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L’absence de spirituel est un problème, pas l’islam – Abdennour Bidar

Voici un article d’Abdennour Bidar, publié le 27 octobre 2015 dans la rubriques Idées du Monde.fr, et longtemps resté à l’état de brouillon sur volte-espace. Il me semble que cette réflexion originale contribue – encore et toujours – à construire une partie essentielle de la réponse adéquate au lendemain de l’attentat terroriste du 14 juillet 2016 à Nice, au lendemain du meurtre de Saint-Étienne du Rouvray, et à l’aube de ce qui va sans doute continuer à se produire un peu partout dans le monde …

Se recueillir sur le lieu de l’attentat, décréter trois jours de deuil national, prolonger l’état d’urgence, légiférer, … tout cela est sans doute nécessaire, mais également notoirement insuffisant. Soit nos sociétés parviennent à surmonter cet « effondrement sur lui-même de l’humain », soit elles iront vers un effondrement collectif, le chaos … Une véritable métamorphose de leurs fondements s’avère indispensable. Et un auvergnat célèbre, Blaise Pascal, nous indique le début du chemin :

« Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. »

Abdennour Bidar est notamment l’auteur d’une « Lettre ouverte au monde musulman« . Il anime un site personnel qui mérite une visite.

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L’absence de spirituel est un problème, pas l’islam

Bidar

Dans le débat qui vient d’opposer Alain Finkielkraut à Pierre Manent au sujet du “défi considérable que représente la poussée d’un islam fort¹ dans une nation faible”, je voudrais faire entendre une voix parmi celles de ces intellectuels de culture musulmane auxquels on reproche souvent de ne pas prendre assez leurs responsabilités. Je souscris entièrement à l’analyse de Pierre Manent lorsqu’il déclare que “le problème le plus alarmant qui assiège la France et l’Europe, c’est une désorientation générale, une impuissance croissante à penser et à vouloir un projet commun. L’irruption de l’islam révèle ce problème, l’aggrave sans doute, mais cette désorientation existe indépendamment de l’islam”.

Il faut insister avec M. Manent sur le fait que l’islam de France et d’ailleurs ne nous déstabiliserait pas autant si nous n’étions pas devenus si fragiles. Certes l’islam lui-même est profondément en crise, Daech n’étant que le symptôme le plus grave d’un cancer de civilisation² qui prolifère à peu près partout sur le corps de l’Oumma.

Cela, une majorité de musulmans refuse encore de l’entendre même si d’autres – surtout des femmes et ce n’est pas un hasard – me disent qu’enfin quelqu’un ose crever l’abcès. Cette surdité volontaire, cependant, est actuellement la chose du monde la mieux partagée. Car l’Occident éprouve lui aussi les pires difficultés à actualiser sa conscience de soi, c’est-à-dire en l’occurrence à accepter de voir cette réalité en face : ses idéaux magnifiques et indispensables, synthétisés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne suffisent plus à produire des sociétés justes mais laissent exploser toutes les inégalités ; et ces mêmes valeurs ont perdu toute force d’attraction, de conviction, d’entraînement dans le reste du monde, à commencer du côté de l’islam. L’Occident n’a plus les moyens³ d’être ce “cap” de l’humanité dont Jacques Derrida parlait naguère.

Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à ces fameuses valeurs. Mais de toute évidence, il faut maintenant qu’elles soient régénérées au fondement par la contribution de tous les héritages humanistes d’Orient, afin que désormais l’Occident ne soit plus laissé à l’illusion qu’il peut “fabriquer de l’universel tout seul” pour l’imposer tel quel à la planète (4). Dans cette perspective, nous devons comprendre que l’islam n’est pas notre ennemi, ni seulement le “révélateur” de notre impuissance nouvelle. Il est celui qui, à travers la conviction farouche de ses fidèles, nous interpelle sur le plan spirituel. Ses barbares djihadistes eux-mêmes, en ce qu’ils remettent au centre du débat planétaire la question du nœud gordien entre la violence et le sacré, nous convoquent à un sursaut d’ordre spirituel. (5)

Tout cela nous somme de reconnaître que nous sommes engagés avec la civilisation islamique dans le même défi crucial : trouver une vie spirituelle qui fonde l’univers éthique et politique des droits de l’homme. Nous devons chercher avec elle de nouvelles voies pour actualiser “ce qui en l’homme passe l’homme” comme disait Blaise Pascal. C’est-à-dire ? Non pas quelque chose de vague comme une “spiritualité” mais une vision (6) de nous-mêmes qui nous élève au-dessus de notre ego ordinaire et de ses besoins matériels, pour faire justice à nos aspirations les plus hautes : l’aspiration personnelle à nous accomplir au sommet de nos possibilités, l’aspiration collective à axer l’ordre social sur la possibilité offerte à tous d’entreprendre cette quête spirituelle.

Donner à chaque être humain les moyens de cultiver sa propre part d’infini : tel est aujourd’hui ce qu’aucune de nos civilisations ne sait plus prendre en charge mais qu’elle laisse à l’abandon, livrant les uns à une terrible solitude dans leur quête, et tous à une inculture spirituelle (7) qui expose les plus fragiles aux séductions du djihadisme !

Même là où le religieux fait retour comme palliatif, l’homme contemporain n’a plus d’accès à son droit spirituel, d’essence métapolitique. C’est la tâche aveugle du système des droits de l’homme – cet ensemble de droits politiques et sociaux au centre desquels ne se trouve aucune idée de la transcendance qui habite le cœur de l’être humain. La modernité a entraîné, puis fait s’accélérer sans cesse, une telle mutation de la condition humaine, que se sont effondrées toutes les grandes images religieuses et philosophiques qui avaient servi pendant des millénaires à nourrir notre conscience spirituelle de nous-mêmes et de notre place dans l’univers. Elles n’ont pas été remplacées par des idéaux de liberté d’expression et d’égalité sociale qui sont nécessaires, mais qui ne concernent en nous que l’animal politique et en aucun cas l’animal métaphysique. (8)

Notre crise majeure n’est ni économique, ni financière, ni écologique, ni sociopolitique, ni géopolitique : c’est une crise spirituelle d’absence radicale – dans les élites et dans les masses – de vision d’un sublime dans l’homme qui serait partageable entre tous, athées, agnostiques, croyants. Et s’il y en a un, voilà le vrai visage du totalitarisme aujourd’hui : la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l’être humain à une existence sans aucune verticalité. (9) L’islam ? Avec son sacré rigidifié dans le dogmatisme et le formalisme wahhabite, il est le frère en miroir de notre Occident au sacré dilué dans le relativisme et le désenchantement généralisé – deux manifestations souffrantes et impuissantes d’un même aplatissement ou effondrement sur lui-même de l’humain.

Ici en France, une laïcité mal comprise nous a fait expulser hors du champ public toute recherche en commun d’un souverain bien spirituel … Or, cette laïcité française est une chance (10), si aujourd’hui nous nous en saisissons pour chercher tous, avec nos musulmans, dans le respect et la compréhension mutuelle, ce qui en amont de la dignité de la personne humaine la fonde spirituellement. »

 

Cordialement

 

¹ – Est-ce que le salafisme constitue vraiment un « islam fort » ? Est-ce qu’il n’est pas plutôt une régression désespérée et fantasmée devant les changements rapides du monde, l’aveu d’une incapacité totale à construire un « islam sans soumission », riche d’une promesse individuelle & collective d’accomplissement, de « vraie grandeur » … ?

Mais si le salafisme est d’abord un aveu de faiblesse, comme toutes les vaines tentatives de re-fondations, ce n’est pas une raison pour ne pas le surveiller de près et, si nécessaire, le renvoyer d’où il vient et le combattre …

« Contrairement à ce qu’on imagine, c’est la foi chancelante qui fait les fanatiques ; et, que l’occasion s’en présente, les médiocres n’hésitent pas une seconde à faire payer cher aux incrédules leurs propres incertitudes. Ils se donnent ainsi à bon compte l’illusion d’aimer leur Église autant qu’ils haïssent leurs ennemis. »

Georges Bernanos

Lettre aux Anglais, 6, septembre 1941

Pléiade Essais et écrits de combat tome II, 1995, p. 128

² – Un « cancer de civilisation qui prolifère à peu près partout sur le corps de l’Oumma » :  cette expression me semble aussi forte que juste. Un cancer est une maladie qui risque de tuer son hôte, ici l’Oumma. On passe trop souvent par pertes et profits le fait que ce sont d’abord des musulmans qui sont les principales victimes de ces « radicalisés » et « fondamentalistes » de toutes obédiences. Je mets des guillemets parce qu’en réalité, ce qui se trouve à la racine ou au fondement, c’est l’amour et la paix, pas la haine et la violence aveugle. Il faut être profondément ignorant des réalités de l’islam pour imaginer le contraire.

Ceci dit, un « cancer » ça se soigne de mieux en mieux, notamment en agissant énergiquement sur les facteurs environnementaux. Il est donc parfaitement possible de soigner aussi ce « cancer »-là.

³ – Cf. la réflexion de Marie Balmary qui écrit dans « Abel ou la traversée de l’Éden » :

« La fraternité, seul devoir parmi nos droits, cette fraternité, dernier vœu de la devise française, en avons-nous les moyens ?  Connaissons-nous les voies pour atteindre ce bonheur ? Et même, plus radicalement, notre culture n’a-t-elle pas construit une autre image de l’homme, image dans laquelle la fraternité n’a, en fait, plus sa place ? » (Chapitre 1)

4 – Cet « universel » commun, susceptible de rétablir une relation plus juste à nous-même, aux autres et à l’univers, ne serait-ce pas justement cette « hypothèse de travail minimale »  ? L’islam n’est pas présent dans la formulation resserrée d’Aldous Huxley, mais il y a bien évidemment toute sa place. Comme pour toutes les autres religions ou spiritualités, cette place n’est pas centrale, juste un habillage culturel périphérique du mystère central et indicible. Pourquoi n’essayerions-nous pas de progresser résolument dans cette direction, au lieu de continuer à « préférer courir à coup sûr au désastre » … ?

5 – René Girard n’est plus là physiquement pour contribuer à ce « sursaut d’ordre spirituel », mais une bonne partie de son œuvre peut nous y aider, notamment ce qui concerne la violence et le sacré.

6 – Je ne résiste pas à la tentation d’établir un parallèle avec la Vision du Soi selon Douglas Harding. Ce court texte fondateur et le dessin ci-dessous vous donnent l’essentiel d’une méthode disponible pour éviter de « faire toujours plus de la même chose » et, par là même « réussir à échouer ». Elle me semble avoir aussi toute sa place dans les grands enjeux de société, de survie des sociétés. Mais n’en croyez bien sûr pas un traître mot, vérifiez !

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7 – Une des caractéristiques de cette « inculture spirituelle », c’est la confusion considérable entre les trois dimensions corps, âme et esprit. Même des personnes de grande culture comme Alain Finkielkraut ne sont pas à l’abri de cette confusion des termes, des « ordres » comme écrivait Pascal.

On ne saluera jamais assez le travail remarquable de Michel Fromaget pour redonner un sens plus pur à ces mots, et pour souligner les implications pratiques considérables de cette clarification.

8 – J’ai un peu de mal à accepter cette expression : « animal métaphysique ». L’homme demeure effectivement un animal – et même un animal seulement néoténique – tant qu’il ne s’ouvre pas à la dimension de l’Esprit – « métaphysique » si vous y tenez – tant qu’il n’a pas réintégré la réalité de sa grandeur, sa vraie nature d’espace d’accueil illimité et inconditionnel, le « visage originel » du zen. Une fois que c’est fait, et même si l’ouvrage est à remettre sur le métier à chaque instant, il recouvre sa pleine stature d’homme.

Tous les écritures véritablement spirituelles ne nous disent pas autre chose, celles de l’islam comme les autres : un homme qui n’est pas pleinement « éveillé » n’est pas, encore, un homme …

9 – Cf. à ce sujet la célèbre citation de Bernanos :

« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! »

La France contre les robots, VI

Pléiade Essais et écrits de combat tome II, 1995, p. 1025

10 – Après l’attentat de Charlie Hebdo j’avais écrit : « République laïque, seul espace de spiritualité authentique ». Ce texte est toujours d’actualité et je conserve l’espérance d’une république laïque & spirituelle … « L’espérance est un risque à courir. »

« L’espérance est une vertu héroïque. On croit qu’il est facile d’espérer. Mais n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prenaient faussement pour de l’espérance. […] L’espérance n’est pas une complaisance envers soi-même. Elle est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme. »

Georges Bernanos

La liberté, pour quoi faire ?,  janvier 1947

Pléiade Essais et écrits de combat tome II, 1995, p. 1315

Si seulement les salafistes – quiétistes & violents – pouvaient lire et méditer cette superbe citation de ce « mécréant » de Bernanos ! Et avoir « le courage de désespérer des illusions et des mensonges » qui causent tant de mal autour d’eux … Le texte d’Abdennour Bidar et mes commentaires sont là pour les y aider.

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Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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