Christian Bobin. Dieu sait quoi
Depuis son maquis bourguignon, l’écrivain résiste aux temps et aux modes, auxquels il oppose l’enchantement du quotidien.
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D’abord, il faut abandonner toute notion du temps.
«Vingt secondes ou vingt ans, pour moi, c’est la même chose.»
On est prévenu. Le poète ouvre sa porte au compte-gouttes au reste du monde. Au téléphone, il demande poliment qu’on lui écrive. Pas un mail. Une lettre. A la main, sans tricher. Ce qu’on fait. Il rappelle un dimanche soir. Sa voix n’est plus la même. Plus proche, elle sourit. Il nous explique comment le trouver dans son Creusot natal qu’il n’a jamais quitté. Dans une forêt, longeant deux étangs aux eaux noires. Là, au calme, nous invitent sa planète verte et son modeste refuge aux volets bleus. Là, respire la nature simple d’un contemplatif mystique.
«Oui, je suis au paradis mais je m’y sens étranger. Les anges ici sont les livres.»
Alors lisons Christian Bobin. Pour voir. Et on devine entre ses lignes un bon conseil : il faut chausser des lunettes de vie. S’émerveiller du miracle d’être là. Du bonheur d’être. Et sortir du monde aveugle. Christian Bobin n’a «jamais rien fait d’autre que de regarder». Après quoi, il «fait cette chose étrange», qu’il «ne comprend pas» : il écrit. «Écrire est une branche de l’arbre du regard.»
L’ennemi. «Le reste», c’est ainsi que Bobin appelle le monde qu’il n’habite pas. Son «vrai pays, c’est une page blanche» et sa «vraie bibliothèque, le visage des gens. J’ai un amour très patient des gens. Et, c’est justement parce que j’aime les gens que je n’aime pas le monde». Ce même monde responsable du sort des gens de Florange.
«J’en suis très touché, révolté. Les gens du Creusot savent ce qu’est une économie transplantée et de quelles cendres, on paye ce feu-là.»
Ermite mais pas hermétique, Bobin s’enquiert des actualités. Il lit les journaux, «tous». Libération en fait partie.
«J’ai besoin de savoir, besoin de suivre l’ennemi. Ce géant massif qui titube avec des écrans bleus à la place des yeux. J’ai besoin de savoir comment il va, comme pour guetter le moment où il va s’effondrer. Ce serait plutôt une bonne nouvelle. Une chance pour les hommes de recommencer à vivre vraiment.»
L’apocalypse. Mais non, foi de Bobin, ce ne pouvait pas être pour le 21 décembre. «Ça, c’est de la rigolade !» Il rigole de bon cœur. Souvent. Bobin aime rire et ses pommettes qui montent, qui montent, le lui rendent bien. Il nous reçoit à l’abri de la lumière dans un salon apaisant. Autour d’un piano, d’un feu de cheminée et d’un café noir. Sur la table basse, une délicieuse attention, un chausson aux pommes. Et au-dessus de nous, le temps suspendu. Le poète rit de la fin du monde mais pleure la suppression du temps.
«La vitesse et l’argent traversent les cerveaux. Le monde n’a plus le temps, d’avoir du cœur. C’est la chose la plus mortifère de ce monde.»
La politique de maquignon. Christian Bobin observe les politiques. «Qui n’aime pas le théâtre de Guignol ?» Et perd un brin de sa patience exemplaire :
«Ils ont tous la maladie de transformer le réel en chose fade et monotone. Ils n’ont qu’un savoir de maquignon, une connaissance à gros-grain, tout juste utile pour gérer un troupeau.»
N’empêche, il vote. Sans dire pour qui «parce que ce n’est pas important». Sans cacher sa sympathie pour Jean-Luc Mélenchon, «bien qu’il soit malin, je l’aime assez parce qu’il a le culot et le bon génie de parler littérature et poésie, d’enflammer sa langue et de la rendre vivante». Et d’élargir à nouveau le champ : «Le pire, c’est de nous servir une idéologie en barquette sous Cellophane et de nous dire, « il n’y a que ça à manger pour aujourd’hui. »» La nourriture terrestre de Bobin va de préférence aux plats de poissons. Aux produits du marché, des produits bio «mais pas de manière rigide». Il aime manger, boire du vin autour d’une table bien vivante.
La vie. Revenons à l’essentiel. Chez Bobin, ça tient à un rien. Comme la vie. Comme une couleur. Le bleu, surtout. Il nous parle du bleu d’un ciel, celui de Matisse, celui du carnet glissé dans son dernier livre l’Homme-joie, celui d’une plume de geai. Si bien que pour certains, le poète en deviendrait un drôle d’oiseau de la littérature.
«On veut m’enfermer dans la cage de la mièvrerie. Mais cette cage est vide. Je ne l’ai jamais habitée. J’écris sur des choses très pures, des sentiments profonds, tragiques, heureux de la vie. La vie désertée, percée d’écrans. Si je parle de la joie, c’est parce qu’elle se détache du noir.»
D’autres le traitent «de plouc» parce qu’il préfère son ermitage aux voyages. L’ami philosophe et écrivain, Frédéric Lenoir, le définit au contraire : «Comme un grand voyageur mais à la verticale.» Ces attaques, Bobin y pense
«… comme à une ligne de démarcation en temps de guerre. Vous avez d’un côté ceux qui cèdent au monde et les autres. D’un côté, les hypersensibles, ceux-là qui ont l’œil le plus précis sur cette terre. De l’autre, les moins sensibles, qui se sont construits comme des bunkers. Et la lutte se passe entre ces deux catégories-là. J’y pense sans jugement, avec prudence, avec colère aussi.»
L’enfance. Christian Bobin se réjouit de l’écrire. Beaucoup. Comme si une petite fille lui rendait souvent visite. Sur son enfance à lui, auprès de ses parents, son frère et sa sœur trop grands pour jouer avec lui, il a peu écrit.
«Elle a été belle, très méditative. J’ai passé une éternité le visage collé à une vitre. Depuis ma venue au monde, je regarde Dieu sait quoi ? Je n’ai pas encore trouvé de réponse.»
Bobin a grandi «entre étonnement et angoisse du fait d’être en vie». Grand songeur d’entre les livres, dans sa chambre. Au point d’en inquiéter ses parents. Tous deux travaillaient pour l’usine Schneider au Creusot. Vers 15 ans, vient en lui l’écriture «comme un bégaiement». Il rencontre son premier éditeur, Laurent Debut, à la fac de Dijon. Le jeune homme étudie les lettres et a créé les éditions Brande. Christian Bobin étudie la philosophie et a écrit Lettre pourpre. «Ce qui m’a séduit chez lui, c’est l’évidence d’une écriture simple, limpide, sans affectation. C’était nouveau à ce moment-là», assure l’éditeur. Dès ce «baptême d’encre», Bobin prend conscience qu’il écrira «sans fin».
Saint François d’Assise. Trente-cinq ans et une quarantaine d’ouvrages plus tard, dont « La plus que vive » dédié à Ghislaine qu’il a tant aimée et perdue, Christian Bobin vit simplement de sa plume. Le succès de son récit de la vie de saint François d’Assises, « Le Très-Bas », vendu à 200 000 exemplaires, lui a apporté «un peu plus de liberté pour continuer à écrire». Sa prose est empreinte de spiritualité. Son église est chrétienne. Mais
«… pas seulement. Elle s’est simplifiée pour se radicaliser. Grâce à la rumination des textes du poète Jean Grosjean et à la fournaise des épreuves que j’ai traversée. Mon église aujourd’hui a la taille et la forme des visages qui me font face».
Au feutre noir. Une chambre monacale lui sert de bureau. Y siègent deux photos en noir et blanc. L’une de la poétesse Lydie Dattas, l’autre de Georges Brassens avec son chat. Une fenêtre ouvre en grand sur la forêt. Ça chante dehors. Des feuilles blanches attendent sur la table en bois calée face à la vitre. Christian Bobin sort un feutre noir de la poche de sa veste.
«Je n’ai besoin de rien d’autre.»
Céline Walter
Le 30 décembre 2012
Cordialement
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