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Il n’existe qu’une expérience spirituelle : se mettre en face de soi-même – Jacques Brosse

Ci-dessous un article découvert un peu par hasard, en recherchant des images de son auteur, Jacques Brosse.

Ce titre étrange m’a immédiatement interpellé, car vous savez que le « face à face » ne fait guère bon ménage avec la Vision du Soi selon Douglas Harding. Alors se mettre « en face de soi-même »

L’aventure intérieure – Jacques Brosse.

Article paru dans le hors-série n° 28 (novembre 1996) du Nouvel Observateur : « La soif de Dieu : voyage au cœur des religions ».

Le Nouvel Observateur – Qu’y a-t-il de commun à toutes les expériences spirituelles ?

Jacques BrosseIl n’existe qu’une expérience spirituelle : se mettre en face de soi-même. C’est le fameux « Qui suis-je ? »¹ Une question à laquelle chacun doit répondre pour soi … Il vient un moment dans la vie où l’on doit se poser cette question. Mais pas trop tôt. Souvent, la question se pose après la trentaine. On se dit : bien, j’ai déjà un peu construit ma vie, mais qu’est-ce que je fais vraiment ? L’expérience spirituelle prend donc l’aspect du « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux  » inscrit au fronton du temple de Delphes. C’est pour moi une définition de la quête spirituelle.

N. O. – En quoi le fait de se connaître soi-même permet-il de connaître l’univers ?

J. Brosse – Pour un Occidental, l’expérience revient à mettre en doute ses certitudes : l’individu d’un côté, le monde de l’autre ; l’âme d’un côté, le corps de l’autre². Des positions que nous appelons dualistes et qu’inspire le combat du bien et du mal.

N. O. – Vous refusez les notions de bien et de mal ?

J. Brosse – Dans l’absolu il n’y a ni bien ni mal puisque ce qui est bien devient mal et réciproquement. A un autre niveau, il faut bien prendre parti mais sans oublier que dans ce bien il y a peut-être un peu de mal, que dans le criminel le plus endurci il y a du bien.

N. O. – Qu’est-ce que la mystique par rapport à l’expérience spirituelle ?

J. Brosse – Toute expérience spirituelle est mystique et initiatique. On peut distinguer dans toutes les voies une expérience immédiate, à travers laquelle le mystique entre directement en relation avec la divinité ; s’il s’agit de méditation zen, on parle de satori ou d’illumination. Il existe une autre voie, qui vous permet de vous élever graduellement. La grâce n’est pas l’objet d’un calcul, elle est donnée indépendamment des fins que l’on s’est assignées. Cependant, si l’on n’est pas préparé à la grâce, on peut la recevoir et ne pas s’en apercevoir. Les enfants aussi peuvent avoir des éveils, mais les adultes sont souvent incapables de comprendre de quoi il s’agit.

N. O. – Que cherche-t-on à connaître ? Le « moi » social, le « moi » familial, ou s’agit-il d’autre chose ?

J. Brosse – Les bouddhistes répondent que c’est la nature de Bouddha. Nous sommes des éveillés et nous ne le savons pas. L’éveil peut être comparé au fait de recouvrer la vue pour un aveugle de naissance³. C’est se connaître, non plus en tant qu’individu séparé mais participant à l’univers (4) et relié aux autres.

N. O. – Est-ce connaître son inconscient ?

J. Brosse – Ce serait réducteur, parce que l’inconscient est un concept plutôt négatif. Pour les psychanalystes, le moi n’est pas quelque chose à quoi l’on puisse se raccrocher. Il naît du conflit entre le « ça » et le « surmoi », il est une force de résistance à l’un et à l’autre, c’est tout. La question est de savoir ce qui reste lorsqu’on réalise que le moi est une fiction.

N. O. – Vous avez fait une psychanalyse. Dans quel contexte ?

J. Brosse – Le plus classique possible : une analyse freudienne. C’est très bien de remettre le moi en marche, mais ce n’est pas suffisant. A l’origine, la psychanalyse a été conçue pour soigner des névrosés, non pour guérir des gens normaux. A la fin de sa vie, Jung disait que si on lui trouvait quelqu’un de normal, il le guérirait (5).

N. O. – La psychanalyse est-elle un préalable nécessaire à l’expérience spirituelle ?

J. Brosse – Ce n’est pas indispensable. Un maître idéal serait celui qui connaîtrait la psychanalyse de l’intérieur, pour distinguer ce qui est psychique de ce qui est spirituel (6).

N. O. – Pouvez-vous définir ces termes ?

J. Brosse – Dans le langage des mystiques, on dit psychique et pneumatique, de pneuma en grec, le souffle, l’esprit. Ce qui est psychique est de l’ordre de l’âme, ce qui est spirituel est de l’ordre de l’esprit. Ce qui fait l’unité de l’individu, c’est le corps, lui-même changeant, impermanent (7).

N. O. – Comment peut-on situer l’inconscient dans le bouddhisme ?

J. Brosse – Il n’y a pas d’inconscient dans le bouddhisme, en ce sens qu’il est seulement l’une des consciences. Le bouddhisme distingue de six à huit consciences. Il y a une conscience pour chacun des sens qui sont au nombre de six, le sixième étant le mental qui cherche à faire la synthèse des cinq premiers. La septième est une autre forme du mental qui tend vers l’universel. La huitième est la conscience fondamentale, âlaya, qui correspond à peu près à l’inconscient collectif de Jung, mais beaucoup plus étendu. L’analyse de la conscience évite la fracture du conscient et de l’inconscient. La conscience âlaya est composée de l’expérience personnelle de l’individu, de son expérience actuelle, de son karma, du karma de ses parents, du karma de l’humanité, de l’univers tout entier. Au moment de l’éveil, c’est cette conscience qui est purifiée.

N. O. – Quel est le point de départ de l’expérience ?

J. Brosse – C’est la douleur, la souffrance existentielle, ce que le bouddhisme nomme duhkha. C’est aussi cette souffrance qui pousse les gens vers la psychanalyse.

N. O. – Comment les pratiques venues d’Orient sont-elles comprises puis « récupérées » ?

J. Brosse – L’aventure du yoga montre comment une culture peut, en effet, être « récupérée » par l’Occident et totalement vidée de sa substance. Il faut veiller à ce qu’une même dérive ne déforme pas le bouddhisme aujourd’hui. (8)

N. O. – Le Connais-toi toi-même demande à chacun de trouver ses propres instruments pour se connaître.

J. Brosse – Oui, mais on suppose qu’il les a. Tant qu’un être n’a pas pris conscience de la nécessité d’une recherche personnelle, il n’y a rien à faire (9). Une fois la démarche initiée, on a besoin d’une discipline, d’un guide, de quelqu’un qui a déjà fait l’expérience.

N. O. – Il existe aujourd’hui une grande variété de disciplines, des méthodes traditionnelles aux bricolages du New Age. Comment choisir ?

J. Brosse – Une méthode valable est celle qui a fait ses preuves. Le christianisme a fait ses preuves pendant deux mille ans, et le bouddhisme pendant deux mille cinq cents ans. Une méthode style New Age, qui pioche dans chacune des grandes traditions et mélange le tout, ne fait la preuve que de sa nocivité. Cela dit, je ne crois pas qu’il existe une méthode universelle, c’est pourquoi il faut préserver les différences par-delà l’œcuménisme.

N. O. – Pourquoi le bouddhisme réussit-il si bien chez nous ?

J. Brosse – Il répond à un besoin auquel les méthodes occidentales ne répondent plus. Prenons le catholicisme que je connais un peu et que je n’ai jamais tout à fait quitté. Un certain nombre d’obstacles empêchent peut être les Occidentaux de s’y accomplir. Par exemple, la conviction qu’on est seul à avoir raison, ce qui est le problème de tous les monothéismes. Il a existé dans le monde chrétien des écoles monastiques mystiques qui pouvaient répondre à ces besoins fondamentaux. On trouve chez Maître Eckhart des recommandations qui pourraient être celles d’un maître zen. Il s’agissait d’une méditation, avec une posture et des étapes à parcourir, aussi précises que celles du bouddhisme tibétain.

N. O. – Existe-t-il aujourd’hui dans le christianisme une méthode analogue qui soit encore pratiquée ?

J. BrosseL’hésychasme dans l’Église orthodoxe, qui signifie « la paix »,  » le repos », pratiquée par les moines du mont Athos. Elle est basée sur la méditation à partir d’une posture et d’un « mantra » : « Jésus, fils de Dieu, prends pitié de nous. » (10)

N. O. – Comment imaginer qu’un chrétien affronte la question du Connais-toi toi-même si ces méthodes d’éveil sont absentes de son paysage ?

J. Brosse – Mais il n’a pas besoin d’éveil. Dans le christianisme, on est sauvé ou damné. Cela ne se passe plus sur le plan de l’esprit, mais sur le plan de l’âme (11). Ces distinctions permettent de mieux comprendre à quel niveau se situe l’expérience. Dans la méditation zen que je pratique, il faut partir du corps pour réussir à cerner l’anima qui anime le corps, c’est-à-dire l’âme qui disparaît avec le corps. Dans notre schéma, l’âme est donc mortelle. Mais il y a autre chose, qui est l’esprit. L’aspect trinitaire de l’homme a été évacué par l’Église catholique mais subsiste dans l’Église d’Orient.

N. O. – Quelle est la fonction du guide dans l’expérience ?

J. Brosse – Un maître zen dit à ses disciples :

« Je peux vous conduire à l’abreuvoir, mais je ne peux pas boire pour vous. »

Le guide n’impose pas un point de vue. Le maître enseigne ce qu’a enseigné le Bouddha, mais à travers sa propre expérience, et en tant qu’il précède ses élèves de quelques longueurs seulement sur la voie. Son obligation est plutôt de veiller à ce que la discipline soit suivie rigoureusement et que l’élève ne s’installe pas dans une pratique imaginaire.

N. O. – Qu’apporte la pratique du zen dans la vie quotidienne ?

J. Brosse – Une certaine légèreté. Les lamas tibétains rient tout le temps. On se prend difficilement au sérieux. Il n’y a pas de désespoir dans le bouddhisme, il y a le non-espoir. Vous êtes dans le présent et vous évitez de vous projeter dans l’avenir. Le non-espoir, c’est le vide, shunyata. Le vide n’est pas désespérant, au contraire, il est liberté. Le non-espoir est une libération parce que vous n’avez plus à vous soucier d’espérer quelque chose. Vous l’avez déjà (12). »

Propos recueillis par Jean-Philippe de Tonnac et Catherine David.

 

Cordialement

 

¹ – Vous imaginez un peu les contorsions à accomplir ! Se prendre … et se placer « en face de soi-même » … ??? Chapeau ! Et en plus pour se poser une question, ancienne et célèbre certes, mais qui induit une réponse d’emblée réductrice. Si je me demande « Qui … ? », la réponse est nécessairement « quelqu’un », non ? Le temps n’est-il pas venu de remettre un peu en question ce fameux Gnothi seauton (Γνῶθι σεαυτόν) ?

Et si nous nous demandions plutôt « Que suis-je ? », question incomparablement plus ouverte, voire « Où suis-je ? ». Accompagné de ce geste si simple et si efficace qui consiste à pinter votre index vers … l’endroit d’où provient votre regard :

DoigtNetOui, je sais, c’est une expérience du niveau du jardin d’enfant, celle que le moine de Tokyo a accepté de faire. Mais justement, c’est ce qui nous est instamment demandé depuis longtemps : devenir pareils à de petits enfants !

« Le vieillard n’hésitera pas à interroger l’enfant de sept jours à propos du lieu de la vie et il vivra. »

Évangile de Thomas, logion 4

Retenons néanmoins qu’il s’agit universellement de connaissance de soi & du Soi, y compris dans les grands monothéismes dès que l’on creuse un peu.

« Lorsque vous vous connaîtrez vous-même, alors vous serez connu et vous connaîtrez que vous êtes les fils du Père le Vivant. Mais si vous ne vous connaissez pas vous-même, alors vous êtes dans le vain et vous êtes vanité. »

Évangile de Thomas, logion 3

² – Aucune solution ne peut être trouvée dans le cadre d’une anthropologie dualiste. Seul le recours à « Corps & Âme – Esprit » peut nous … sauver. Vérifiez du côté de Michel Fromaget et, surtout, de votre propre expérience.

³ – « L’éveil peut être comparé au fait de recouvrer la vue pour un aveugle de naissance » : cette petite phrase m’aide bien à intégrer l’épisode de la guérison d’un aveugle-né relaté en Jean 9, 1-41.

Certes l’éveil est bien une espèce de miracle, et peut-être même le plus extraordinaire de tous, mais enfin, il s’agit simplement de retrouver sa vraie nature, d’accomplir son destin d’être humain complet, Corps & Âme – Esprit, rien de moins, rien de plus. Évitez si possible le jour du sabbat pour cette réalisation, il paraît que cela porte malheur … !

4 – Non pas seulement « participant à l’univers et relié aux autres », mais se reconnaître comme étant véritablement l’autre et tout l’univers, parce qu’Ici au Centre Je Suis « vide », espace d’accueil illimité et inconditionnel de tout ce qui se présente. Si l’on en reste à ce « participant », on demeure sur le plan de la dualité.

5 – Sacré Jung … ! Et dirent que certains doutent de l’existence de l’humour suisse allemand ! Si quelqu’un de « normal » ignore le Soi, effectivement il nécessite des soins urgents. Peut-être que notre Président …

C’est vrai que l’objectif de ce bon docteur Freud était singulièrement limité. Heureusement qu’il a eu des successeurs plus ambitieux, Marie Balmary notamment.

6 – « … distinguer ce qui est psychique de ce qui est spirituel », c’est justement ce que Michel Fromaget, évoqué plus haut, s’efforce de faire. J’ajouterai qu’il le fait brillamment, mais la confusion est telle et tellement bien ancrée dans notre monde actuel qu’il a bien besoin de soutien. Lisez-le, faites le connaître, …

Je ne pense pas qu’il existe de « maître idéal », mais je profite de ce paragraphe pour rappeler le profond intérêt de Svami Prajanpad pour une psychanalyse encore toute jeunette. Cf. « Psychanalyse et Sagesse orientale » de  Daniel Roumanoff aux Éditions Accarias – L’Originel.

Intérêt conservé et développé par Arnaud Desjardins, bien entendu.

7 – « Ce qui fait l’unité de l’individu, c’est le corps, lui-même changeant, impermanent ». Ce point aurait mérité quelques développements, mais il ne s’agit que d’une interview du Nouvel Obs … Est-ce que ce qui fait l’unité de l’individu ce n’est pas plutôt son « corps de gloire », la réalisation d’avoir pour vrai corps l’univers entier, comme disent les Upanishads ? Il se trouve que cette proposition concorde en plus parfaitement avec l’appréhension scientifique du monde.

8 – Il est clair que de nombreux occidentaux se situent complètement à coté du sens véritable du yoga. Mais les indiens eux-mêmes ne sont pas en reste en ce qui concerne la récupération. Évoquons juste la nomination récente d’un ministre du yoga et la promotion d’une journée mondiale du yoga par Narendra Modi, l’actuel Premier Ministre de l’Inde, un nationaliste à la carrière parfois inquiétante, voire violente, et très controversée … Mais est-il permis de le critiquer alors qu’il prévoit d’acheter autant d’avions Rafale à la France… ? Et quelques EPR en supplément …?

Cette manœuvre politico-économique va-t-elle achever de « vider le yoga  de sa substance » ? Espérons plutôt qu’elle engendre un réflexe salvateur de retour à la vérité et à l’exigence du yoga. Au fait, la Vision du Soi selon Douglas Harding, née en Inde, n’est qu’une espèce de quintessence du yoga. Mais … n’en croyez surtout pas un traître mot, vérifiez !

9 – « Tant qu’un être n’a pas pris conscience de la nécessité d’une recherche personnelle, il n’y a rien à faire. »  Ce constat est d’une brutalité atroce, mais il est absolument imparable. Dans la continuité de la réflexion de Georges Bernanos, il semble évident que le monde moderne constitue une formidable conspiration contre toute espèce de recherche personnelle sérieuse.

Un atelier de Vision du Soi selon Douglas Harding propose une prise de conscience initiale subite, et fournit des outils simples et efficaces pour « demeurer dans le Royaume ». Mais n’en croyez surtout pas un traître mot, essayez !

10 – Il s’agit du Kyrie eléison (Κύριε ἐλέησον – Kýrie eléêson), signifiant « Seigneur, prends pitié » (traduction catholique arrêtée après Vatican II) ou « Seigneur, aie pitié » (traduction orthodoxe arrêtée en français par les liturgistes russes et grecs au début du XXe siècle).

Que l’aveugle spirituel que je suis recouvre enfin une vision claire de sa vraie nature …

11 – Là, il y aurait vraiment trop à dire pour le cadre de ce modeste article. Mais j’imagine que le format également très réduit de cette interview au Nouvel Obs n’a pas permis à Jacques Brosse de développer toute sa pensée.

Il a beaucoup travaillé sur ce « catholicisme que je connais un peu et que je n’ai jamais tout à fait quitté ». Cf. notamment ce superbe pavé : « Histoire de la Chrétienté d’Orient et d’Occident – De la conversion des Barbares au sac de Constantinople (406 – 1204) » aux éditions Albin Michel, 1995.

12 – Vous êtes déjà, nous sommes tous déjà, cet espace d’accueil illimité et inconditionnel, ce contenant immuable de tous les contenus périssables. Mais …  n’en croyez surtout pas un traître mot, vérifiez !

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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