, solitaire et sans soutien, mystérieusement suspendu dans le vide, et (en cela résidait le vrai miracle, la merveille et le ravissement) totalement exempt de « moi », indépendant de tout observateur. Sa présence totale était mon absence totale, de corps et d’esprit. Plus léger que l’air, plus translucide que le verre, entièrement détaché de moi-même, je n’étais nulle part à la ronde¹. »
Je me tourne vers cette « merveille » et ce « ravissement » – bien qu’à vrai dire je ne m’en éloigne jamais trop – suite à la lecture d’un très intéressant ouvrage de Michel Fromaget : « Mort et émerveillement dans la pensée de Maurice Zundel« (Lethielleux – François-Xavier de Guibert, 2011).
Intéressons-nous à la deuxième partie de ce livre, qui développe une conférence donnée à Paris le 12 octobre 2008 pour le compte de l’association Maurice Zundel :
« De l’émerveillement comme expérience essentielle dans l’œuvre de Maurice Zundel ».
« L’émerveillement, c’est précisément le moment où émerge en nous une nouvelle dimension, c’est le moment privilégié où soudain, pour un instant, nous sommes guéris de nous-mêmes². »
Michel Fromaget expose rapidement, et bien sûr justifie, qu’ « Il appartient à l’émerveillement d’être, par nature, un événement spirituel. » Il en propose quelques témoignages choisis chez …
« On eût dit que je n’avais encore jamais ressenti toute la beauté du monde. […] Et alors, une expérience curieuse m’advint. Il me sembla que tout ce qui avait paru être extérieur autour de moi se trouvait soudain à l’intérieur de moi-même. Le monde entier me semblait être en moi. C’est en moi que les arbres agitaient leurs branches vertes, c’est en moi que l’alouette chantait. C’est en moi que brillait le chaud soleil et que l’ombre était fraîche. […] J’aurais pu sangloter de joie. »
« Jamais je n’avais eu l’esprit si clair. Tout ce que je voyais s’y dessinais en lignes simples et illuminées. Je ne pensais à rien, mais penser m’était inutile, car il me semblait tout comprendre facilement. Je jouissais d’une intelligence mobile qui s’épandait dans la clarté lunaire pour tout voir, tout entendre, tout saisir, sans même composer une pensée, par vertu du rayonnement qui m’enveloppait de sa flamme éblouissante. »
Samivel – Le grand paradis
« Après tant d’années, ces détails sont encore précis, preuve d’un état exceptionnel de surprise et d’attention chez un enfant de treize ans. Par un effet de dédoublement assez rare, je me revois en cette fin d’après-midi, à la fois exaltante et mélancolique, le nez écrasé contre la vitre, regardant palpiter l’espace et se former un nouveau paysage réduit à quelques pans géométriques, un tracé aérien de lignes, deux ou trois touches discrètes, dans l’ensemble une œuvre de synthèse conforme aux ellipses d’un art de suggestion. Tout cela, je l’ai raisonné plus tard. Néanmoins, je ressentais avec intensité les effets de cette métamorphose, comme si une telle vision pourtant neuve, insolite, répondait à un vœu profond. L’allégresse allait bien au-delà du simple plaisir des yeux. Sans doute qu’un aspect particulièrement énigmatique de la beauté de l’univers m’était révélé en cette soirée mémorable, car je discernais vaguement qu’il voilait et livrait tour à tour, un secret subtil et grave. »
« L’œil émerveillé »
- et Marcel Proust :
« … aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée, et notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps.
Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de ‘mort’ n’ait pas de sens pour lui : situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? »
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Michel Fromaget explore également les principales caractéristiques de cet émerveillement et les met en perspective de l’œuvre de Maurice Zundel. La recherche de ce dernier « … désigne, en effet, l’émerveillement tout à la fois comme indice et prémice [sic] de naissance à soi-même et donc d’ouverture à la vie véritable. Ce faisant, elle en montre la fonction de catalyseur et de guide spirituel. Car il est évident que l’expérience émerveillée, lorsqu’elle donne à l’homme un premier aperçu de la merveille qu’il est appelé à être, simultanément creuse en lui le désir de ce devenir et lui en indique la direction. »
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Je suis bien sûr d’accord avec le propos de Michel Fromaget – même si je ne connais pas encore assez l’œuvre de Maurice Zundel – mais du coup je me demande pourquoi Douglas à mis entre parenthèses cette « merveille » et ce « ravissement » ?
J’ai bien quelques idées, mais je vais d’abord m’efforcer de recueillir l’avis de Michel Fromaget sur le sujet. Et peut-être aussi celui du lecteur, puisque chaque article de volte – espace est ouvert au commentaire.
Voici juste la suite et fin de ce « merveilleux » texte :
« Pourtant, malgré la qualité magique et surprenante de cette perception visuelle, il ne s’agissait ni d’un rêve, ni d’une révélation ésotérique. Plutôt l’inverse : un éveil soudain qui m’arrachait au sommeil de la vie ordinaire, la fin d’un rêve, une réalité qui rayonnait de sa propre lumière, et pour la première fois lavée de la pensée qui obscurcit. C’était la révélation tant attendue de l’évidence même, un moment de clairvoyance dans l’histoire confuse de ma vie. Je cessais d’ignorer une chose que (depuis ma plus tendre enfance, en tout cas) je n’avais pu voir, égaré par trop d’occupations ou de faux-fuyants.
C’était une attention nue, sans jugement, à une réalité qui n’avait pas cessé de me « dévisager » mon absence totale de visage. Bref, tout cela était parfaitement simple, ordinaire et direct, au-delà du raisonnement, de la pensée, et des mots. En dehors de l’expérience elle-même ne surgissait aucune question, aucune référence, seulement la paix, la joie sereine, et la sensation d’avoir laissé tomber un insupportable fardeau.«
Cordialement
¹ – En anglais :
« It was all, quite literally, breathtaking. I seemed to stop breathing altogether, absorbed in the Given. Here it was, this superb scene, brightly shining in the clear air, alone and unsupported, mysteriously suspended in the void, and (and this was the real miracle, the wonder and delight) utterly free of « me », unstained by any observer. Its total presence was my total absence, body and soul. Lighter than air, clearer than glass, altogether released from myself, I was nowhere around. »
« On Having No Head », 1961
² – « Je est un autre », Maurice Zundel, Paris, Desclée de Brouwer, 1971 ; Québec, Anne Sigier, 1997.
³ – J’aime trop l’œuvre de Samivel en général et « L’œil émerveillé » – ouvrage aussi exceptionnel que méconnu – en particulier pour me contenter de la citation extraite par Michel Fromaget. Je trouverai mieux. Mais je le remercie d’attirer l’attention sur cet artiste majeur.
Vous avez donc droit à une aquarelle de mon choix, peut-être l’illustration par Samivel du célèbre koan zen :
« Quand tu arrives au sommet de la montagne, continue à grimper. »