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Le fragile vernis de la civilisation – Vaclav Havel

 

Vaclav Havel est un homme remarquable a bien des égards. (Oui, je sais, je devrais écrire « était » puisqu’il est décédé. Mais certaines personnes « sont » vivantes et le restent, et donc je persiste et signe.)

Václav Havel – 5/10/1936 – 18/12/2011

J’apprécie énormément sa remarque précise, à la fois désabusée et pleine d’humour, sur la condition de l’homme moderne :

« L’élément tragique pour l’homme moderne, ce n’est pas qu’il ignore le sens de sa vie, c’est que cela le dérange de moins en moins. »

Je suis tombé un peu par hasard¹ sur le magnifique discours² qu’il a prononcé en mai 1995 à l’université de Harvard.

Au vu de la réalité du monde il ne semble pas que son appel à la responsabilité, pour ne pas dire à la métamorphose, des hommes politiques et des responsables des médias de masse ait vraiment été entendu et suivie d’effet …

Mais n’avons-nous pas les politiques et les médias qui nous correspondent étroitement ? Ne devons-nous pas nous aussi commencer par changer radicalement de comportement, adopter cette « nouvelle relation envers le miracle de l’Être » dont parle Havel ?

Je pose la question pour la forme, mais je suis bien sûr convaincu que oui, c’est la seule façon de … de quoi au fait ? Rien de moins que d’assurer « le salut de l’espèce humaine ». « Le seul espoir »

Le président & philosophe pose très clairement l’équation  :

« Notre conscience doit rejoindre notre raison, sans quoi nous sommes perdus. »

Je suis intimement convaincu que la Vision du Soi selon Douglas Harding peut contribuer de manière décisive à sa résolution : l’« entrée principale » en quelque sorte ! N’en croyez pas un traître mot, essayez, vérifiez !

&

« Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président, Mesdames et Messieurs,

Lors d’une récente soirée, j’étais assis dans un restaurant en plein air près de l’eau. Ma chaise était à peu près semblable aux chaises qu’on trouve dans les restaurants près de la rivière Vltava à Prague. On jouait la même musique rock que l’on joue dans la plupart des restaurants tchèques. Je voyais des publicités auxquelles je suis accoutumé à la maison. Plus que tout, j’étais environné de jeunes gens qui étaient tous habillés à l’identique, qui prenaient des verres qui se ressemblaient tous, et ils se conduisaient avec la même désinvolture que celle de leurs contemporains à Prague. Seuls leur apparence et les traits de leur visage étaient différents, car j’étais à Singapour.
J’étais assis en songeant à cela et de nouveau – pour la énième fois – je pris conscience d’une vérité presque banale : nous vivons maintenant dans une seule civilisation globale. L’identité de cette civilisation ne réside pas simplement dans la similitude des vêtement ou des boissons, ni dans le constant bruit de la musique commerciale qui est partout la même dans le monde, ni même dans la publicité internationale. Elle réside dans quelque chose de plus profond : grâce à l’idée moderne de progrès indéfini, avec son expansionnisme immanent, et à l’évolution rapide de la science qui en découle, notre planète, pour la première fois dans la longue histoire de l’espèce humaine, a été recouverte, en l’espace de quelques décennies, par une seule et même civilisation, essentiellement technologique. Le monde est maintenant intriqué dans les réseaux de télécommunication constitués de millions de petits fils, ou capillaires, qui non seulement transmettent de l’information à la vitesse de la lumière, mais qui véhiculent également des modèles intégrés de comportement social, politique et économique. Ce sont des conducteurs de normes légales, tout autant que de milliards de milliards de dollars parcourant le monde tout en restant invisibles même à ceux qui traitent directement avec eux. La vie de la race humaine est totalement interconnectée non seulement d’un point de vue informationnel, mais au sens causal également. En guise d’anecdote, je pourrais illustrer ceci en vous rappelant – puisque je viens de parler de Singapour – qu’aujourd’hui il suffit d’une simple transaction initiée dans l’ombre par un seul employé de banque indélicat à Singapour pour jeter à terre une banque à l’autre bout de la terre. Grâce aux réalisations de cette civilisation, pratiquement chacun d’entre nous sait ce que signifient chèques, obligations, lettres de change, et actions. Nous sommes familiers avec CNN et Tchernobyl, et nous savons qui sont les Rolling Stones, Nelson Mandela ou Salman Rusdie. Plus encore, les capillaires qui ont intégré cette civilisation de façon si parfaite véhiculent également certains modes de co-existence humaine qui ont montré leur valeur, tels la démocratie, le respect des droits de l’homme, l’État de droit, les lois du marché. De telles informations circulent en flux autour du monde et, à des degrés divers, prennent racine en différents endroits.

Dans les temps modernes, cette civilisation globale est apparue dans un territoire occupé par l’Europe et, finalement, par la culture euro-américaine. Historiquement, elle a évolué à partir d’une combinaison de traditions – classiques, judaïques et chrétiennes. J’en suis arrivé à comprendre comme ce monde est petit et comme il se tourmente lui-même avec un nombre incalculable de choses dont il ne devrait pas se tourmenter si les gens étaient capables de trouver en eux-mêmes un peu plus de courage, un peu plus d’espoir, un peu plus de responsabilité, un peu plus de compréhension mutuelle et d’amour. En théorie, du moins, ce monde nous donne, non seulement la capacité d’une communication mondiale, mais également un ensemble de moyens coordonnés en vu de se défendre contre de nombreux dangers communs. Il peut aussi, d’une manière qui est sans précédent, rendre notre vie sur terre plus facile, et nous ouvrir à des horizons, à ce jour, inexplorés dans la connaissance de nous-mêmes et du monde dans lequel nous vivons.

Et pourtant, il y a dans cette civilisation quelque chose qui ne va pas tout-à-fait.

Permettez-moi de faire de cette cérémonie l’occasion d’une brève méditation sur un sujet sur lequel je me suis beaucoup attardé, et que je présente souvent en des occasions semblables à celle-ci. Je voudrais insister aujourd’hui sur la source des dangers qui guettent l’humanité, en dépit de cette civilisation globale, et souvent directement à cause d’elle. Par-dessus tout, je voudrais parler des manières dont ces dangers peuvent être affrontés.

Bien des grands problèmes que nous rencontrons aujourd’hui, tels que je les comprends, ont leur origine dans le fait que cette civilisation globale, bien que partout visible, n’est en réalité rien de plus qu’un mince vernis posé sur la somme totale de la conscience humaine [human awareness].
Cette civilisation est immensément fraîche, jeune, nouvelle, et l’esprit humain l’a accueillie avec une vertigineuse alacrité, sans qu’il ait changé d’une façon essentielle. L’humanité a graduellement, et de bien des façons diverses, forgé nos modes de pensée, notre relation avec le monde, nos modèles de conduite et les valeurs que nous acceptons et reconnaissons. Par essence, ce nouvel et unique épiderme de la civilisation mondiale se contente de recouvrir ou de dissimuler l’immense variété des cultures, des peuples et des univers religieux, des traditions historiques et des attitudes historiquement formées, tout ce qui, en un sens, réside en-dessous de lui. En même temps, alors même que ce vernis de la civilisation mondiale se répand, ce « dessous » de l’humanité, cette dimension cachée, exige de plus en plus d’être entendu et qu’on lui accorde droit à la vie.

Et ainsi, alors que le monde comme un tout accepte, de façon croissante, les nouvelles habitudes de la civilisation globale, un autre processus contraire se met en place : des anciennes traditions reprennent vie, différentes religions et cultures s’éveillent à de nouvelles manières d’être, cherchant une place nouvelle pour exister, et luttant avec une ferveur croissante pour réaliser ce qui est unique en elles et ce qui les rend différentes des autres. En fin de compte, elles cherchent à donner une expression politique à leur individualité.

Il est souvent dit, qu’en nos temps, chaque vallée crie pour son indépendance et serait même prête à lutter pour elle. Bien des nations, ou du moins certaines parties d’entre elles, combattent la civilisation moderne ou ses principaux partisans afin d’avoir le droit d’adorer leurs anciens dieux ou d’obéir aux anciennes injonctions divines. Ils mènent leur combat en utilisant des armes fournies par cette même civilisation qu’ils combattent. Ils emploient des radars, des ordinateurs, des lasers, des gaz toxiques et, peut-être à l’avenir, même des armes nucléaires. Par opposition avec ces inventions technologiques, d’autres produits de cette civilisation – comme la démocratie ou l’idée des droits humains – ne sont pas acceptés dans beaucoup d’endroits du monde, parce qu’ils sont considérés comme étant hostiles à ces traditions locales.

En d’autres termes, le monde euro-américain a équipé d’autres parties du globe avec des instruments qui, non seulement pourraient effectivement détruire les valeurs des Lumières – lesquelles, entre autres choses, ont rendu possible l’invention précisément de ces instruments – mais qui pourraient également paralyser la capacité des hommes à vivre ensemble sur cette terre.

Que résulte-t-il de tout ceci ?

A mes yeux, cet état des choses contient un défi manifeste, non seulement pour le monde euro-américain, mais pour la civilisation d’aujourd’hui prise comme un tout. C’est un défi pour elle de commencer de se comprendre comme une civilisation multi-culturelle et multi-polaire, dont la signification réside non pas dans la négation de l’individualité des différentes sphères de culture et de civilisation, mais dans la possibilité d’être plus complètement elles-mêmes. Cela ne sera possible, et même concevable, que si nous acceptons tous un code de base de coexistence mutuelle, une sorte de minimum commun que nous pouvons tous partager, qui nous permettra de continuer de vivre côte-à-côte. Toutefois, un tel code n’aura pas la moindre chance d’être accepté s’il est seulement le produit du petit nombre qui agit ensuite avec force sur les autres. Il doit être l’expression de la volonté authentique de chacun, jaillissant des racines spirituelles authentiques qui sont cachées sous la peau de notre commune civilisation globale. S’il est simplement disséminé à travers les capillaires de la peau, à la manière des publicités de Coca-Cola – comme une commodité offerte par quelques-uns à d’autres – on ne saurait espérer qu’un tel code puisse prendre racine d’une façon profonde et universelle.

Mais l’humanité est-elle capable d’une telle entreprise ? N’est-ce pas une idée désespérément utopique ? N’avons-nous pas à ce point perdu le contrôle de notre destinée que nous sommes condamnés à l’extinction progressive dans une confrontation high-tech entre les cultures, du fait de leur fatale incapacité de coopérer-opérer face aux catastrophes imminentes, qu’elles soient écologiques, sociales ou démographiques, ou face aux dangers engendrés par l’état de notre civilisation comme tel ?

Je ne sais pas.

Mais je n’ai pas perdu espoir.

Je n’ai pas perdu espoir parce que je suis persuadé encore et toujours que, reposant en sommeil dans les racines les plus profondes de la plupart, sinon de toutes les cultures, il y a une similitude essentielle, quelque chose dont on pourrait faire, si une telle volonté existait, un point de départ unifiant pour un nouveau code de la coexistence humaine qui pourrait être fermement ancré dans la grande diversité des traditions humaines.

Ne trouvons-nous pas quelque part dans les fondations de la plupart des religions et des cultures, bien qu’elles puissent prendre mille et une différentes formes, des éléments communs tels que le respect pour ce qui nous transcende, que nous entendions par là le mystère de l’Être ou un ordre moral qui se tient au-dessus de nous, le respect pour nos voisins, pour nos familles, pour certaines autorités naturelles, le respect pour la dignité humaine et pour la nature, un sens de la solidarité et de la bienfaisance envers les hôtes qui viennent avec des bonnes intentions ?

L’origine ancienne et commune ou les racines humaines de nos diverses spiritualités, dont chacune apporte une autre sorte de compréhension humaine de la même réalité, ne constitue-t-elle pas ce qui pourrait authentiquement amener ensemble les hommes de différentes cultures ?

Et les commandements de base de cette spiritualité archétypale ne sont-ils pas en harmonie avec ce qu’une personne même irréligieuse – sans savoir exactement pourquoi – peut considérer comme juste et plein de sens ?

Naturellement, je ne suggère pas que les hommes modernes puissent être contraints d’adorer d’anciennes déités ou d’accepter des rituels qu’ils ont depuis longtemps abandonnés. Ce que suggère est quelque chose de tout à fait différent. Nous devons arriver à une profonde connexion mutuelle ou parenté entre les diverses formes de notre spiritualité. Nous devons nous souvenir de notre substance originellement spirituelle et morale, qui s’est développée à partir de la même expérience essentielle de l’humanité. Je crois que c’est là le seul moyen de réaliser une authentique régénérescence de notre sens de la responsabilité envers nous-mêmes et envers le monde. Et, en même temps, c’est le seul moyen de réaliser une compréhension plus profonde entre les cultures qui les rendra capables de travailler ensemble dans un esprit authentiquement œcuménique afin de créer un nouvel ordre du monde.

Le vernis de la civilisation globale qui enveloppe le monde moderne et la conscience de l’humanité, ainsi que nous le savons tous, a une nature double, mettant en question, à chaque étape du chemin, les valeurs sur lesquelles elle est fondée, ou qu’elle propage. Les milliers de réalisations merveilleuses de cette civilisation qui marchent si bien pour nous et qui nous enrichissent peuvent aussi nous appauvrir, nous diminuer et détruire nos vies, ce qu’elles font souvent. Au lieu de servir les hommes, nombre de ces créations les aliènent. Au lieu d’aider les gens à développer leur identité, elles les leur retirent. Presque chaque invention ou découverte – depuis la scission de l’atome et la découverte de l’ADN jusqu’à la télévision et l’ordinateur – peut être tournée contre nous et utiliser à nos dépens. Comme il est plus aisé aujourd’hui que durant la Première Guerre mondiale de détruire une métropole entière en un seul raid aérien ! Et comme il serait plus facile aujourd’hui, à l’ère de la télévision, pour un fou comme Hitler ou Staline de pervertir l’esprit de toute une nation. Quand les hommes ont-ils jamais eu le pouvoir que nous possédons aujourd’hui d’altérer le climat de la planète ou d’épuiser ses ressources minérales ou la richesse de sa faune de sa flore en l’espace de quelques courtes décennies ? Et combien plus destructeur aujourd’hui qu’au début du siècle le potentiel que les terroristes ont à leur disposition.

A notre époque, il semblerait qu’une partie du cerveau humain, la partie rationnelle, qui a fait toutes ces découvertes moralement neutres, a connu un exceptionnel développement, alors que l’autre partie, qui devrait être en alerte pour s’assurer que ces découvertes servent réellement l’humanité et ne la détruira pas, est restée catastrophiquement en arrière.

Oui, d’où que je commence de réfléchir aux problèmes qui attendent notre civilisation, j’en reviens toujours au thème de la responsabilité humaine, qui semble incapable de suivre le rythme de la civilisation et de l’empêcher de se tourner contre l’espèce humaine. Tout se passe comme si le monde était devenu quelque chose de tout simplement trop vaste pour que nous puissions nous en occuper.

Il n’y aura pas de retour en arrière. Seul un rêveur peut croire que la solution réside dans la réduction du progrès de la civilisation d’une manière ou d’une autre. La tâche principale à l’époque qui s’annonce est d’une autre nature : une renaissance radicale du sens de notre responsabilité. Notre conscience doit rejoindre notre raison, sans quoi nous sommes perdus.

Je crois profondément qu’il n’y a qu’une seule façon de réaliser cette fin : nous devons nous détourner de notre anthropomorphisme égocentrique, de notre habitude de nous considérer comme les maîtres de l’univers qui pouvons faire ce que bon nous semble. Nous devons découvrir un nouveau respect de qui nous transcende : pour l’univers, pour la terre, pour la nature, pour la vie, et pour la réalité. Notre respect pour les autres hommes, pour les autres nations et pour les autres cultures, peut seulement se développer à partir d’un humble respect pour l’ordre cosmique et de la conscience que nous en faisons partie, que nous sommes en lien avec lui et que rien de ce que nous faisons n’est perdu, mais appartient plutôt à la mémoire de l’Être, où elle est jugée.

Une meilleure alternative pour le futur de l’humanité réside dans le fait d’imprégner notre civilisation d’une dimension spirituelle. Il ne s’agit pas simplement de comprendre la nature multi-culturelle et de trouver l’inspiration pour la création d’un nouvel ordre du monde dans les racines communes de toutes les cultures. Il est également essentiel que la sphère culturelle euro-américaine – celle qui a créé cette civilisation et qui a enseigné à l’humanité son orgueil destructeur – retourne maintenant à ses propres racines spirituelles et devienne un exemple pour le reste du monde dans la recherche d’une nouvelle humilité.

Des observations générales de ce genre ne sont certainement pas difficiles à faire et elles ne sont ni nouvelles ni révolutionnaires. Les hommes modernes sont passés maîtres dans l’art de décrire la crise et la misère du monde que nous forgeons, et dont nous sommes responsables. Mais nous sommes bien moins capables d’arranger les choses.

Alors que s’agit-il de faire précisément ?

Je ne crois pas en quelque clé universelle ou panacée. Je ne suis pas un adepte de ce que Karl Popper appelait une « ingénierie sociale holistique », en particulier parce que j’ai dû mener la plus grande partie de ma vie d’adulte dans des circonstances qui résultaient de la tentative de créer une utopie marxiste holistique. Je sais assez, par conséquent, ce qu’il en est des efforts de ce genre !

Cela me décharge pas, cependant, de la responsabilité de penser aux manières de rendre le monde meilleur.

Il ne sera certainement pas facile d’éveiller en l’homme un nouveau sens de la responsabilité pour le monde, une capacité à se conduire comme s’il devait vivre sur cette terre pour toujours, et d’être comptable un jour de son état. Qui sait combien de cataclysmes horribles devront se produire avant qu’un tel sens de la responsabilité soit admis ? Mais cela ne signifie pas que ceux qui désirent y contribuer ne puissent pas commencer immédiatement. C’est une grande tâche pour les professeurs, les éducateurs, les intellectuels, le clergé, les artistes, les entrepreneurs, les journalistes, pour tous ceux qui exercent une activité dans la vie publique.

Par-dessus tout, c’est une tâche pour les hommes politiques.

Même dans les conditions les plus démocratiques, les hommes politiques ont une immense influence, peut-être plus qu’ils n’en sont eux-mêmes conscients. Cette influence ne réside pas dans leurs mandats actuels, qui, en tout état de cause, sont considérablement limités. Elle réside dans quelque chose d’autre : l’impact spontané qu’exerce leur charisme sur le public.

La principale tâche de la génération présente des hommes politiques n’est pas, je crois, de plaire au public par les décisions qu’ils prennent, ni de faire des sourires à la télévision. Elle n’est pas de gagner les élections ni de s’assurer des places au soleil jusqu’à la fin de leurs jours. Leur rôle est tout à fait différent : il est d’assumer leur part de responsabilité dans les projets à long terme de notre monde et, ainsi, de donner un exemple au public pour lequel ils travaillent. Leur responsabilité est de penser audacieusement au loin, non pas de craindre la défaveur de la foule, d’imprégner leurs actions d’une dimension spirituelle (ce qui, bien sûr, n’a rien à voir avec le fait d’assister de façon ostentatoire à des offices religieux), d’expliquer sans cesse – à la fois au public et à leurs collègues – que la politique doit faire bien plus que refléter les intérêts de groupes particuliers ou de lobbies. Après tout, la politique a pour but de servir la communauté, ce qui signifie qu’elle est la moralité mise en pratique. Et comment peut-on mieux servir la communauté et la moralité pratique qu’en cherchant, au milieu de la civilisation globale, elle-même globalement en danger, leur propre responsabilité politique globale, c’est-à-dire leur responsabilité pour la survie même de l’espèce humaine ?

Je ne crois pas qu’une homme politique qui s’engage sur ce chemin difficile mettra inévitablement en péril sa survie politique. Il est une idée trompeuse, tenant le citoyen pour un idiot, selon laquelle le succès politique dépend de sa capacité à jouer de cette idiotie. Il n’en est pas ainsi. Une conscience sommeille en chaque être humain, quelque chose de divin. Et c’est en cela que nous devons placer notre espérance.

Mesdames et Messieurs,

Je me trouve peut-être dans la plus célèbre université du pays le plus puissant au monde. Avec votre permission, je dirai quelques mots sur le sujet de la politique d’une grande puissance.

Il est évident que ceux qui ont la plus grande puissance et la plus grande influence ont également la plus grande responsabilité. Qu’on le veuille ou non, les États-Unis d’Amérique portent probablement la plus grande responsabilité envers la direction que le monde prendra. Les États-Unis devraient donc réfléchir le plus profondément possible à cette responsabilité.

L’isolationnisme n’a jamais été une stratégie gagnante pour les États-Unis. S’ils étaient entrés plus tôt dans la Première Guerre mondiale, ils n’auraient pas eu à payer le prix des morts qu’ils ont subi.

Il en est de même de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque Hitler se préparait à envahir la Tchécoslovaquie, et, ce faisant, à exposer au grand jour le manque de courage des démocraties occidentales, votre président écrivit une lettre au président tchécoslovaque l’implorant de parvenir à un accord avec Hitler. S’il ne s’était pas illusionné lui-même, et avec lui le monde entier, en croyant qu’un accord était possible avec ce fou, si, au contraire, il avait montré un peu les dents, peut-être la Seconde Guerre mondiale n’aurait-elle pas eu lieu, et des dizaines de milliers de jeunes américains n’auraient pas eu à trouver la mort en la combattant.

De même façon, juste à la fin de cette guerre, si votre président, qui était par ailleurs un homme exceptionnel, avait dit un « non » ferme à la décision de Staline de diviser le monde, peut-être la Guerre Froide, qui coûta aux États-Unis des centaines de milliards de dollars, n’aurait-elle pas eu lieu non plus.

Je vous en supplie : ne répétez pas ces erreurs ! Vous les avez toujours payées d’un prix lourd. Il n’y a tout simplement aucun moyen d’échapper à la responsabilité que vous avez en tant que pays le plus puissant du monde.

Ce qui est en jeu va bien au-delà de l’obligation de se dresser contre ceux qui veulent de nouveau diviser le monde en sphère d’intérêts, ou soumettre ceux qui sont différents ou plus faibles. Ce qui est en jeu, c’est le salut de l’espèce humaine. En d’autres termes, il s’agit de ce dont j’ai déjà parlé : de comprendre la civilisation moderne comme une civilisation multi-culturelle et multi-polaire, de tourner notre attention vers les sources originellement spirituelles de la culture humaine et, par-dessus tout, de notre propre culture, de tirer de ces sources la force pour la création courageuse et magnanime d’un nouvel ordre pour le monde.

Il n’y a pas longtemps, j’étais à un gala pour célébrer un important anniversaire. Y étaient présents cinquante chefs d’État, peut-être plus, qui étaient venus honorer les héros et les victimes de la plus grande guerre de l’histoire humaine. Ce n’était pas une conférence politique, mais le genre d’événement social qui a principalement pour but de montrer hospitalité et respect aux hôtes invités. Lorsque le plan de table fut connu, je découvris à ma surprise que ceux qui étaient assis à la table à côté de la mienne n’étaient pas identifiés comme les représentants d’un État particulier, comme c’était le cas aux autres tables : ils étaient désignés comme les « membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU et du G7 ». J’éprouvais à ce sujet des sentiments mêlés. D’un côté, je songeais comme il était merveilleux que les plus riches et les plus puissants du monde se voient souvent et même à ce dîner, qu’ils puissent parler ensemble de façon informelle et en viennent à mieux se connaître. De l’autre, un léger frisson parcourut ma colonne vertébrale, car je ne pouvais m’empêcher d’observer qu’une table avait été distinguée comme particulièrement importante. C’était une table pour les grandes puissances. De façon presque perverse, je me pris à imaginer que les gens qui y étaient assis, avec leur caviar russe, divisaient le reste d’entre nous, sans nous demander notre opinion. Peut-être tout cela est-il simplement la fantaisie d’un ancien ou peut-être d’un futur scénariste. Mais je tenais à l’exprimer ici. Pour une raison simple : afin d’insister sur l’énorme écart qu’il y a entre la responsabilité des grandes puissances et leur hubris. L’architecte de cet arrangement – je devrais penser que ce n’était aucun des présidents présents – n’était pas guidé par un sens de la responsabilité pour le monde, mais par l’orgueil banal des puissants.

Mais l’orgueil est précisément ce qui conduira le monde à l’enfer. Je suggère une alternative : l’acceptation humble de notre responsabilité pour le monde.

Une grande opportunité se présente en vu de la coexistence entre les nations et les sphères de civilisation, de culture et de religion qui doit être saisie et exploitée autant que possible : c’est l’apparition de communautés supranationales ou régionales. A présent, il existe beaucoup de telles communautés de part le monde, avec différentes caractéristiques et divers degrés d’intégration. Je crois en cette approche. Je crois dans l’importance des organismes qui s’insèrent entre les États-nations et la communauté mondiale, des organismes qui peuvent constituer des intermédiaires importants de la communication globale et de la coopération-opération. Je crois que cette tendance vers l’intégration dans un monde où – comme je l’ai dit – chaque vallée aspire à l’indépendance, doit recevoir le plus grand soutien possible. Ces organismes, toutefois, ne doivent pas être l’expression de l’intégration pour l’intégration. Ils doivent constituer un des instruments permettant aux pays et aux peuples qui sont proches géographiquement, ethniquement, culturellement, économiquement et qui ont en commun des intérêts de sécurité, de former des associations et de mieux communiquer à la fois entre eux et avec le reste du monde. En même temps, de telles communautés régionales doivent se débarrasser de la peur que d’autres communautés comparables sont dirigées contre elles. Des rassemblements régionaux par aires qui ont une commune tradition et une commune culture politique devraient constituer une partie naturelle de la complexe architecture du monde. La coopération entre de telles régions devraient être une composante naturelle de la coopération-opération à l’échelle mondiale. Aussi longtemps que l’élargissement de l’adhésion à l’OTAN, afin d’inclure des pays qui se sentent culturellement et politiquement appartenir à la région que l’Alliance a été créée en vu de défendre, est comprise par la Russie, par exemple, comme une entreprise anti-russe, ce sera un signe que la Russie n’a toujours pas compris le défi de cette aire.

L’organisation mondiale la plus importante est l’ONU. Je pense que le cinquantième anniversaire de sa naissance pourrait être l’occasion de réfléchir comment infuser en elle un nouvel ethos, une nouvelle force, un nouveau sens, et en faire réellement la plus puissante arène de bonne coopération-opération entre toutes les cultures qui forment notre civilisation planétaire.

Mais ni le renforcement de structures régionales ni le renforcement de l’ONU ne sauveront le monde si les deux processus ne sont pas nourris par cette charge spirituelle renouvelée en laquelle je vois le seul espoir que l’humanité survive encore un millénaire.

J’ai évoqué ce que je pense que les hommes politiques devraient faire.

Il y a, toutefois, une autre force qui exerce tout autant, sinon plus encore, une influence sur l’état d’esprit général que celle des hommes politiques.

Cette force, ce sont les mass médias.

C’est seulement lorsque le destin me propulsa dans le royaume de la haute politique que je suis devenu pleinement conscient du pouvoir à double tranchant des médias. Et c’est un aspect ou une expression de la double nature de la civilisation d’aujourd’hui dont j’ai déjà parlé.

Grâce à la télévision, le monde entier a découvert, en l’espace d’une soirée, qu’il existe un pays appelé le Rwanda où les hommes souffrent au-delà de toute imagination. Grâce à la télévision, il est possible d’apporter au moins un peu de secours à ceux qui souffrent. Grâce à la télévision, le monde entier, en l’espace de quelques secondes, a été choqué et horrifié par ce qui s’est passé à Oklahoma City et, en même temps, il a compris que c’est un grand avertissement pour tous. Grâce à la télévision, le monde entier sait qu’il existe un pays internationalement reconnu appelé la Bosnie-Herzégovine et que, dès qu’elle a reconnu ce pays, la communauté internationale a essayé, en vain, de le diviser entre de grotesques mini États, selon les vœux des seigneurs de la guerre qui n’ont jamais été reconnus par personne comme les représentants légitimes de quiconque.

Cela constitue le côté merveilleux des mass médias d’aujourd’hui ou, plutôt, de ceux qui collectent les nouvelles. Les remerciements de l’humanité vont à tous ces reporters courageux qui risquent volontairement leur vie où que se passe quelque chose de mal, afin d’éveiller la conscience du monde.

Il y a, toutefois, un autre aspect de la télévision, moins merveilleux, qui se délecte des horreurs du monde ou qui, de façon impardonnable, en font des lieux communs, ou encore qui contraint les hommes politiques à devenir avant tout des stars du petit écran. Mais où est-il écrit que quelqu’un qui “est bon” à la télévision est nécessairement également un bon homme politique ? Je suis toujours étonné de voir à quel point je suis toujours à la merci des directeurs de télévision ou des éditeurs, à quel point mon image publique dépend bien plus d’eux qu’elle ne dépend de moi, combien il est important de sourire de façon appropriée à la télévision, ou de choisir la bonne cravate, à quel point la télévision me force à exprimer mes pensées de façon aussi cursive que possible, en boutades, slogans ou extraits sonores, à quel point mon image télévisuelle peut me rendre différent de mon vrai moi. Cela m’étonne et, en même temps, je crains que cela ne serve pas de bons buts. Je connais des hommes politiques qui ont appris à se voir eux-mêmes seulement comme la caméra de télévision les voient. La télévision a ainsi expropriée leur personnalité, et a fait d’eux quelque chose comme des ombres télévisuelles de leur ancien moi. Je me demande même parfois s’ils ne dorment pas d’une façon qui fasse bonne impression à l’écran !

Je ne suis pas outré que la télévision ou la presse déforme ce que je dis ou qu’elle l’ignore, ou qu’elle me fasse paraître comme quelque étrange monstre. Je ne suis pas en colère contre les médias lorsque je vois que l’ascension ou la chute d’un homme politique dépend plus d’eux que de l’homme en question. Ce qui m’intéresse est quelque chose d’autre : la responsabilité de ceux qui ont les mass médias entre leurs mains. Eux aussi portent une responsabilité pour le monde et pour l’avenir de l’humanité. De même que la scission de l’atome peut enrichir immensément l’humanité de mille et une manières et, en même temps, la menacer de destruction, la télévision peut avoir de bonnes ou de mauvaises conséquences. Rapidement, de façon suggestive et à un degré sans précédent, elle peut répandre l’esprit de compréhension, d’humanité, de solidarité humaine et de spiritualité, ou elle peut stupéfier des nations et des continents entiers. Et, de même que notre usage de l’énergie atomique dépend seulement de notre sens de la responsabilité, le bon usage du pouvoir qu’a la télévision d’entrer dans n’importe quelle maison ou dans tout esprit humain dépend également de notre sens de la responsabilité.

Que notre monde soit sauvé de tout ce qui le menace aujourd’hui dépend, au premier chef, de ce que les hommes reviennent à la raison, de la compréhension du degré de leur responsabilité et de la découverte d’une nouvelle relation envers le miracle de l’Être. Le monde est entre nos mains à tous. Et, cependant, certains ont une plus grande influence sur ce destin que d’autres. Plus une personne a d’influence – qu’il soit un homme politique ou un présentateur de télévision – plus grande est l’exigence envers son sens de la responsabilité et moindre la considération qu’il devrait porter à ses propres intérêts.

En conclusion, permettez-moi une brève remarque personnelle. Je suis né à Prague et j’y ai vécu pendant des décennies sans être autorisé à étudier correctement ou à visiter d’autres pays. Néanmoins, ma mère ne renonça jamais à l’un de ses rêves secrets et extravagants : qu’un jour, j’étudierai à Harvard. Le destin n’a pas permis que je réalise son rêve. Mais quelque chose d’autre est arrivé, quelque chose qui n’aurait jamais traversé l’esprit même de ma mère. J’ai reçu un titre de Docteur de Harvard sans même avoir besoin d’y étudier !

Plus encore, j’ai eu la chance de voir Singapour, et un nombre incalculable d’autres endroits exotiques. Il m’a été donné de comprendre comme ce monde est petit et comme il se tourmente lui-même en bien des façons auxquelles il échapperait si les hommes pouvaient trouver en eux un peu plus de courage, un peu plus d’espoir, un peu plus de responsabilité, un peu plus de compréhension mutuelle et d’amour.

Je ne sais pas si ma mère me regarde d’en-haut depuis le paradis, mais si c’est le cas, je devine ce qu’elle pense probablement. Elle pense que je me mêle de sujets dans lesquels seuls ceux qui ont étudié comme il convient les sciences politiques à Harvard ont le droit de fourrer leur nez.

J’espère que vous ne le pensez pas.

Je vous remercie de votre attention. »

Le texte de ce discours en anglais.

 

Cordialement

 

¹ – Sur le blog de Michel Terestchenko : Traduction du discours de Vaclav Havel à l’Université de Harvard, mai 1995 : « Le fragile vernis de la civilisation ».

Cf. également : « Un si fragile vernis d’humanité – Banalité du mal, banalité du bien ».

² – Ce billet reprend l’intégralité du discours, ce qui n’est vraiment pas un format raisonnable, mais je n’imaginais même pas retailler un texte de Vaclav Havel. Je me suis donc contenté de mettre en gras les quelques passages qui ont plus particulièrement retenu mon attention.

Je reviendrais certainement extraire de ce texte ses propositions en lien plus direct avec la spiritualité, pour les commenter dans un article ultérieur.

 

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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