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« Le Mal » – Christian Bobin

« Elle est sale. Même propre elle est sale.

Elle est couverte d’or et d’excréments, d’enfants et de casseroles. Elle règne partout. Elle est comme une reine grasse et sale qui n’aurait plus rien à gouverner, ayant tout envahi, ayant tout contaminé de sa saleté foncière. Personne ne lui résiste. Elle règne en vertu d’une attirance éternelle vers le bas, vers le noir du temps. Elle est dans les prisons comme un calmant. Elle est en permanence dans certains pavillons d’hôpitaux psychiatriques. C’est dans ces endroits qu’elle est le mieux à sa place : on ne la regarde pas, on ne l’écoute pas, on la laisse radoter dans son coin, on met devant elle ceux dont on ne sait plus quoi faire. Les jours, dans les hôpitaux comme dans les prisons, sont plus longs que des jours. Il faut bien les passer. On lui fait garder les invalides mentaux, les prisonniers et les vieillards dans les maisons de retraite. Elle a infiniment moins de dignité que ces gens-là, assommés par l’âge, blessés par la Loi ou par la nature. Elle se moque parfaitement de cette dignité qui lui manque. Elle se contente de faire son travail. Son travail, c’est salir la douleur qui lui est confiée et tout agglomérer – l’enfance et le malheur, la beauté et le rire, l’intelligence et l’argent – dans un seul bloc vitré gluant.

On appelle ça une fenêtre sur le monde. Mais c’est, plus qu’une fenêtre, le monde en son bloc, le monde dans sa lumière pouilleuse de monde, les détritus du monde versés à chaque seconde sur la moquette du salon. Bien sûr, on peut fouiller. On trouve parfois, surtout dans les petites heures de la nuit, des paroles neuves, des visages frais. Dans les décharges, on met la main sur des trésors. Mais cela ne sert à rien de trier, les poubelles arrivent trop vite, ceux qui les manient sont trop rapides. Ils font pitié, ces gens. Les journalistes de télévision font pitié avec leur manque parfait d’intelligence et de cœurcette maladie du temps qu’ils ont, héritée du monde des affaires : parlez-moi de Dieu et de votre mère, vous avez une minutes et vingt-sept secondes pour répondre à ma question.

Un ami à vous, un philosophe, passe un jour là-dedans, dans la vitrine souillée d’images. On lui demande de venir pour parler de l’amour, et parce qu’on a peur d’une parole qui pourrait prendre son temps, peur qu’il n’arrive quelque chose, parce qu’il faut à tout prix qu’il ne se passe rien que de confus et de désespérant – c’est-à-dire moins que rien –, en raison de cette peur on invite également vingt personnes, spécialistes de ceci, expertes en cela, vingt personnes soit trois minutes la personne. La vulgarité, on dit aux enfants qu’elle est dans les mots. La vraie vulgarité de ce monde est dans le temps, dans l’incapacité de dépenser le temps autrement que comme des sous, vite, vite, aller d’une catastrophe aux chiffres du tiercé, vite glisser sur des tonnes d’argent et d’inintelligence profonde de la vie, de ce qu’est la vie dans sa magie souffrante, vite aller à l’heure suivante et que surtout rien n’arrive, aucune parole juste, aucun étonnement pur. Et votre ami, après l’émission, il s’inquiète un peu, quand même, pourquoi cette haine de la pensée, cette manie de tout hacher menu, et la réalisatrice lui fait cette réponse, magnifique : je suis d’accord avec vous mais il vaut mieux que je sois là, si d’autres étaient à ma place, ce serait pire.

Cette parole vous fait penser aux dignitaires de l’État français durant la Seconde Guerre mondiale, à cette légitimité que se donnaient les vertueux fonctionnaires du mal : il fallait bien prendre en charge la déportation des Juifs de France, cela nous a permis d’en sauver quelques-uns. Même abjection, même collaboration aux forces du monde qui ruinent le monde, même défaut absolu de bon sens : il y a des places qu’il faut laisser désertes. Il y a des actes qu’on ne peut faire sans aussitôt être défait par eux. La télévision, contrairement à ce qu’elle dit d’elle-même, ne donne aucune nouvelle du monde. La télévision, c’est le monde qui s’effondre sur le monde, une brute geignarde et avinée, incapable de donner une seule nouvelle claire, compréhensible.

La télévision c’est le monde à temps plein, à ras bord de souffrance, impossible à voir dans ces conditions, impossible à entendre. Tu es là, dans ton fauteuil ou devant ton assiette, et on te balance un cadavre suivi du but d’un footballeur, et on vous abandonne tous les trois, la nudité du mort, le rire du joueur et ta vie à toi, déjà si obscure, on vous laisse chacun à un bout du monde, séparés d’avoir été aussi brutalement mis en rapport – un mort qui n’en finit plus de mourir, un joueur qui n’en finit plus de lever les bras, et toi qui n’en finis pas de chercher le sens de tout ça, on est déjà à autre chose, dépression sur la Bretagne, accalmie sur la Corse. Alors. Alors qu’est-ce qu’il faut faire avec la vieille gorgée d’images, torchée de sous ? Rien. Il ne faut rien faire. Elle est là, de plus en plus folle, malade à l’idée qu’un jour elle pourrait ne plus séduire. Elle est là et elle n’en bougera plus. Un monde sans images est désormais impensable. Il y aura toujours des jeunes gens dynamiques pour la servir, pour faire la sale besogne à ta place, à la place de tous les autres, au nom de tous les autres.

Je distrais, dit la télévision, et elle ne fait plus rire depuis longtemps. On ne peut pas faire de la culture pour tout le monde, dit la télévision, et on n’ose pas lui répondre que ce n’est pas un problème de culture mais d’intelligence, ce qui n’est pas du tout du même ordre. L’intelligence n’est pas affaire de diplômes. Elle peut aller avec mais ce n’est pas son élément premier. L’intelligence est la force, solitaire, d’extraire du chaos de sa propre vie la poignée de lumière suffisante pour éclairer un peu plus loin que soi – vers l’autre là-bas, comme nous égaré dans le noir. Je donne dans le sentiment, dit la télévision, et on n’a pas le courage de lui montrer l’abîme qu’il y a, entre le sentiment et la sensiblerie. C’est pas moi, dit la télévision à bout de course, c’est le peuple, je fais ce que veut le peuple – et il n’y a plus qu’à se taire devant l’analphabétisme grave de la télévision et de ceux qui la font.« 

« Le Mal », extrait de « L’Inespérée » (1994)

Christian Bobin

NB : une étonnante synchronicité m’a conduit à écrire cet article. Une après-midi je regarde l’émission Noms de Dieux consacrée à José Le Roy et à la Vision du Soi selon Douglas Harding, superbe moment de télévision orchestré par Edmond Blattchen, homme de culture & d’intelligence, déterminé à éclairer un peu plus loin que soi.

Et le soir même j’entends Antoine de Caunes, en dix secondes du très mal nommé « Grand » Journal, dézinguer  « Le pouvoir du moment présent » en servant la soupe à un film certainement idiot où il est question de développement personnel.

Dans la même veine, cf. aussi cet article de Matthieu Ricard évoquant le syndrome du mauvais monde, relayé par le Café Bonnes Nouvelles de Chambéry.

Cordialement

 

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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