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Tirer la couverture … au Soi – Arnaud Desjardins

« Une transformation définitive »

« L’intelligence du cœur »¹

« En face de mon propre maître, Swami Prajnanpad, nous étions assis pour les entretiens en tête à tête avec lui sur une grosse couverture rugueuse, pliée en huit. Cette couverture nous évitait d’être assis jambes croisées à même le ciment, puisqu’en Inde on utilise un ciment très lisse pour faire les sols.

Donc depuis plusieurs séjours j’étais habitué à retrouver cette couverture pliée en huit qu’on appelle asana en Inde (c’est le même mot que pour les postures), ce sur quoi on peut s’asseoir. Quand notre entretien avec ce maître était terminé, nous déposions cette couverture dans un coin de la pièce pour la reprendre le lendemain.

Et un jour, mon entretien avec lui étant terminé, j’ai jeté un peu brutalement cette couverture, je ne l’ai pas jetée à travers la pièce – je ne me serais pas permis ça devant un homme devant qui je faisais ce qu’on appelle le pranam en Inde, c’est-à-dire devant qui je me prosternais – mais je l’ai posée très négligemment. Il m’a rappelé et m’a dit :

« Prenez cette couverture, posez-la. Comment venez-vous de traiter cette couverture ? »

J’ai été tout à fait étonné à ce moment là de découvrir un autre visage de ce maître que j’admirais à la fois en tant que scientifique, qui avait été professeur de physique et chimie à un très haut niveau, au Bengale, et en même temps un sanskritiste, avant de devenir un sage reconnu dans le contexte de l’Inde.

« Comment est-ce que vous venez de traiter cette couverture ? Avec quelle négligence² vous l’avez déposée ! Quel sentiment avez-vous à l’égard de cette couverture ? »

Eh bien, franchement, aucun. Je trouvais qu’elle n’était pas très jolie. Je la trouvais rugueuse, même si c’était mieux que d’être assis sur le ciment.

« Quel sentiment de cette couverture avez-vous ? Regardez, vous êtes assis sur cette couverture séjour après séjour, depuis des mois, et maintenant des années lors de vos entretiens avec Swamiji (il parlait de lui à la troisième personne comme beaucoup de maîtres hindous), pour poser vos questions, pour entendre les réponses, donc pour être aidé dans ce que vous considérez comme le plus important de votre vie, c’est-à-dire le chemin spirituel. »

« Oui. »³

« Et grâce à cette couverture vous êtes plus confortable, donc plus disponible pour poser vos questions et pour entendre. »

Eh bien oui, je n’avais pas tenu compte de tout cela.

« Et comment cette couverture est-elle arrivée là ? Vous qui avez beaucoup roulé sur les routes de l’Inde, vous avez vu ces paysans qui poussent des charrues à socle en bois derrière des bœufs, dans la chaleur accablante, et qui vivent pieds nus de leur naissance à leur mort! »

Ce maître hindou semblait s’être transformé en Jaurès, le grand orateur socialiste assassiné au moment de la déclaration de guerre en 14.

« Ce sont eux qui ont cultivé, cueilli, filé, tissé le coton qui a servi pour faire cette couverture. »

Toute l’organisation de la société hindoue défilait devant mes yeux : les différentes castes, ceux qui produisent, ceux qui répartissent, ceux qui nous appellerions les commerçants aujourd’hui.

« Comment cette couverture a-t-elle été acheminée jusqu’au magasin puis jusqu’à l’ashram ? Comment avez-vous pu traiter cet objet sans aucun sentiment, sans aucun cœur ? « 

Ces paroles étaient à la fois très réalistes et très sobres même si j’ai fait allusion à Jaurès. C’était exact. Si j’avais bien eu la perception que c’était une couverture et pas un oreiller, si j’avais bien eu la conception : c’est une couverture, le sentiment par contre n’avait pas participé. Et tout d’un coup le sentiment naissait sous la forme d’une reconnaissance, d’une gratitude.

Un des débuts les plus fréquents sur le chemin de la transformation des émotions égocentriques en sentiments (4), c’est la gratitude. Le premier sentiment pur c’est la gratitude. Et la gratitude est une forme de l’intelligence du cœur. Et vis-à-vis de cette couverture, grâce à ce gourou, mon cœur devenait beaucoup plus intelligent. Bien sûr, ce que je viens de décrire passe par le langage, donc par la tête, mais je cherche à évoquer un sentiment. Un sentiment, nous savons bien où ça se place : dans le cœur.

Je me sentais en communion avec cette couverture qui prenait une profondeur, une richesse, et me reliait à tous les êtres humains qui avaient travaillé pour la produire ; elle n’était plus isolée en elle-même, elle trouvait sa place dans l’univers. Et après tout, s’il n’y avait eu ni pluie ni soleil, le coton n’aurait jamais poussé. Donc je ne pouvais être confortable dans ces entretiens qui me rapprochaient en principe du grand but de ma vie que parce qu’il y avait eu la terre, la graine de coton, le soleil, la pluie. Peu à peu le cœur s’élargissait et, à partir d’une couverture, je ressentais tellement plus, j’entrais peu à peu en communion, union avec une réalité de plus en plus vaste qui incluait les êtres humains, qui incluait la nature.

[…]

Dans les jours qui ont suivi, sous l’impact de ce maître hindou, tout objet parlait à mon cœur. … , et un respect est né pour la pâte dentifrice, pour la brosse à dents, et puis pour le lit, le drap, la moustiquaire qui me préservait des moustiques. Et cette participation du cœur à la connaissance de chaque aspect de la réalité m’est apparue si riche que cette révélation ne m’a plus jamais quittée.

[…]

Ainsi on ne peut connaître vraiment que si le cœur participe, que si le sentiment participe, on ne peut connaître vraiment que si la forme supérieure du sentiment, c’est-à-dire l’amour (5), participe. Donc on ne peut connaître vraiment que ce qu’on aime. Dès que l’on n’est plus en état d’amour, on n’est plus en état de connaissance. Pouvons-nous être d’accord avec une affirmation pareille, qui est en conformité avec tous les enseignements spirituels, soufi, chrétien, hindou ou bouddhiste ?

[…]

En conséquence, l’amour rend intelligent et l’absence d’amour voile notre intelligence. Tout être humain aspire bien sûr à être intelligent, à comprendre, mais tous les êtres humains ne sont pas convaincus que, tant qu’ils charrient avec eux des haines, des agressivités, des jalousies, des rancunes, ils ne peuvent pas être intelligents. […] 

Simplement ce que je veux dire pour conclure, c’est que cette frénésie de la connaissance, au sens ésotérique du mot, qui a bouleversé ma jeunesse et toute une partie de ma vie, m’a amené à m’incliner devant une vérité que crient toutes les spiritualités mais que nous ne voulons pas entendre : la connaissance est une affaire de cœur, c’est une affaire d’amour, c’est une affaire de sentiments, et donc de purification du cœur.  […] Et j’ose dire … que le suprême instrument de connaissance qui est mis à la disposition des hommes sur cette planète, c’est l’amour. »

Cordialement

 

¹ – « Une transformation définitive » est un texte d’Arnaud Desjardins intégré au livre « Méditer et agir », le n° 39 de la collection de poche Espaces Libres aux Éditions Albin Michel. Il va sans dire que j’aime beaucoup ce texte. J’espère qu’il vous sera utile.

Cet ouvrage reprend les contributions d’une partie des participants à deux colloques consacrés aux rapports de la méditation et de l’action, organisés par la revue« Question de » en 1986 et 1988. L’équivalent a été publié aux éditions du Relié.

L’intervention d’Arnaud Desjardins avait pour thème : « l’intelligence du cœur ».

Cet ouvrage comprend d’autres remarquables contributions : Jacques Lacarrière, Marie-Madeleine Davy, Faouzi Skali, Yvan Amar, Bernard Rérolle, Sogyal Rimpoché, Michel Cazenave, Jacob Needleman, Jacques Deperne, Jean-Yves Leloup, …

NB : le lien « Bernard Rérolle » ci-dessus donne accès non seulement à son texte « Nuages et eau » inséré dans « Méditer et agir », mais aussi à quelques autres. Une heureuse trouvaille.

² – « La religion, c’est le contraire de la négligence. » Michel Serres dans « Le Contrat Naturel ».

³ – OUI. Le mot clé. Celui de l’accueil inconditionnel de tout ce qui se présente. Seul un être qui a reconnu sa vraie nature de contenant ultime en est vraiment capable. Le « petit », le moi, l’ego, … parvient au mieux à formuler un « oui à 99 % », qui, selon Arnaud Desjardins, n’est qu’un « non à 100 % ».

Un atelier de Vision du Soi selon Douglas Harding n’a d’autre objectif que de permettre de voir clairement cette vraie nature, et d’en repartir avec quelques outils fiables permettant d’y revenir à volonté et, si c’est ce que nous voulons vraiment, d’y demeurer.

Être le « Grand », cet espace d’accueil illimité et inconditionnel, permet d’être un avec tout un chacun et toutes choses et, donc, d’en assumer l’entière responsabilité … Mais ne croyez surtout pas un traître mot de tout cela, venez plutôt vérifier dans un atelier.

4 – Partie importante des enseignements de Svami Prajnanpad et d’Arnaud Desjardins, qui dépasse le cadre de ce modeste article.

5 – Dans ce même article Arnaud écrit : « Or le cœur est avant tout associé à l’amour, surtout si nous lui donnons son sens suprême, agape en grec, l’amour si bien décrit par Saint Paul, qui ne juge pas, qui comprend, qui accepte. Nous savons bien que l’amour est la valeur spirituelle suprême, et que ce qui nous bouleverse avant tout chez un sage, avant son intelligence, c’est son amour. »

 

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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