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Éthique de la considération – Corine Pelluchon

J’ai lu dans une revue scientifique une intéressante critique du livre de Corine Pelluchon : « Éthique de la considération », qui vient de paraître aux Éditions du Seuil. En attendant de lire ce livre, je vous propose ci-dessous un entretien avec l’auteur paru dans Libération le 12 janvier 2018. Quelques commentaires pour commencer, mais il y aurait tant à dire et la période de la taille fruitière vient de commencer …

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«La considération nous aide à rester humain dans un monde inhumain»

« Pourquoi existe-t-il un gouffre entre le constat de l’urgence écologique et nos pratiques ? Chacun sait que l’écosystème est en danger, mais nous ne changeons pas nos comportements (0). Dans son dernier ouvrage, la philosophe et militante de la cause animale tente de combler l’écart et invite chacun à intégrer le «monde commun» dans ses désirs pour ne plus avoir à opposer ce qu’il veut et ce qui est bon pour les autres humains et le monde animal.

Être bien. La femme et l’homme y travaillent depuis un moment. Peu avant notre ère, Platon, Socrate ou Aristote explorent des voies praticables pour une humanité s’accommodant de dieux malléables. Avec Jésus-Christ, Dieu s’impose en Occident pour soumettre l’homme à une expiation de tous les instants. Le bonheur ce sera pour après¹. Avec Descartes, Spinoza et les philosophes des Lumières, la femme et l’homme s’appuient sur l’espoir du progrès qui permettra le bonheur ici et maintenant. La sagesse grecque n’est plus suffisante, Dieu est mourant et le progrès n’est plus la garantie d’un avenir meilleur. Comment peut-on «être bien» aujourd’hui ? Existe-t-il une issue alors que l’apocalypse ne sera pas le fait d’une colère venue de l’au-delà, mais de l’action des femmes et des hommes eux-mêmes ? Face à ce constat, il faut au plus vite refonder une éthique. Un chantier auquel s’attaque Corine Pelluchon, spécialiste de la philosophie politique dans « Éthique de la considération » qui vient de paraître au Seuil.

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Question de Philippe Douroux : Pourquoi une éthique de la considération ?

Les individus et les États savent que le réchauffement climatique aura des conséquences dramatiques, mais peu de personnes modifient leurs styles de vie. Le problème tient à cet écart entre la théorie et la pratique². J’ai montré, dans les « Nourritures, philosophie du corps politique » (Éditions du Seuil 2015), quels changements politiques s’ensuivaient de la prise au sérieux de la corporéité d’un sujet : vivre, c’est «vivre de», occuper l’espace et se nourrir, ce qui veut dire que nous sommes toujours en rapport avec les autres, humains et non humains, et que les finalités du politique incluent la protection de la biosphère et la prise en compte des intérêts des animaux. Il s’agit de savoir ce qui peut conduire les individus à changer leurs habitudes de consommation en ayant du plaisir à le faire. Au lieu de se focaliser sur les normes, on doit se tourner vers les personnes, s’interroger sur leurs motivations et décrire les traits moraux qu’il importe de promouvoir et qui renvoient à des représentations et à des affects. Tel est l’intérêt d’une éthique des vertus³.

La considération est l’attitude globale sur laquelle se fondent les vertus. Elle résulte d’un processus d’individuation, l’individu intègre dans son bien propre le monde commun, lequel englobe les générations passées, présentes et futures, les animaux, le patrimoine naturel et culturel. En approfondissant la connaissance de moi-même comme d’un être charnel, la conscience de mon appartenance au monde commun et de ce qui m’unit aux autres vivants devient un savoir vécu. Ma manière de percevoir le monde et les autres change. Naît le désir de transmettre un monde habitable. La considération est liée à la transdescendance qui désigne cette expérience m’ouvrant à l’incommensurable identifié au monde commun lequel m’accueille à ma naissance et survivra à ma mort individuelle. Les trois dimensions du vivre, «vivre de», «vivre avec» et «vivre pour», fusionnent.

Question : Il s’agit de changer notre manière de percevoir l’autre et le monde, la manière dont je me sens affecté par le monde ?

Oui, ce processus d’individuation est global. Il concerne l’intellect, mais aussi l’affectivité et les couches archaïques du psychisme qui s’expriment dans les sensations. Plus généralement, les émotions sont secondes. Il ne faut pas les penser seulement en termes psychologiques, comme si l’envie était liée à notre caractère. Le fait de ne plus se percevoir comme «un empire dans un empire», pour reprendre l’expression de Spinoza, a un impact sur son affectivité. Certaines passions disparaissent, d’autres affects positifs, comme la joie, peuvent naître, ce qui ne veut pas dire que la considération exclut toutes les émotions négatives, comme la peur ou la honte. Au contraire, il s’agit de les traverser, au lieu de s’habituer à vivre dans le déni ou en dissociant sa raison et ses émotions, qui engendre l’insensibilité. La capacité à admirer les animaux sans les dominer résulte elle aussi de ce processus de transformation du sujet dont je retrace les étapes et qui ne conduit pas à dissoudre le moi dans le tout, mais passe par l’affirmation de ce à quoi il tient. Ce mouvement d’auto-subjectivation qui rend possible l’identité morale précède l’élargissement du sujet. Pratiquer la considération, c’est sentir que son épanouissement est inséparable de celui des autres vivants et essayer de promouvoir un monde plus juste et plus beau, la considération ayant une composante esthétique absente des morales du devoir.

Question : Platon et Aristote prônaient une philosophie des vertus qui devaient guider l’homme ?

Le Berceau – Berthe Morizot (Musée d’Orsay)

L’éthique des vertus que je propose se distingue des morales de Platon et d’Aristote qui s’appuyaient sur une définition de la nature humaine. Ce n’est pas non plus en partant du cosmos ou de Dieu que l’on peut trouver des repères permettant de s’orienter, individuellement et collectivement. Chacun doit trouver en lui-même les ressources lui permettant de s’accomplir. Il y a cependant des étapes. Parler d’éthique des vertus, c’est penser un certain universalisme puisque l’on introduit la notion de vie bonne et que l’éthique et la politique sont adossées à une réflexion sur la condition humaine. Cela n’a rien à voir avec le fait de faire reposer l’éthique sur la biologie, mais suppose que l’on décrive la vulnérabilité et la matérialité de notre existence, le fait que nous sommes des êtres charnels. De même, il s’agit de savoir quel sens la mort confère à l’aventure humaine et de montrer pourquoi la naissance est le schème de l’action. Le nouveau-né est même le visage de la considération, car cet être unique et imprévisible, qui vient de plus loin que de ses parents, est aussi une promesse de renouvellement du monde. Elle ne peut être tenue que s’il existe une organisation politique qui n’a pas détruit toute spontanéité humaine.

Question : Il y a la quête d’une perfection.

Non, l’éthique de la considération ne vise pas la perfection du sujet. Elle ne se définit pas non plus par le souci de soi, comme chez les stoïciens qui équipent l’individu pour qu’il supporte les revers de la fortune et devienne «un athlète de l’événement», pour reprendre la formule de Michel Foucault. Dans la considération, on passe du souci de soi au souci du monde. Il y a assurément des degrés dans la considération. Beaucoup ne vont pas jusqu’au «vivre pour» qui culmine dans l’engagement en faveur d’une cause honorant la vie. Ils en restent au «vivre avec», c’est-à-dire à la coopération au sein d’une communauté politique restreinte. C’est déjà bien, parce que, la plupart du temps, les conditions de la convivance ne sont pas réunies. On est là dans une simple coexistence, voire dans la défiance. Les vertus civiques et civiles sans lesquelles la démocratie est fragilisée ne vont pas de soi.

Question :  On n’atteint pas la béatitude spinozienne qui est un contentement lié au fait de savoir que l’on fait partie du monde.

La considération n’est jamais acquise une fois pour toutes. Il faut sans cesse remettre le travail sur le métier. La première étape est l’humilité, qui n’est pas une vertu, mais une expérience et une méthode. Elle n’est pas seulement liée à la prise de conscience de ses imperfections, mais au rappel de sa condition d’être engendré. Ce rappel, joint à l’expérience de sa vulnérabilité, dépouille l’individu des attributs sociaux, le rendant sensible aux autres et le disposant à la compassion. Enfin, l’humilité est nécessaire pour écarter la tentation de la toute-puissance et remettre le sujet sur le chemin de la considération.

Question : Il faut l’humilité, mais il faut aussi être fort, dites-vous, affirmer sa capacité d’agir. Des individus forts renvoient à une éthique maximaliste …

Une éthique maximaliste est fondée sur une vision morale du monde qui ne peut être généralisable. Or les structures de l’existence qui s’ensuivent de la phénoménologie de la corporéité ne sont pas des valeurs. Par ailleurs, l’éthique de la considération n’est pas fondationiste : elle tire les conséquences du sujet charnel et relationnel décrit dans mes livres précédents et indique les étapes du processus d’individuation pouvant aider chacun à trouver ou retrouver son autonomie, qui n’est pas l’illusion de l’indépendance, mais l’affirmation de sa capacité d’agir, liée à l’identification de biens qui structurent sa vie et dont on souhaite qu’ils aient encore droit de cité dans le monde à venir. Car le réchauffement climatique est un défi pour la paix et la démocratie et les souffrances que nous infligeons aux animaux sont le reflet de notre honte commune. La considération nous aide à rester humain dans un monde inhumain.

Question : Nous sommes loin de la morale minimaliste prônée par Ruwen Ogien avec qui vous aviez l’habitude de dialoguer.

Ruwen Ogien a bien montré que nous devons nous méfier des jugements moralisateurs en politique. Car ils sont le masque de la violence politique et du rejet du pluralisme. La plupart du temps, l’éthique minimale est suffisante pour penser les rapports entre adultes consentants. Cependant, nos modes de vie créent aussi des dommages aux écosystèmes et aux animaux. Le principe consistant à ne pas nuire à l’autre humain, qui vient de John Stuart Mill, ne suffit pas à construire une société juste dans ce contexte. Dire cela ne signifie pas que l’éthique de la considération se résume à des injonctions morales.

Question : Comment l’éthique de la considération s’articule-t-elle avec les Lumières qui pose une philosophie de l’émancipation ?

Elle en est un prolongement surtout si l’on comprend que les Lumières sont un héritage qu’il nous appartient de compléter en reconnaissant que notre liberté n’a pas seulement pour limite la liberté de l’autre être humain, mais que les animaux aussi ont des droits. Il s’agit d’articuler un projet politique et l’émancipation des individus. Celle-ci requiert une éducation qui suppose le développement de l’esprit critique, mais permette aussi au sujet d’accéder à son désir. Elle passe également par le corps et prend en compte l’inconscient. L’éthique de la considération s’adresse à celles et ceux qui préparent «l’âge du vivant» qui représente ce que peuvent être les Lumières aujourd’hui, à un moment où leur idéal civilisateur est menacé par une forme décomplexée de nihilisme dont nous avons des exemples çà et là. Pour opérer la transition écologique dans le contexte d’une démocratie libérale et laïque, il faut des nourritures substantielles, pour ne pas dire spirituelles. »

 

Cordialement

 

0 – Je m’efforce de dénoncer sur volte-espace la folie du transport aérien soit disant démocratique, mais il y a effectivement bien d’autres comportements critiquables, trop … et je suis personnellement loin d’être exemplaire.

Rappel : la Première Personne compte toujours à partir de 0, moyen habile (upaya) de, notamment, transformer les groupes de quatre personnes en groupe de trois … Et également de réduire à néant le concept erroné d’« environnement ». Essayez, vérifiez … n’en croyez pas un traître mot !

¹ – Vraiment du grand n’importe quoi, rabâché en toute inconscience ! A « Libé » ils devraient s’intéresser un peu aux travaux de Marie Balmary, de Michel Fromaget, etc … Il est vrai que ce chapeau est bien trop ambitieux pour rester vraiment cohérent, une espèce d’attrape-lecteurs que j’ai hésité à maintenir ici. Son occidentalo-centrisme est pour le moins consternant ! Des chercheurs d’autres civilisations se sont intéressés très sérieusement à l’ « être bien » avant « Platon, Socrate ou Aristote » … et sans doute avec beaucoup plus de succès.

² – Vous connaissez peut-être l’immense réponse de Ramana Maharshi à la question :

« What’s your theory ? Quelle est votre théorie ? »

« Practice ! – La pratique ! »

Et bien concernant la Vision du Soi selon Douglas Harding, il en est de même : il n’existe pas de « théorie » de la Vision en dehors de la pratique de la Vision.

Rien de bien original dans cette affirmation : il en va exactement de même pour le zen – en tous les cas pour le vrai zen – tout comme il devrait en aller de même pour toutes les véritables voies spirituelles.

« Dans le zen, l’expérience est tout. Tout ce qui n’est pas fondé sur l’expérience est extérieur au zen. »

Tchen-tching K’ouen

« Cet écart entre la théorie et la pratique » est effectivement la source de tous les désordres actuels et de la catastrophe globale à venir. Tout ce qui permet de le réduire va dans le bon sens : « puiser de l’eau, couper du bois » ce n’est pas que matière à expression poétique dans le zen, ce que C. G. Jung avait bien compris & mis en pratique dans sa … BAD de Bollingen !

³ – Changer de « traits moraux » grâce à une « éthique des vertus » … Si le désastre en cours nous laissait encore cinq ou six siècles de répit, pourquoi ne pas effectivement tenter cette intéressante expérience ? Mais ce n’est pas le cas, nous sommes dans une situation d’urgence absolue. Et nous sommes acculés à cette solution d’urgence parfois appelé « éveil », « libération » (!) ou « deuxième naissance »… Choisissez le terme qui vous convient le mieux, en sachant qu’il sera de toute façon largement insuffisant, et que seule importe la réalité de l’expérience … nécessairement « spirituelle ».

La dernière phrase : « Pour opérer la transition écologique dans le contexte d’une démocratie libérale et laïque, il faut des nourritures substantielles, pour ne pas dire spirituelles »  me semble très en retrait de la tonalité générale du reste de l’entretien.

Nous n’avons ni les moyens ni le temps de la « transition » : c’est une « retraite stratégique » avec le moins de désordre possible qu’il conviendrait de décider & mettre en œuvre … immédiatement. Et si les « démocraties libérales et laïques » ne mobilisent pas la totalité de leurs « ressources spirituelles » – qui, il faut bien l’avouer, se sont globalement réduites comme peau de chagrin – elles seront balayées par le tsunami naturel & « nihiliste » …

« Les Lumières » sont devenues insuffisantes … il nous faut désormais faire l’expérience de La Lumière que nous sommes. La Vision du Soi selon Douglas Harding pourrait constituer un recours & secours d’une immense portée …

 

Par Jean-Marc Thiabaud

Jean-Marc Thiabaud, 65 ans, marié, deux fils, un petit-fils.
La lecture de "La philosophie éternelle" d'Aldous Huxley m'oriente précocement sur le chemin de la recherche du Soi.
Mon parcours intérieur emprunte d'abord la voie du yoga, puis celle de l'enseignement d'Arnaud Desjardins.
La rencontre de Douglas Harding en 1993 me permet d'accéder à une évidence que je souhaite désormais partager.

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