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Harding Douglas VOLTE & ESPACE

Qui parle à qui ? « Monsieur Monsieur » – Christian Le Dimna – Revue VST n°5/06-99

QUEL EST CET HOMME ?
Surpris par ma propre présence
souvent me vint le haut-le-corps
d’un criminel pris sur le fait (…)
« halte !… »
« Qui parle ? Qui m’arrête ? »
« Qui ?… » (…)
Il n’y a personne !                             (FC 87)

« Après avoir tenté, dans un article intitulé « VOIR, poésie et mystique » (Revue Vivre Sans Tête n°’4, Décembre 98), de montrer comment la mystique et la poésie trouvaient un même fondement dans l’expérience primordiale de la « vision », je vais m’efforcer de montrer la parenté existant entre les expériences décrites par certains mystiques et celles auxquelles font allusion de nombreux poèmes de Jean Tardieu.

tardieu
Jean Tardieu
(1/11/1903 – 27/01/1995)

Tous ses critiques s’accordent à reconnaître la prédominance de thèmes ontologiques souvent abordés sous formes de dialogues entre deux personnages qui sont ceux du moi. « Le moi, fin et moyen de connaissance, a toujours intrigué et passionné Jean Tardieu, (…). Il porte alors le nom de Monsieur Monsieur ou de Monsieur Moi » (Paul Vernois, Le moi et son personnage dans l’œuvre de Jean Tardieu).

Comme il n’est pas toujours aisé de savoir qui parle à qui et à partir d’où « je » parle, je me propose donc, d’utiliser les concepts de « Monsieur Tête » et de « Monsieur Sans Tête », élaborés en référence aux ouvrages de Douglas Harding, pour déterminer le point de vue de chacun des personnages et rendre à chacun son chapeau :

chapeau pas de chapeau
pas de chapeau chapeau
et jamais de repos.

Les difficultés essentielles (FC 117)

Je me limiterai à l’étude du recueil intitulé « Monsieur Monsieur » qui regroupe des poèmes publiés de 1948 à 1950 et qui, avec d’autres, est édité chez Gallimard sous le titre « Le Fleuve Caché » (FC en abrégé).
Ainsi pourrons-nous d’abord retrouver les circonstances entourant la naissance de ces deux messieurs avant de dresser leur portrait physique respectif, de déterminer leurs aptitudes et leurs préférences, leurs catégories mentales et leur maison d’origine :

« Quand on m’aura rendu MA maison et MA vie – alors je retrouverai mon vrai visage. »

 Abus de confiance.

La Naissance du Double

On peut fixer avec précision la date de naissance de l’Autre Moi, de l’ego, comme entité séparée, objet dans un monde d’objets de Jean Tardieu. En effet un matin de Pâques 1920, la découverte que fit le jeune Tardieu dans la glace devant laquelle il se rasait, fut celle d’un visage qu’il prit pour le sien, qu’il fit sien, qu’il colla sur ce vide ici et qui délimita à jamais l’espace infini qu’il était encore un instant auparavant.

« Ce qui fut nommé l’espace lui apparaît partout atrocement divisé en logements, je veux dire en objets contigus enfermés les uns dans les autres à l’infini… »

Arguments Accents.

Ce fut en quelque sorte une illumination à l’envers, la chute brutale dans les ténèbres, le renvoi du Paradis avec le bruit sourd des portes qui se referment derrière lui. Pris au piège, il se met alors à croire que tout retour lui est interdit et qu’obligation lui est désormais faite de vivre en tant qu’objet dans un monde sans cesse en lutte, celui des divisions, des oppositions, des contradictions, des combats, de la dualité vécue comme antithétique à l’unité perdue. Jamais cependant, Jean Tardieu ne deviendra un bon joueur à ce « Face Game » (jeu de visage) une expression de Douglas Harding reprise par le fondateur de l’Analyse Transactionnelle, Éric Berne qui la placera au centre de sa méthode de psychothérapie.

Si chaque être humain, pour se constituer comme tel, est ainsi chassé du Paradis Terrestre, exceptionnel est celui qui garde consciemment le souvenir de cette chute, brutale chez Tardieu mais le plus souvent progressive, et plus rare encore celui qui cherche la porte du retour chez soi comme le fit le poète en maintenant tout au long de son œuvre le dialogue entre celui qui se trouve là-bas dans le miroir et celui qui est ici : le premier poème du recueil s’intitule justement « Monsieur interroge Monsieur ».

C’est cette chute de l’un dans le multiple, ce dédoublement du moi qui a inauguré un dialogue sans fin entre Monsieur Tête et Monsieur Sans Tête dont nous allons maintenant tenter successivement de tracer les portraits.

Monsieur Tête

Rien de plus aisé semble-t-il que de faire le portrait physique de Monsieur Tête puisqu’il nous suffit de le regarder – comme il se regarde lui-même et comme chacun de nous le fait pour soi d’habitude – dans un miroir qui selon sa taille et la distance à laquelle il s’en trouve, lui présente une image plus au moins complète et distincte du corps ou de ce visage, de cette tête qui lui vaut ici le nom de Monsieur Tête et à laquelle nous sommes tous encore plus identifiés.

Or nous sommes des hommes
ayant figure d’homme
ce qui n’est pas le cas
des mouvements de l’air.

L’homme et la nature (FC 137)

Comme elle varie en fonction de la distance à laquelle nous la regardons, cette image humaine est donc relative et de ce fait illusoire, affirmerait Monsieur Sans Tête : une simple habitude prise par Monsieur Tête car à partir de quelle distance de ce reflet commence-t-il à en dire : c’est moi et à s’y identifier ?

Je vois un homme qui vient
Un chapeau sur la tête.
Quel est donc ce paroissien ?
Qui cela peut-il être ?
Par ma foi, c’est moi peut-être ?

Rencontre (FC 157)

S’il a appris à reconnaître son « image humaine » et sociale qui, elle, se tient à la « bonne » distance, peut-il encore se reconnaître dans son « image cellulaire », dans « son image planétaire » ou « galaxique », selon l’expression de Douglas Harding lequel énumère aussi dix bonnes raisons de dire que ce visage, tel qu’il se reflète dans le miroir ou tel qu’il est vu par les autres, ne peut pas être le mien puisqu’ »il est à l’envers, il regarde dans le mauvais sens » ou bien que « son regard est bloqué dans une seule direction, il ne peut le diriger ni vers le haut, ni vers le bas, ni sur les côtés ». (Le procès de l’homme qui disait qu’il était Dieu.)

Nous rencontrons donc là une première difficulté à tirer le portrait de Monsieur Tête qui s’étonne en plus de voir cette image changer avec les années :

J’étais jeune et brun
j’avais des cheveux
et beaucoup de dents
j’étais mince et pâle…
Je suis rouge et blanc
je suis blanc et rouge
chauve et empâté
ridé, édenté,
je n’y comprends rien.
Que s’est-il passé ?

L’Homme qui n’y comprend rien (FC 172)

En effet, identifié à ce corps et à cette tête qui ne sont que des formes composées, des objets parmi d’autres objets, il est alors comme eux, soumis au temps

Cependant le temps se déroule
qu’il soit petit ou qu’il soit grand
et c’est partout cette chose qui coule
avec les larmes avec le sang.

Fable du temps (FC159)

et à la mort.

J’ose affirmer que quiconque
s’il est mort c’est qu’il a vécu ;
j’ose affirmer que j’existe
puisque je sais que je meurs.

Un solide bon sens (FC130)

Monsieur Tête ne connaît cependant du temps que le passé et le futur puisqu’il n’appréhende pas la réalité directement mais à travers son ego, image illusoire découverte dans la glace et dans le kaléidoscope du langage dont il dénonce d’ailleurs l’incapacité à saisir l’instant.

Aujourd’hui ou jamais
je ne sais si j’étais.
Le temps marche si vite
qu’au moment où je parle
(indicatif-présent)
je ne suis déjà plus
ce que j’étais avant.
Si je parle au passé
ce n’est pas même assez
il faudrait je le sens
l’indicatif-néant.

Le tombeau de Monsieur Monsieur (FC 118)

Soumis au temps, dont lui échappent toutes les dimensions, Monsieur Tête est aussi une forme parmi les formes, un objet séparé, distinct, limité, réduit, enfermé, prisonnier de ce qui pour lui n’est même pas l’espace mais l’étendue.

Je vais de ma table au bureau
et de mon bureau à ma table
et de ma table à mon lit.
C’est pour les pas c’est pour la vue
ce que je nomme l’Etendue.

Les catégories de l’entendement (FC 136)

De plus afin de lutter contre la douleur de la séparation et le vide de ce monde trop plein, il n’a de cesse de rajouter d’autres objets à ceux-ci ou de les entasser car il ne peut être que matérialiste.

C’est par la quantité
que nous nous en tirons.
Et nous additionnons
et nous thésaurisons !

Monsieur Monsieur aux bains de mer (FC 114)

De même que l’ordre du temps lui échappe, le monde des formes ne lui parvient que déformé par ses croyances, ses idéologies, ses peurs, ses désirs car contrairement à ce qu’il croit, Monsieur Tête ne « voit » pas le monde, il le « pense », entièrement soumis à son mental menteur.

Je suis ravi de vous voir
bel enfant vêtu de noir.
Je ne suis pas un enfant
je suis un gros éléphant.

Les erreurs (FC 125)

Il faut aussi l’imaginer méfiant, en proie à la peur dans ce monde soumis au temps qui le condamne à mort et à l’étendue bornée qui le tient prisonnier.

A la neige, à la pluie
ne tendez pas la main ! (…)
méfiance, méfiance !
On ne sait pas ce qui peut arriver.

Conseils donnés par une sorcière (FC 132)

Il se sent aussi menacé par les autres jusqu’à la paranoïa car il est en rivalité avec eux et n’imagine pas d’autres types de relation que celle d’un « face à face » nécessairement hostile. « Au lieu de voir ce que nous voyons, nous passons notre vie à voir ce qu’on nous dit de voir. Et les deux façons de voir sont totalement différentes. (…) Dès sa plus tendre enfance, les parents, amis et connaissances (de cette personne), le langage lui-même lui ont dit et répété qu’elle était face à face avec chaque personne qu’elle rencontrait. Alors, bien sûr, hallucinant sur commande comme nous tous, elle “construit“ une tête fictive sur ses épaules pour maintenir toutes les têtes réelles à l’extérieur d’elle, et elle “voit“ son visage au seul endroit où il n’est pas ! Les conséquences sont fâcheuses à bien des égards, et finalement désastreuses. » (Le procès de l’homme qui disait qu’il était Dieu). En effet, de ce face à face naît la confrontation et le conflit.

Comme ils sont face à face
chacun a ses raisons.
L’un dit : les choses viennent
et l’autre : elles s’en vont.

Voyage avec Monsieur (FC 112)

C’est de cette lutte incessante que naissent « les difficultés essentielles » de Monsieur Tête.

Lorsqu’il reste tranquille,
c’est qu’il est inquiet
il dort quand il s’éveille
il pleure quand il rit
au lever du soleil
voici venir la nuit.

Les difficultés essentielles (FC 116)

Cette nuit douloureuse a commencé lors de son incarnation-incarcération mais les ténèbres de son esprit oublieux de sa véritable nature sont tombés sur lui quand il s’est mis à se croire enfermé dans cette « boule de chair » qu’il se voit sur les épaules, là-bas dans le miroir. Malgré la sympathie qu’on peut avoir pour ce personnage qui nous ressemble tant, force nous est de reconnaître cependant qu’il est stupide, soumis comme nous l’avons vu, aux fantaisies de son esprit et trompé par sa mémoire,

Mais non, mais non, sacrée mémoire,
ce sont là de tes jeux ce sont là de tes tours !

Objets perdus (FC 149)

et prêt à tous les subterfuges pour calmer ses interrogations angoissées.

Du Dimanche au Samedi
les jours les saisons la vie
la mort tout le tremblement
j’ai cru que je comprenais !…

Et tant pis s’il n’en est rien
car si nous sommes trop bêtes
faisons semblant de comprendre
pour faire peur à l’Espace

Supposons le problème résolu ou la ruse philosophique (FC 142)

On peut cependant lui accorder une certaine lucidité et l’honnêteté de reconnaître son ignorance dont la conscience lui est sans doute procurée par sa vie commune avec Monsieur Sans Tête. Ainsi avoue-t-il :

Dieu que de choses j’ignore !
Je ne sais rien, rien de rien.
Je ne sais pas pourquoi les mouches
ont six pattes et non pas trois
pourquoi l’hiver il fait froid (…)
et finalement quel est
cet homme qui vient vers moi
sur ce drôle de chemin.

Rencontre ( FC 157)

De même peut-on lui concéder un certain humour et une belle franchise mais surtout, Monsieur Tête est têtu, une obstination qui le pousse à chercher ce soleil perdu par ce matin de Pâques 1920.

J’avais un soleil
il n’a plus de feu
je n’y vois plus goutte
je cherche ma route
comme un malheureux.

Comptine (FC 175)

Et c’est pourquoi il ne cesse de s’interroger inlassablement et surtout de poser des questions à son compère Monsieur Sans Tête qui lui est si proche et si étranger à la fois. Il enquête, il est en quête, il quête. Les multiples points d’interrogation qui persillent les poèmes de Tardieu en sont la preuve.

Qui est ici ?
et qui va là ?
Je dis hé-là
mais c’est pour qui ?
Et pourquoi qui
et pourquoi quoi ?
Quoi est à qui ?
A vous ? à lui ?
Qui vous l’a dit ?

L’affaire se complique (FC 126)

Ces questions jetées dans le silence par Monsieur Tête, enfermé dans sa cage de verre, ne se font pas toujours entendre au dehors et restent sans réponse :

ON  nous laisse bien gentiment
parler à tort et à travers
et jamais ON  ne  nous répond.

Le traquenard (FC 139)

Si ON se tait, quelqu’un donne pourtant à Monsieur Tête un précieux conseil en lui enjoignant :

« Allez voir là-bas si j’y suis :
vous trouverez à qui parler. »

Les commandements de Dieu (FC 133)

Et « là-bas » pour Monsieur Tête, c’est « ici » pour Monsieur Sans Tête qui, avec la plus grande des patiences, répond à toutes les questions dans l’espace silencieux de leur cœur.

Dans un silence épais
Monsieur et Monsieur parlent
c’est comme si Personne
avec Rien dialoguait.

Le tombeau de Monsieur Monsieur (FC 118)

Comment mieux définir en un mot le portrait de Monsieur Tête que par celui de « Personne » dont l’étymologie elle-même nous montre le masque, celui-là même qui recouvre notre « visage originel »et que Monsieur Sans Tête, quant à lui, établi dans la plénitude du Rien, n’a jamais cessé de contempler.

Monsieur Sans Tête

Il semblerait facile de tracer le portrait de Monsieur Sans Tête en lui attribuant toutes les caractéristiques inverses de celles de Monsieur Tête mais nous tomberions alors dans le même aveuglement que le sien qui consiste à penser au lieu de voir, à considérer le monde en termes d’opposition et non de complémentarité, à vouloir le jour sans la nuit, la naissance sans la mort, la paix sans la guerre. Or nous verrons que si les deux « Monsieur » sont fondamentalement différents, ils ne s’opposent pas car celui-ci peut comprendre celui-là et voir qu’en fait Monsieur Tête n’est qu’une illusion.

Tout d’abord, peindre le portrait de Monsieur Sans Tête pose un problème rédhibitoire car il est invisible aux yeux des autres. On ne pourrait voir Monsieur Sans Tête qu’à la condition d’être exactement là où il est. Mais « à zéro centimètre de lui-même », il n’y a pas de place pour deux et c’est là que pour lui, il perd de vue sa tête :

TardieuChapeauMonsieur vous vous trompez
car je n’ai plus de tête
comment voulez-vous
que je porte un chapeau !

Monsieur interroge Monsieur (FC 108)

Qu’il ferme les yeux ou qu’il les lève au ciel, disparaît alors ce corps que tous les mystiques affirment être une prison aussi longtemps que nous nous y identifions, ce qui n’est pas le cas de Monsieur Sans Tête qui affirme :

Monsieur, je le regrette
mais je n’ai plus de corps
et n’ayant plus de corps
je ne mets plus d’habits.

Monsieur interroge Monsieur (FC 108)

Mais que reste-t-il donc lorsque disparaît ainsi cette troisième personne du singulier, conjuguée au passé ou au futur, prisonnière des noms et des formes ? Ici et maintenant, demeure alors la Première personne du singulier, le « Je », sans attribut, immortel dans un éternel présent, un espace conscient qui contient l’univers des formes.

Exemple : j’aime cet espace
où tous les mondes prennent place
les petits et les grands

Le bon citoyen de l’univers (FC 134)

Ce  » bienheureux espace », selon l’expression de Jean Onimus (Jean Tardieu Un rire inquiet, Champ Vallon 1985), est pour Jean Tardieu une « image physiquement vécue de l’infini » (c’est moi qui souligne), c’est à dire une de ces expériences de la non-dualité que partagent poète et mystique et qui les rapproche. Ainsi à la question de savoir quoi chercher quand on cherche Dieu, Douglas Harding répond par la bouche du héros du « Procès » : « Ce qui n’a pas de forme, pas de couleur ni de limite mais qui est comme la lumière, ou l’air, ou l’eau claire, ou l’espace. L’espace immense, plein à ras bord de ce qui se présente. (…) L’espace immense, conscient de lui-même, conscient de sa vacuité et de son contenu. »

Ce contenu, ces formes physiques, psychologiques, mentales, tout, y compris Monsieur Tête, ne sont que des objets de la conscience : « Sur le plan des phénomènes manifestés et perçus, que peut-il y avoir d’autre que le contenu ou les formes de ma conscience ? Lorsqu’on affirme : “le monde existe indépendamment de moi, il existait avant mon apparition, il existera après ma disparition“, c’est un point de vue paradoxal et absurde car il suppose qu’on puisse se projeter à l’extérieur de sa propre conscience et percevoir l’univers en dehors de soi-même, c’est-à-dire sans sujet, sans spectateur pour observer le spectacle. » Patrick Ravignant (Les versants du silence Dervy 1996). Et Monsieur Sans Tête ne s’y trompe pas qui affirme :

Moi je dis qu’après nous
ne reste rien du tout.

Voyage avec Monsieur  (FC 112)

Et à Monsieur Tête qui demande :

Qui c’est qu’est là
quand j’y suis pas ?

Monsieur Sans Tête répond :

Quand j’y suis pu
Y-a pu personne
A preuve ? C’est que quand j’ reviens
je ramène tout à la maison :
et v’là la terre
et v’là le ciel(…)

Solipsisme  (FC 112)

Monsieur Sans Tête est bien le Créateur du ciel et de la terre, semblable à Dieu. De ce monde, il a accepté alors les règles du jeu, les deux pôles de la dualité énergétique, ses formes soumises au changement, en « bon citoyen de l’univers » qu’il est :

Et j’aime le déroulement
de la succession des temps
où tous ces objets se déplacent
lorsqu’ils s‘échappent du néant.

Le bon citoyen de l’univers (FC 135)

Il constate qu’il est en parfait accord avec ce monde relatif : « quoiqu’il arrive, je suis content », découvrant ainsi le secret, la porte d’accès à la maison du Père :

« Comme il advient à toute créature qui se sent d’accord avec son destin, un immense et perpétuel bien-être s’est répandu en moi. » (PO 109)

Une fois la dualité acceptée, le relatif, totalement accueilli comme tel, s’offre alors comme absolu. Samskara est Nirvana : « Ainsi, quand la dualité est comprise comme complémentarité, quand les pôles autrefois opposés sont vus comme ne pouvant exister sans l’autre, c’est ça la Compréhension. C’est ça l’Illumination. (…) » Ramesh Balsekar (Conciousness speaks Advaita Press 1992).

Alors, pareil à l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être, Monsieur Sans Tête est saisi par la merveilleuse diversité de la Manifestation qui se révèle comme un jeu divin, la Lila des Hindouistes, sans cesse renouvelé sous ses yeux amusés.

A la fête d’ici
j’étions venu pour rire
j’étions venu pour rire
Bell’dam !
et pour m’en retourner.

La belle Fête (FC 180)

Si toutes les formes sont vues comme de simples objets de la Conscience, comme les images d’un film qui n’affectent en rien cet Écran qui est ma véritable nature, alors elles perdent toute importance :

Ah, pour moi c’est tout comme
interrompit Monsieur
la baleine et la pomme
devant l’éternité sont à égalité.

(FC 115)

Lorsque la compréhension s’approfondit, disparaît aussi le dualisme dans lequel il y avait encore un Monsieur Sans Tête, même conscient de n’être que la Conscience. Ne demeure plus alors qu’un état d’unicité, au delà de la dualité et du dualisme car « Tout ce qui est, est la Conscience, au repos ou en mouvement (…) c’est pourquoi Ramana Maharshi répétait et que d’autres maîtres le font aussi : « Rien ne s’est en réalité produit. Il n’y a pas de création. Il n’y a pas de destruction. Il n’y a pas de but, pas de chemin. Il n’y a pas de libre-arbitre, pas de destin. » » Ramesh Balsekar (Conciousness speaks Advaita Press 1992). En ce sens, Monsieur Sans Tête est un maître puisque reprenant le fameux « neti, neti » du Vedanta, il raconte ainsi leur vie, à lui et à Monsieur Tête :

Nous ne sommes pas nés
nous n’avons pas grandi
nous n’avons pas rêvé
nous n’avons pas dormi
nous n’avons pas mangé
nous n’avons pas aimé
Nous ne sommes personne
et rien n’est arrivé.

Le tombeau de Monsieur Monsieur (FC 119)

La plupart des commentateurs, imprégnés de leur culture judéo-chrétienne, n’ont vu dans ces vers qu’un aveu désespéré et absurde alors qu’ils reprennent les plus grandes paroles de la Sagesse universelle montrant ainsi, une fois encore, combien poésie et mystique participent de la même aventure.

Ni ceci, ni cela, ni les deux, ni le contraire des deux, ni l’un ou l’autre.
Bien sûr, Tardieu lui aussi, quoique tardivement, avait dû s’acquitter de la contribution exigée pour appartenir au club des humains mais le masque qui lui fut alors collé sur le visage, ne lui fit jamais oublier sa véritable nature. Entre Monsieur Tête, face humaine, et Monsieur Sans Tête, face divine, il ne faut donc voir aucun antagonisme, aucune opposition. Un dialogue s’instaura très vite entre ces deux aspects du Moi, à travers cette porte qui se referma à l’adolescence mais qui joua à la fois le rôle de passage et d’obstacle, cette porte peu à peu entrebâillée et par laquelle souffle le vent de l’Espace.

A ces mots le vent souffle
emportant leur chapeau
et les deux personnages
dans le ciel bleu et beau
s’effacent aussitôt.

Monsieur Monsieur aux bains de mer (FC 115)

A travers la poésie de Jean Tardieu, nous découvrons certes la tragédie burlesque de notre théâtre humain où chacun se croit obligé de « porter le chapeau » de son malheur mais « une voix sans personne » nous parle aussi de notre maison d’origine, d’un retour possible et d’une réconciliation. Cela vaut bien un coup de chapeau ! »

BIBLIOGRAPHIE (en plus des ouvrages cités en note)

Serge CHAMPEAU, « Ontologie et Poésie », 1995 Vrin
Douglas HARDING, « Vivre Sans Tête », 2009, Le Courrier du Livre
Sri NISARGADATTA Maharaj, « Je suis », 1982 Les Deux Océans
Emilie NOULET, « Jean Tardieu », 1978, Poètes d’Aujourd’hui, Seghers
Patrick RAVIGNANT, « Les Versants du Silence », 1996 Dervy
Jean TARDIEU, « On vient chercher Monsieur Jean »,  Gallimard

et bien sûr aussi, et peut-être surtout :

SimplementVoirChristian Le Dimna :

« SIMPLEMENT VOIR, aux confins de la poésie contemporaine et de l’expérience mystique »

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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