« Ce non est encore la forme sauvage du grand oui. »
… est la dernière phrase de ce qui est sans doute le centre de gravité, le cœur de ce roman étincelant de Christiane Singer, « La mort viennoise » (Albin Michel 1978 – Livre de Poche n° 5425 – Prix des Libraires 1979).
Voici quelques extraits de ces pages situées un peu avant la fin du chapitre cinq, « Une errance », pages 108 et 109 de l’ancienne édition de poche. Un vieillard juif venu de Prague s’adresse à Johannes, le fils d’un Prince de cette Vienne de l’année 1679 :
« Mais laisse-moi te dire et crois-le ou ne le crois pas : le monde qui nous entoure, le monde de haine, d’ablation, de déchiquetage – ce monde qui élimine en permanence tout ce qui ne sert pas directement les intérêts de la cité – nos désirs, nos jubilations, nos espérances, nos passions – ce monde de broyage¹ n’est terrible qu’à celui qui y croit.
De toutes les réalités qui les entourent dans un enchevêtrement fou, la plupart des hommes n’en perçoivent qu’une : celle du consensus social. Ils prennent le monde qu’on leur impose pour une réalité insoulevable – et leur existence n’est qu’une interminable asphyxie.
Laisse aux lémures leur réalité de lémures. La vie est ailleurs. Loué soit le Seigneur qui a fait le réel inextricable ! Louée soit la faculté qu’il nous a donnée de renverser les perspectives, de retourner les sabliers, de faire du plus profond désespoir la plus haute espérance !
…
Dans l’alambic de nos existences, jour après jour, se réalise la secrète transmutation de nos détresses. … Le Grand Œuvre, c’est l’âme qui le réalise. Ne le cherche pas hors de toi-même. Le lieu de la métamorphose est en nous. En nous la pierre philosophale qui transmue le métal de la détresse en or de la jubilation.
J’ai mis soixante ans à l’extraire de la gangue de mes jours. Tout ce que nous vivons a sa raison d’être. Tout. Accepte, petit, le chaos du créé jusqu’à ce que sa frémissante ordonnance t’apparaisse. Louée la vie ! Louée la mort ! Accepte tout d’un seul élan. Ne tranche pas dans ce chaos sacré, n’y mets pas ton ordre apeuré. Accueille tout d’un seul élan². Devant l’inextricable enchevêtrement de l’univers créé, ce n’est pas à la résignation que je t’invite mais à l’acceptation passionnée.
Et comprends bien, petit, qu’elle n’exclut pas même ta révolte. L’acceptation passionnée inscrit aussi la colère dans les staccatos fous de sa respiration. Contre l’ordre de la cité qui met les hommes au pas, leur barre l’accès au grand frémissement, tu peux crier non ! Contre tout ce qui taille, mutile, élague, déchiquette ton corps, ton âme, tu peux crier non ! Car ce non est encore la forme sauvage du grand oui.
…
Le Viennois est le grand absent de son histoire. Toute l’énergie que d’autres usent à voir, à entendre, à comprendre, il la dépense à faire mais à n’avoir pas fait, à voir mais à n’avoir pas vu³, à entendre mais à n’avoir pas entendu. Ce gros travail de gommage, de grattage, d’escamotage l’épuise. Il se traîne mou, indolent, ricanant, chiffonné, mâchonné.
C’est ce qu’on appelle la bonhomie viennoise, la Gemütlichkeit ! Car ne t’y trompe pas, le terrorisme sans merci qui règne à Vienne s’appelle : bonhomie. Tout ce qui n’est pas médiocre y est suspect. … Imagine un seul instant toute cette énergie dépensée pour se retenir de vivre, de vouloir la vie, de l’accueillir, et tu seras saisi de vertige. »
Cordialement
¹ – Sur le fond, pas grand chose n’a changé depuis 1679 …
² – Votre expérience de vie vous a sans doute déjà appris que répondre positivement à cette exhortation à l’accueil inconditionnel n’est pas chose des plus aisées. Ce qui est simple et facile – louée soit la Vision du Soi selon Douglas Harding – c’est de voir clairement que vous êtes essentiellement espace d’accueil inconditionnel et illimité de tout ce qui se présente, que c’est votre vraie nature, votre « visage originel », votre « autoportrait ». N’en croyez bien sûr pas un traître mot, essayez, vérifiez … !
³ – Lors d’une expérience de Vision du Soi, il est quasiment impossible de ne pas voir Ce Que vous êtes vraiment. Mais rien ne garantit que vous ne retomberez pas dans l’ornière de l’habitude, dans la médiocrité épuisante de n’être que ce « petit » individu réduit à ses seules dimensions corps et âme. Votre liberté reste aussi entière que … votre responsabilité.