Christian Bobin n’est certainement pas (encore !) catalogué parmi les sages ou les saints, mais la fréquentation de ses « petits » ouvrages m’apporte néanmoins la joie de humer cet enivrant parfum de « retour à la maison », de ressentir cette ferme volonté de mettre bas le masque [1]. J’espère que ces quelques morceaux choisis vous donneront envie d’aller voir par vous-même de quoi il « retourne ». Cette sélection est bien sûr totalement subjective et reliée à la démarche de la Vision du Soi selon Douglas Harding.
Mes réflexions sont traitées en renvoi pour vous permettre de rester dans l’univers Bobin, du premier au dernier guillemet. Je pense avoir respecté l’ordre de parution des ouvrages lus, chez Gallimard, en collection Folio ou autres, Fata Morgana, Lettres Vives, Le Temps qu’il fait, Mercure de France, La Passe du Vent. Cf. aussi « Le Très Bas », lu par Michaël Lonsdale, chez Thélème Editions.
Je ne serais fait pour rien. Je serais fait pour cela : tout. L’Amour. Les choses s’avancent vers moi, toutes choses. Par leur silence, elles entrent en moi. D’abord par leur silence. Puis leur lumière s’élabore en moi, discrète, infime. Miraculée. Enfin l’embrasement, l’éclair, le brûlant, le radieux. Ensuite, écrire, seulement ensuite. Voilà. C’est tout. Je ne saurais rien faire d’autre. Seulement cet échange de silence en lumière. L’Amour.
Qu’est-ce que l’amour ? C’est ce que personne ne sait. Mais qu’est-ce que personne ? C’est chacun de nous dans le secret de sa vie engloutie. L’amour s’adresse en nous au plus intime, à ce qui, dans le plus intime de nous, est sans visage, sans forme et sans nom : personne. [2]
« Souveraineté du vide »
… oui, tout plutôt que cette connaissance. Plutôt la mésentente avec soi, avec l’autre. Plutôt sortir, bouger, aller hors de soi, acheter le pain et le journal qui aideront à passer une heure ou deux, plutôt tout que de savoir, que d’accorder le moindre espace à l’espace illimité qui nous presse et nous ronge, du dedans, du dehors. Tout, même des livres.
Le sol ou l’on marche n’est pas le vrai. Le ciel ou l’on boit n’est pas pur. Il manque un art à la vie…
Il manque quelque chose comme cela. Un art de voir. Un art du simple . [3]
« L’homme du désastre »
« A quoi penses-tu ? », demandent les importuns à celui qui renoue en lui avec le songe d’une origine. Comment dire : je ne pense à rien. Je ne pense ni à des mots, ni à des choses. Comment dire : c’est à vous que je pense, à ce qui, au centre de vous, est comme au centre de moi. C’est à la mort et c’est à l’enfance que je pense.
Ayant renoncé à la plus haute science – qui est science de l’enfance – nous avons perdu la force du clair, la vertu du simple. Nous manquons à notre vie. Nous manquons à tout. L’étrange est au fond que la grâce nous atteigne, quand tous nos efforts tendent à nous rendre inaccessibles. L’étrange est que – par la faveur d’une attente, d’un regard ou d’un rire – nous accédions parfois à ce huitième jour de la semaine, qui ne commence et ne s’épuise en aucun temps. [4]
« Le huitième jour de la semaine »
L’enfant anticipe sa propre disparition dans ce qu’il voit. Il ne contrarie pas ce principe de dissolution qui gouverne ses heures. Il l’accélère. Il passe avec ce qui passe. Il se mélange à toutes choses. Il s’égare dans ce qu’il voit. L’absence de l’enfant n’est peut-être que le nom le plus pur de sa présence : éparpillé dans son cœur, il touche aux étoiles comme aux insectes, aux feuilles des arbres comme au visage des mourants.
On a inventé le travail et le manège des chevaux de bois pour s’éloigner en vain de la place vide, au centre du centre, au cœur du cœur. [5]
« La part manquante »
L’âge d’or n’est pas derrière nous dans l’épaisseur d’une nostalgie. L’âge d’or est devant nous, dans la transparence d’un regard. Les portes du paradis s’ouvrent comme s’ouvre un visage, sous la puissance lumineuse d’un sourire. Si l’on veut voir le paradis sur terre, il suffit de contempler le visage de l’autre quand un sourire étend ses traits, quand ce visage est baigné – comme dit Verlaine – par le « bonheur d’une paix sans victoire », quand enfin se suspend cette lutte de chacun contre tous, cette volonté de s’agrandir aux dépens de l’autre ou cette tristesse de diminuer à son profit. Quand nous ne sommes plus dans l’enfermement ni dans la conquête, quand nous jouissons – toujours selon Verlaine – de la lumière d’ « être simple sans plus attendre ». C’est ça le paradis, c’est ça l’âge d’or … [6]
Donc, comment quitter la volupté ordinaire d’une maîtrise, sinon par le goût et l’attrait d’une volupté plus grande, tout aussi sûre : celle d’accueillir sans retenir, celle de jouir non du cadavre des choses ou des gens, mais de la contemplation de leur infinie liberté. Contemplation sans terme, sans but, sans volonté … Mais ce que je vous dis là, c’est le plus désirable. C’est l’horizon, certainement pas la terre proche, immédiate. [7]
« La merveille et l’obscur »
Votre pensée est dans ce calme comme à son comble, un comble de fraîcheur et de légèreté : elle ne s’impatiente plus. Elle ne se trouble plus. Elle se repose tout simplement et se mélange à ce qui est, sans plus chercher. Comment nommer cette légèreté. Le mot de bonheur n’irait pas, ni aucun mot pouvant amener son contraire. Le bonheur va avec le malheur, la joie va avec la peine. Ce qui vous arrive ne va avec rien, ou bien avec tout.
Avec le regard simple, revient la force pure.
« Une petite robe de fête »
Ce qui fait qu’une parole est vraie, c’est la joie qu’elle nous donne – comme une transfusion d’âme, comme un recueil de toutes les lumières dans la faible lumière de nos yeux. La joie est la première étoile dans le ciel intérieur. Il suffit de la considérer pour connaître où nous en sommes du jour et de la nuit, de la solitude et de l’amour. C’est le seul signe incontestable du vrai. Il n’y en a pas d’autre. … La joie, ce n’est rien de facile. La joie, ce n’est rien de gentil. Elle n’ignore pas la souffrance. Elle ne fait pas l’économie du désespoir. La joie, ce n’est pas l’enthousiasme. … La joie c’est le réel. [8]
« Un livre inutile »
Une vie neuve, c’est ce que l’on voudrait mais la volonté, faisant partie de la vie ancienne, n’a aucune force. … on voudrait bien une vie nouvelle mais sans perdre la vie ancienne. Ne pas connaître l’instant du passage, l’heure de la main vide. [9]
Le monde de l’esprit n’est rien de différent du monde matériel. Le monde de l’esprit n’est que le monde matériel enfin remis d’aplomb. Dans le monde de l’esprit c’est en faisant faillite qu’on fait fortune. [10]
« Le très-bas »
Il n’y a pas d’images du bonheur. Le bonheur c’est l’absence, c’est d’être enfin absent à soi, rendu à toutes choses alentour.
… la porte battante d’un visage, la porte battante sur le vide. [11]
« Isabelle Bruges »
Les saints ont brisé en eux ce principe naturel qui sépare chaque vie de toutes les autres : plus rien de l’univers ne leur est étranger et leur cœur vibre du chant de l’étoile comme du murmure de la neige, du sourire des morts comme des pleurs du nouveau-né. Il n’y a pas d’autre humanité que celle des saints. Il n’y a pas d’autre humanité que selon ce point de vue surnaturellement amoureux, amoureusement surnaturel. [12]
L’émerveillement crée en nous un appel d’air. L’éternel s’y engouffre à la vitesse de la lumière dans un espace soudain vidé de tout.
Je ne reconnais l’éclat du vrai que dans la joie et dans cette conscience de nous-mêmes qui l’accompagne toujours, cette conscience radieuse de n’être rien …
Ce qui se tient entre notre vie et nous comme un obstacle c’est nous-mêmes, cet épaississement de nous-mêmes dans nous-mêmes que nous considérons comme une preuve de maturité, une certitude d’existence. Il nous manque d’aller dans notre vie comme si nous n’y étions plus, …
La prière est l’unique lien au réel – si par « prière » on entend simplement une attention extrême et insoucieuse d’aucun résultat, une attention si pure que celui qui l’exerce ignore même qu’il l’exerce. [13]
« L’éloignement du monde »
… s’il nous faut dans cette vie travailler à quelque chose, c’est bien à faire venir cette douceur aimante qui n’est que l’autre nom de la force. [14]
Devant la page, le temps d’écrire, je renonce à être quelqu’un – fût-ce un écrivain. Parce que c’est bien trop peu d’être quelqu’un. Parce que c’est moins que rien. J’ai quarante-trois ans et je continue à vouloir être tout.
« L’épuisement »
La vie en société c’est quand tout le monde est là et qu’il n’y a personne. [15]
Ce serait comme une histoire d’amour, sauf qu’il n’y aurait pas d’histoire. Mais l’amour est bien là. Il n’a pas de forme, il n’a pas de visage, il n’a pas de nom. Mais il est bien là. Il est venu comme arrive tout amour, après la fin des temps – fin de la mort, fin de la peur.
« L’inespérée »
Il va droit à la porte de l’humain. Il attend que cette porte s’ouvre. La porte de l’humain, c’est le visage. Voir face à face, seul à seul, un à un. … Celui dont je n’accueille plus le visage – et pour l’accueillir, il faut que je lave mon propre visage de toute matière de puissance – celui-là, je le vide de son humanité et je m’en vide moi-même. [16]
Peut-être n’avons – nous jamais eu le choix qu’entre une parole folle et une parole vaine.
« L’homme qui marche »
La sagesse, contrairement à ce qu’on raconte, ne vient pas avec l’âge. Sage, ce n’est pas une question de temps, c’est une question de cœur et le cœur n’est pas dans le temps.
… tout va bien sauf que je ne suis pas dans le tout.
« La folle allure »
L’intelligence c’est proposer à l’autre ce qu’on a de plus précieux, en faisant tout pour qu’il puisse en disposer – s’il le souhaite, quand il le souhaite. L’intelligence, c’est l’amour avec la liberté. [17]
Je n’ai jamais vécu dans le temps. Je crois que personne jamais n’a vécu dans le temps.
« La plus que vive »
On dit que l’enfance est un état de passage, une chose temporelle, éphémère, mais moi je crois que c’est l’état adulte qui est éphémère. L’enfance, elle, est éternelle.
« La grâce de solitude »
… quelqu’un qui ouvrirait une voie royale de l’œil à l’esprit, sans l’intermédiaire bruyant des mots. [18]
Ma vie est bien plus belle lorsque je n’y suis pas.
On ne peut rien dire de Dieu, seulement parler avec lui, en lui. Si cette phrase semble folle ou prétentieuse, on l’entendra sans doute mieux en y remplaçant le mot « Dieu » par le mot « amour » qui est son exact équivalent.
« Autoportrait au radiateur »
Les vieilles lois du monde se lisent à l’envers aussi bien qu’à l’endroit : celui qui a quelque chose en moins a, dans le même temps, quelque chose en plus. [19]
Est-ce que j’ai seulement envie de quelque chose ? J’ai tout. Chaque matin j’ouvre les yeux et je me découvre milliardaire : la vie est là, discrète, bruyante, colorée, petite, immense.
« Geai »
Il y a une naissance simultanée de nos yeux et du monde, un sentiment de « première fois » où ce qui regarde et ce qui est regardé se donnent le jour.
« La présence pure »
… « métaphysique ». Cela veut dire au-delà de la physique. Plus loin que le visible, si tu veux. L’amour, quoi.
« Tout le monde est occupé »
…
Cordialement
1 – Référence au chapitre six de « Vivre Sans Tête » : le jeu du masque.
2 – Ou peut-être : Première personne du singulier du présent …
3 – Ceux qui lisent ces lignes, établis sur « le terrain solide du voir » (Svami Prajnanpad), conjuguent sans doute ces verbes à l’imparfait.
4 – Ce paragraphe me rappelle étrangement le début de mon histoire
5 – Et bien d’autres choses encore, mais l’important n’est-il pas cet « en vain » ?
6 – La nostalgie, ce mal du retour, peut constituer une énergie positive lorsqu’elle est centrée sur le but du voyage, l’Origine, et un piège redoutable lorsqu’elle l’est sur les moyens « traditionnels » de ce voyage. Paul Valéry a écrit que des ancêtres il fallait conserver la braise et non la cendre.
Et Douglas : « … ce qui nous concerne ici, ce n’est pas tant le zen traditionnel que son esprit éternel et universel, un esprit éternellement fertile en renouvellements imprévisibles. »
Nous avons le choix entre nous épuiser à maintenir l’illusion de la confrontation et vivre l’âge d’or, ici et maintenant. Très simple, mais jamais facile.
7 – Bien sûr que … see, … and wait !
Une des définitions que donne mon Petit Robert pour « contemplation » est : « communion de l’âme avec Dieu ». Il s’agit d’esprit plutôt que d’âme (CF « Corps, Âme, Esprit » de Michel Fromaget, deux tomes aux éditions Edifie L.L.N., Bruxelles, 1998), mais il doit être effectivement difficile de trouver plus grande volupté.
8 – En travaillant sur ce paragraphe durant la semaine du Taillé 2000, auprès de Douglas, de Catherine, de tous ces anciens et nouveaux amis, j’ai éprouvé cette joie extraordinaire du partage, de l’adoration en esprit et en vérité (Jean, 4-23/24), la joie comme pierre de touche du vrai et inversement.
9 – « Down, down, down … Empty space … Pascal avait son gouffre. How strange that this should be at once the most powerful symbol of death and the most powerful symbole of the fullest, intensest life » – « Ile » d’Aldous Huxley – Presses Pocket.
10 – L’inversion totale des valeurs entre la Première et la troisième personne.
11 – Cf. Shunryu Suzuki : « Ce que nous appelons « je » n’est qu’une porte battante qui va et viens quand nous inspirons et quand nous expirons. » – « Esprit zen esprit neuf » – Seuil, Points Sagesses.
12 – Cf. : « Le sage a pour corps l’univers entier ». Mais pourquoi donc « surnaturel » ?
13 – Cf. Svami Prajnanpad : « Prier, c’est être présent à ce qui est. »
14 – Étrange que C. Bobin n’ait pas écrit « revenir » … Cette force, cette douceur aimante, a toujours été là.
15 – J’espère que vous contribuerez activement au succès que cette formule mérite !
16 – Un visage bien « lavé » c’est un espace d’accueil grand ouvert. Cet homme qui marche c’est Jésus.
17 – Quelle superbe définition du partage qui nous est proposé.
18 – Notre ami Douglas Edison Harding.
19 – Une tête en moins, un monde en plus !